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Jours tranquilles à Paris
societe
16 novembre 2019

Entretien - Pour Philippe Le Gal, organisateur de la Nuit du cirque, « les femmes pensent le cirque de demain »

Par Rosita Boisseau

Le président de l’association Territoires de cirque, qui regroupe un grand nombre de compagnies, réclame davantage de moyens pour la création.

Pour sa première édition, vendredi 15 novembre, La Nuit du cirque met à l’affiche plus de soixante compagnies dans soixante lieux disséminés dans toute la France. Pilotée par l’association Territoires de cirque, créée en 2004 et qui rassemble aujourd’hui près de cinquante structures, cette opération fête les arts de la piste en tapant aussi du poing sur la table. Entretien avec Philippe Le Gal, président de l’association Territoires de cirque, directeur du Carré Magique, à Lannion (Côtes-d’Armor).

Quels sont les enjeux de cette Nuit du cirque, treize ans après le cri d’alarme « Le cirque est en danger » lancé en 2006 par Territoires de cirque ?

Depuis une dizaine d’années, il y a une montée en puissance du cirque de création, tous formats et genres confondus, que ce soit dans les théâtres, sous chapiteau, et de plus en plus dans l’espace public, mais les soutiens financiers ne suivent pas. Le dynamisme que tout le monde souligne ne va pas avec une augmentation des crédits. Il nous a donc paru important de proposer, avec cette Nuit du cirque, un état des lieux pour rappeler au public, aux professionnels et aux pouvoirs publics que le cirque continue de se battre pour exister. Oui, il reste l’aventure jeune, furieuse, de ses débuts dans les années 1980, mais il a aussi muté. En 2019, quatre générations d’artistes cohabitent sur scène.

Pour quelles raisons les artistes se déploient-ils de plus en plus dans les espaces publics ?

Les jeunes artistes sont de plus en plus nombreux et cherchent des espaces pour présenter leur travail. En 1990, on dénombrait 93 troupes de cirque de création, puis 404 en 2006 et actuellement, on en compte près de 800. Lorsque les scènes ne sont pas accessibles, que les programmateurs ne le sont pas non plus, la rue l’est, comme la campagne, d’ailleurs. Ce sont des espaces de liberté lorsque l’on démarre. Et la nature, conscience environnementale oblige, devient de plus en plus une source d’inspiration pour l’écriture de pièces in situ. Mais la composante économique n’est pas la seule clé de lecture. Il faut voir dans le développement du cirque dans l’espace public un appétit d’expérimentation grandissant. L’artiste de cirque aime à se confronter avec le public, en se rapprochant du théâtre de rue.

Qu’en est-il de la diffusion des spectacles qui tournent généralement quatre à cinq ans si tout va bien ?

Tout s’accélère. Il y a encore quelques années, une production de cirque, qui exige entre une et deux années de répétition, ce qui est spécifique au genre, tournait au moins quatre ans. Aujourd’hui, cette temporalité se réduit à un an ou deux. Certains spectacles ne décrochent qu’une vingtaine de dates sur une saison, ce qui est terrible compte tenu de l’énergie que demande une création. La fragilisation vient aussi du fait que les interprètes n’ont plus envie de consacrer cinq ans de leur vie à une même pièce. Les mentalités changent. Les carrières sont courtes. Les artistes ont envie de monter leurs propres projets et endossent parallèlement les statuts d’interprète et d’auteur. De nombreux circassiens jouent parfois deux ou trois spectacles en même temps.

Qu’en est-il de la diffusion dans les réseaux généralistes ?

Elle est difficile. Si l’on parle de cirque familial, de cirque de divertissement, alors oui, il est présent dans tous les réseaux de diffusion car il remplit les salles, mais il y a aussi un cirque plus expérimental qui doit être davantage soutenu. Et dans le contexte de stagnation des crédits, la tentation du repli de chaque secteur – théâtre, musique, danse – sur son cœur de métier est grande, au risque de laisser de côté ce cirque.

Qu’attendez-vous de l’Etat ?

Nous voulons rappeler que le cirque de création est un formidable outil de promotion d’une politique culturelle ambitieuse. Le cirque touche tous les publics, il est intergénérationnel, il est liberté et refus de l’enfermement. Alors qu’on parle de plus en plus d’éducation artistique, le cirque peut participer à ce mouvement. C’est un art inclusif, de proximité, mobile dès lors que le chapiteau l’abrite, en rien intimidant. Financièrement, nous sommes largement en dessous des autres institutions comme les Centres dramatiques nationaux ou les Centres chorégraphiques nationaux. Les douze Pôles nationaux cirque bénéficient d’un plancher de financement de l’Etat de 250 000 euros quand les Scènes nationales perçoivent quelque 500 000 euros.

Que devient le chapiteau dans ce contexte ?

Il y a trois ou quatre ans, on a craint que la diminution des projets de création sous chapiteau entraîne leur disparition. Les grands noms comme le Cirque Plume, par exemple, disparaissent. Mais la toile résiste. Une quinzaine de spectacles sont aujourd’hui en cours d’exploitation, et ce nombre remonte peu à peu. Les difficultés sont multiples : le montage financier d’un spectacle sous chapiteau est lourd et complexe ; le chapiteau lui-même est un investissement qui pèse dans les budgets ; les lieux d’implantation dans les villes sont de plus en plus difficiles à trouver en raison de l’expansion immobilière ; les municipalités sont de moins en moins enclines à accueillir les toiles ; quant aux Scènes nationales et autres, elles resserrent les budgets… Cette conjonction de paramètres explique le problème. Mais les jeunes artistes semblent y revenir. D’ici à 2022, trente projets sous chapiteau vont se créer.

Quelles sont les lignes de force du cirque actuel ?

Nous avons eu beaucoup de spectacles récemment avec du mât chinois et de la roue Cyr. On voit apparaître des tentatives de théâtralité, mais encore discrètes. Le cirque de création se décline de plus en plus au féminin. Les femmes s’emparent de tous les agrès, s’imposent au mât chinois ou sur le fil pour des traversées à très grande hauteur comme Tatiana Mosio-Bongonga ou Johanna Gallard. L’art clownesque ne leur échappe pas non plus avec des personnalités comme Proserpine ou Kati Pikkarainen. Elles sont également présentes lorsqu’il s’agit de poursuivre l’histoire et non de l’effacer, comme Marie Molliens du Cirque Rasposo, Pascaline Hervé du Cirque du Docteur Paradi. Elles pensent le cirque de demain et osent l’autodérision. Jeunes ou confirmées, elles placent la barre très haut.

Quelles sont les relations du cirque de création avec les enseignes traditionnelles ?

Au-delà de la question très sensible de la présence de l’animal sauvage, les cirques traditionnels traversent une crise profonde. Ils ont le droit d’exister car ils font partie intégrante de l’histoire, nous ne le contestons pas. S’il y a nécessité à leur venir en aide, ce qui vaut pour les entreprises de tel ou tel secteur économique en grande difficulté doit aussi être vrai pour le cirque traditionnel : il y a des instances publiques et économiques prévues à cet effet. Mais ce n’est pas du ressort du ministère de la culture dont les missions fondamentales sont d’accompagner la création artistique. Notre actuel ministre de la culture entend placer l’artiste au centre de son action. Il s’agit bien d’une politique publique de l’art et de la culture et nous travaillons dans ce cadre qui, à ma connaissance, n’est pas celui des enseignes de cirque traditionnel.

Vendredi 15 novembre en France, le cirque se déploiera dans toute sa diversité. Soixante spectacles seront proposés au public pour la première édition de cette initiative, pilotée par l’association Territoires du cirque, qui œuvre pour la diffusion de ce courant artistique et son renouveau. De La Chute des Anges, présenté par Raphaëlle Boitel et la Compagnie L’Oubliée à Bourg-en-Bresse au Bestiaire D’Hichem, proposé par Jeanne Mordoj et la compagnie BAL à La Courneuve (Seine-Saint-Denis) en passant par le Nouveau Cirque du Vietnam de Teh Dar à La Villette et Reflets dans un œil d’homme de la Compagnie Diable au corps au Montfort théâtre à Paris, le public pourra prendre la mesure de l’évolution d’un genre encore trop cantonné, dans l’esprit de beaucoup de gens, à la triade clowns-acrobates-dresseurs. Carte des spectacles, horaires et tarifs sur lanuitducirque.com.

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15 novembre 2019

Enquête sur le cinéma français après les mots d’Adèle Haenel

inrock55

PAR Marilou Duponchel, Olivier Joyard

La prise de parole puissante d’Adèle Haenel va-t-elle entraîner un MeToo à la française ? Actrices, réalistarices, producteur.trice s’expriment dans notre enquête sur un milieu du cinéma jusqu’ici plus tenté par l'omerta et les rapports de domination.

Adèle H. est bien le nom des grandes héroïnes du cinéma français. Il y eut la première, fictionnelle et tragique dans le film de François Truffaut (L’Histoire d’Adèle H., 1975). Il y a désormais la seconde, réelle et lumineuse, Adèle Haenel. Celle qui a fracassé dix-huit ans de silence en révélant via l’enquête menée par Mediapart le harcèlement, les agressions sexuelles et l’emprise qu’elle aurait subies de la part du réalisateur de son premier film Les Diables (2002), alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans. Christophe Ruggia est désormais sous le coup d’une enquête d’initiative – c’est-à-dire sans dépôt de plainte – ouverte par le parquet de Paris.

Mais Adèle H. est bien le sujet, dont la colère, l’intelligence et la probité morale ont saisi les spectateur.trice.s lors de son intervention filmée dans les locaux du média en ligne, lundi 4 novembre, où elle expliquait notamment ceci : “La question, ce n’est pas tant moi. (…) Je voudrais renvoyer ce qui m’est arrivé dans l’espace public parce que je pense que cela peut vraiment libérer d’autres paroles. Et quand on parle de paroles, on ne parle pas juste des mots, on parle de la vie des gens. (…) Aujourd’hui, c’est une responsabilité. Je suis en mesure de le faire, j’ai un confort matériel, des alliances, qui font que je ne suis pas dans la même précarité que la plupart des gens à qui cela arrive. (…) Je veux leur dire qu’ils et elles ne sont pas seul.e.s.”

“Je pense que le moment est historique”

Dans les jours qui ont suivi, le souffle puissant de la comédienne doublement césarisée – pour Suzanne en 2014 puis pour Les Combattants en 2015 – a provoqué une onde de choc que les personnes de l’industrie que nous avons interrogées ont ressentie dans leur chair, comme si le cinéma, à travers la parole d’une grande actrice, avait retrouvé subitement sa pertinence majoritaire, sa capacité d’action sur la société. Encore à l’affiche de Chambre 212 de Christophe Honoré, Camille Cottin témoigne en ce sens : “Je pense que le moment est historique, car nous sommes face à une démarche personnelle et politique, qui pose aussi des questions artistiques. J’ai été très sensible à la construction de la pensée d’Adèle Haenel qui a fait de son témoignage un acte militant, en plus de son courage de dévoiler quelque chose d’aussi intime. Tout ce qu’elle dit est au service d’une pensée collective, dans l’envie de faire évoluer la société.” Productrice de 120 battements par minute, Marie-Ange Luciani affirme sa “conviction d’assister à un moment important, l’engagement de tout un corps au service d’une pensée, et pas n’importe laquelle”.

Lætitia Dosch – vue notamment dans Jeune Femme de Léonor Serraille – raconte les heures qui ont suivi cette soirée. “A la suite de ce témoignage très fort, j’ai reçu des coups de fil d’actrices, de différentes femmes chez qui ces déclarations ont joué le rôle d’un révélateur. Elles se demandaient tout à coup : ‘‘Mais moi, tu crois que ce qui m’est arrivé, c’était quoi ?’ Adèle appelle à la complexité, demande à ne pas juger son agresseur comme un monstre mais comme un produit malade de notre société. C’est donc la société qui doit changer.” Cofondatrice du collectif 50/50 et exportatrice chez Totem Films, Bérénice Vincent souligne, elle aussi, la longue portée des mots choisis par Adèle Haenel. “Son intervention a été déterminante, car elle a parlé clairement, sans langue de bois. Elle explique de manière fine le temps que cela a pris pour qu’elle puisse arriver à une prise de parole ; la honte, l’omerta, la double violence subie : une première violence d’agression et une deuxième violence liée au silence et à la négation de cette agression. Ce qu’elle a dit dans la lettre adressée à son père est aussi très puissant. Il y a ces parents aimants qui entretiennent un système car ils ne voudraient pas que leur enfant souffre à cause de révélations. J’ai eu des histoires comme cela autour de moi, je l’ai vécu moi-même. Cela concerne une autre génération d’hommes, mais je m’interroge sur celle qui vient, car j’entends encore des discours très genrés.”

“Les choses vont bouger grâce à son discours”

Saluée par des personnalités du cinéma – notamment Isabelle Adjani qui s’exprime dans ce journal (lire en page 12), ou encore Marion Cotillard, qui écrivait sur son compte Instagram, le mardi 5 novembre, sa “gratitude infinie” envers l’actrice –, la prise de parole d’Adèle Haenel pose la question de l’éventualité jusqu’ici toujours retardée d’un véritable #MeToo français. Garance Marillier, l’héroïne de Grave, veut y croire : “Ce n’est pas un témoignage de plus. Pour moi, les choses vont bouger grâce à son discours.” Il est trop tôt pour juger si une digue s’est fissurée – les digues made in France sont parfois très résistantes – mais si l’actrice de Naissance des Pieuvres (de Céline Sciamma, en 2007) restera comme la première de son envergure à témoigner, elle s’appuie aussi sur quelques timides évolutions et prises de conscience qui ont eu lieu dans le cinéma français depuis le début de l’affaire Weinstein.

A l’initiative du collectif 50/50, une montée des marches spéciale avait rassemblé 82 femmes – de Cate Blanchett à Agnès Varda – lors du Festival de Cannes l’année dernière, avant que les délégués généraux de plusieurs festivals internationaux, comme le boss de la Croisette Thierry Frémaux, ne signent une charte en faveur de la parité. Rassemblant notamment Rebecca Zlotowski et Céline Sciamma, deux cinéastes proches d’Adèle Haenel, le Collectif 50/50 – qui tient ses deuxièmes Assises pour la parité, l’égalité et la diversité dans le cinéma et l'audiovisuel ce jeudi 14 novembre à Paris – est parvenu à introduire des notions féministes dans les débats professionnels et les institutions, créant un écho médiatique autour du sujet.

Mais le travail semble encore immense. Parmi les hommes puissants de cette industrie, seul Luc Besson se trouve aujourd’hui potentiellement inquiété par la justice. Après une première plainte classée sans suite, une nouvelle plainte pour viol a été déposée par la comédienne Sand Van Roy le 4 octobre dernier, provoquant l’ouverture d’une information judiciaire. Patrick Bruel se trouve sous le coup de cinq plaintes pour harcèlement sexuel, pour des faits qui ne concernent pas ses activités de comédien, tandis que de nombreux indices et témoignages évoquent un sexisme endémique dans le cinéma français. Dans une enquête menée en 2017 par Les Inrocks, trois actrices racontaient les abus de pouvoir et les propositions sexuelles d’un grand producteur français très actif des années 1980 aux années 2000, et les comportements inadéquats de réalisateurs installés. Dans son enquête attenante au témoignage d’Adèle Haenel, la journaliste de Mediapart, Marine Turchi, cite notamment l’actrice Alysse Hallali, qui raconte l’agression sexuelle qu'elle a subie sur un tournage de la part d'un “comédien de renommée internationale” alors qu’elle avait 17 ans. Le tumblr Paye ton tournage recense quant à lui les remarques sexistes (et effarantes) entendues ou endurées sur les plateaux par des femmes.

“On demande aux femmes d’être disponibles pour les hommes”

Les institutions du cinéma français semblent pour l’instant incapables de mettre un terme à cette culture sexiste dont parle l’actrice et réalisatrice Blandine Lenoir (Zouzou, Aurore). “Les violences, le harcèlement, les remarques sexistes sont récurrentes sur les tournages, tout cela dans une impunité qui, dans notre société française, est complètement liée à la culture du viol. On demande aux femmes d’être disponibles pour les hommes. Toutes les avancées féministes se sont faites dans une lutte collective. Si on se souvient des années 1970, elles étaient 343 à signer le manifeste pour l’avortement. Ce que j’aimerais, c’est qu’il y ait un mouvement général et surtout que ces attitudes, ces corollaires de la domination patriarcale se ringardisent, qu’on ne les supporte plus, que cela devienne inadmissible.” Garance Marillier abonde dans ce sens : “Certaines petites phrases entendues récemment dans les médias montrent qu’on ne prend pas en compte la gravité de la situation. Je n’ai jamais subi de harcèlement ou d’agressions graves comme ce qu’a vécu Adèle Haenel, mais des remarques sexistes, oui. Dans ce milieu, elles sont banales. Briser l’omerta, c’est aussi arrêter de donner la permission aux gens de dire des choses aberrantes comme de trouver #MeToo ‘fatigant’. C’est seulement après que la parole pourra vraiment se libérer.”

 “Il y a tout un travail à faire pour définir le consentement, que ce soit dans le cinéma ou dans la rue…” – Lætitia Dosch

Comment, également, changer en profondeur une manière de concevoir les rapports de pouvoir sur les plateaux hérités de la seconde moitié du XXe siècle ? La solution paraît encore tortueuse, comme s’il fallait faire virer de cap un paquebot en pleine tempête. Christophe Ruggia était très actif au sein de la SRF (Société des réalisateurs de films), puissante organisation qui chapeaute notamment la Quinzaine des réalisateurs, section off majeure du Festival de Cannes et refuge du cinéma d’auteur. Dans un communiqué, son conseil d’administration – composé notamment de Céline Sciamma, Rebecca Zlotowski, Jacques Audiard ou encore Bertrand Bonello – a annoncé la radiation du cinéaste et son “soutien total” à Adèle Haenel, tout en précisant : “En tant que cinéastes, nous devons questionner nos pouvoirs et nos pratiques, sur les plateaux et comme collectif.” Une dernière phrase qui fait réagir Lætitia Dosch : “On est donc au-delà de la problématique de l’abus sexuel, explique la comédienne. C’est la relation réalisateur-acteur qui est en jeu. Il y a tout un travail à faire pour définir le consentement, que ce soit dans le cinéma ou dans la rue…”

Egalement membre du conseil d’administration de la SRF, Lucie Borleteau (qui vient de réaliser l’adaptation du prix Goncourt de Leïla Slimani, Chanson douce, en salles le 27 novembre) admet un choc : “Ce témoignage est une remise en question du système. La façon dont il interroge la place que l’on donne aux cinéastes me touche beaucoup. Je ne pense pas que l’on fait un meilleur film parce qu’on est dans des mécaniques de domination, de pouvoir et d’emprise. Ça m’a beaucoup secouée. C’est très positif, le fait de parler. Ce qui est mortifère ce sont toutes ces choses bizarres qui peuvent arriver sur un tournage et qu’on préfère garder à huis clos.”

La s"incérité” d’Adèle Haenel et l’immobilisme des institutions

Charles Gillibert (producteur des films de Mia Hansen-Løve, Olivier Assayas, Vincent Macaigne) est l’un des rares hommes parmi ceux que nous avons sollicités ayant accepté de répondre à nos questions. Depuis le tournage allemand du prochain long métrage de Leos Carax, il note “la sincérité” d’Adèle Haenel et l’immobilisme des institutions. “On peut penser que les institutions du cinéma doivent intégrer dans leur fonctionnement une manière d’accueillir ces paroles. Pour l’instant, c’est une cata. Il y a eu un coup de semonce assez lourd avec l’affaire Weinstein. Aujourd’hui, si une histoire comme celle d’Adèle Haenel se reproduisait, on peut espérer que cela réagirait très fort. Les choses ont bougé. Mais même si l’industrie du cinéma reste relativement progressiste et consciente, des angles morts et des zones grises existent. Une victime ou des témoins devraient être capables de se tourner vers des organisations. Les organisations professionnelles ont une responsabilité.” Pour Blandine Lenoir, “le cinéma fonctionne par cooptation, les gens ont peur de ne plus travailler, ils ne veulent pas être rejetés. Alors on se tait. Et les agresseurs poursuivent leur chemin, tranquilles, comme c’est le cas dans tous les milieux d’influence et de pouvoir.”

“Ces modèles de fonctionnement sur un tournage, ces histoires d'emprises, de relation trouble entre actrice et cinéaste, de violences, ce sont des récits qui ont été très majoritaires dans notre éducation au cinéma, durant nos études, raconte la réalisatrice Léa Fehner, qui a travaillé avec Adèle Haenel sur Les Ogres (2015). Ces exemples ont toujours été valorisés et non disséqués et interrogés, ce qui entraîne une banalisation. Il y a un énorme effort à faire dans la formation des futurs professionnels du cinéma.” Nathalie Coste-Cerdan, la directrice générale de la Fémis (Ecole nationale supérieure des métiers de l'image et du son) a rendu hommage à Adèle Haenel sur le compte Facebook de l'école, tout en expliquant : “C’est maintenant aux institutions de rentrer en action. (…) L’éducation doit également s'emparer de ces sujets pour qu'il n'y ait plus de petites Adèle. Mettre en place dans les établissements d'enseignement des outils et des référents ‘sentinelles’ pour prévenir les situations de harcèlement, mais aussi sensibiliser les générations futures.”

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“C’est tout un système qui doit être analysé, de l’oppression financière des femmes à la question des regards portés à l’écran, en passant par la violence opérée et sa négation” – Bérénice Vincent

Cette sensibilisation passera par un changement de regard et d’approche, alors que les fractures sont réelles dans la “grande famille” du cinéma français. “Il y a un décalage de génération hallucinant, note Charles Gillibert. A partir de mon âge (42 ans – ndlr) et au-dessus, cela met un temps fou à comprendre le problème. Je discute avec des gens âgés qui ont des responsabilités dans l’industrie depuis longtemps et qui relativisent énormément. Il y a eu des comportements dans les années 1980 et 1990 que des personnes qui en ont été témoins justifient à demi-mot. On parle d’une époque où la relation à l’autorité et à la notoriété était différente d’aujourd’hui. Il y a peut-être un devoir d’aller chercher ce qui s’est passé. Les affaires sorties sont celles de journalistes qui ont fait un gros travail. C’est la meilleure façon d’aborder ces sujets-là. Cela empêche de relativiser.” Bérénice Vincent constate, elle aussi, l’existence d’un fossé. “Quand je discute avec des professionnels – distributeurs, festivals ou producteurs –, je me rends compte que beaucoup n’ont pas amorcé leur déconstruction. Tout de suite, ils cherchent des excuses où évoquent la censure. Même chez les jeunes, il y a ce sentiment qu’on les attaque. C’est tout un système qui doit être analysé, de l’oppression financière des femmes à la question des regards portés à l’écran, en passant par la violence opérée et sa négation.”

Pour l’instant, des solutions sporadiques sont trouvées. Charles Gillibert inclut dans les contrats une obligation de témoigner pour celles ou ceux qui assisteraient à des situations de harcèlement. Certains réflexes nouveaux apparaissent, comme l’explique l’intéressé : “J’ai produit un film sur lequel l’acteur et l’actrice tenaient à ne pas dîner ensemble avant une scène de sexe, pour qu’ils la vivent de façon certaine comme purement professionnelle. C’est puisé dans la culture anglo-saxonne.” Hollywood a déjà pris des mesures post MeToo entrées dans les mœurs. Cet été, sur le tournage du prochain Tom McCarthy, où elle tient le premier rôle féminin face à Matt Damon, Camille Cottin a eu vent d’une “réunion de deux heures anti-harcèlement pour l’équipe technique au début du tournage, avec une avocate, où il a été question notamment des sanctions concernant les gestes inappropriés”.

“Ce témoignage rend désormais les actions indispensables”

L’introspection du cinéma français ne fait que commencer car la parole puissante d’Adèle Haenel interdit de garder les yeux fermés, comme le souligne le délégué général de la Quinzaine des réalisateurs Paolo Moretti. “Ce témoignage rend désormais les actions indispensables. Ce n’est plus de l’ordre de l’arbitraire ou de la discussion. Impossible de faire semblant.” Quelles solutions concrètes ? “Il faut instaurer des limites en lien avec le consentement, estime Lætitia Dosch. Cela peut passer par des lois, des chartes peut-être, mais je crois que ça demande surtout d’affiner notre regard. Il faut changer l’image de la femme à l’écran, c’est sûr.” Et peut-être, aussi, transformer une certaine vision du “grand cinéaste” dans l’imaginaire collectif. Dans sa réponse aux accusations d’Adèle Haenel, Christophe Ruggia – qui reconnaît une emprise mais pas des attouchements – a employé le terme “pygmalion” pour qualifier son rapport à la jeune actrice, signe que la mythologie de l’artiste amoureux de sa muse peut favoriser, voire provoquer d’immenses souffrances.

“Il faut aussi en finir avec l'image – valorisée – du réalisateur tyran, assène Léa Fehner. Apprendre, par l’éducation, par ces formes de questionnements collectifs qu'Adèle nous propose, apprendre à respecter ceux qui travaillent à nos côtés, à arrêter de croire que de la violence émerge de la beauté. Comment faire de notre posture d’autorité une posture de réciprocité ? Le fait que les femmes œuvrent à prendre une place financière, structurelle, sociale dans ce milieu me semble primordial pour que ces situations, ces crimes, ces vies détruites, abîmées par cette emprise (et elles sont nombreuses) ne se reproduisent plus. Il faut aussi faire exister, se donner cette responsabilité en tant que réalisatrice, d’autres récits, d’autres regards, d’autres fictions. Lutter contre cette prédominance qui ferait croire que le regard masculin est le regard neutre, le regard de l’humain.”

A 21 ans, Garance Marillier lance un appel clair : “Maintenant. Il faut que ça suive, que les comportements changent de tous les côtés. Il faut parler.” Alice Winocour, réalisatrice de Proxima (en salles le 27 novembre), voit le verrou sauter : “Il y a dans le témoignage d’Adèle Haenel un appel au changement, collectivement. Ceux qui se taisent peuvent parler. En nommant les choses, on change d’état. Cela me donne personnellement beaucoup de courage. Et j’imagine à d’autres aussi, hommes et femmes.” La productrice Marie-Ange Luciani invite à saisir la profondeur du moment. “C’est une prise de parole citoyenne, une invitation à changer un certain ordre du monde.” Léa Fehner capte elle aussi le vent qui se lève : “Un événement politique majeur est passé par le cinéma, avec sa puissance de pensée et son exigence de complexité. Cela va bien plus loin que notre milieu, évidemment. Adèle explose les silences toxiques.”

14 novembre 2019

Recul historique de l’usage de la voiture en Ile-de-France

Par Éric Béziat

Une enquête montre que les trajets du quotidien en automobile ont diminué de 4,7 % dans la région par rapport à 2010. Une première depuis l’après-guerre.

L’homo automobilis a-t-il entamé son déclin ? En région parisienne, cela pourrait bien être le cas. La part de la voiture individuelle dans les déplacements recule à l’échelle de l’Ile-de-France tout entière. Et ce n’est pas un petit retrait. Selon la vaste « Enquête Globale Transport », menée en 2018 par Ile-de-France Mobilités, l’autorité organisatrice des transports dans la région capitale, l’usage de l’automobile dans les déplacements du quotidien a diminué de 4,7 % par rapport à 2010, date de la dernière étude comparable (soit − 700 000 trajets quotidiens en voiture individuelle sur 14,8 millions). C’est la première fois que cette enquête (sa première version date de 1976) montre un retrait automobile.

« C’est un vrai renversement, se félicite Valérie Pécresse, présidente (droite) de la région Ile-de-France. Il y a une envie de lâcher sa voiture. Ce n’était jamais arrivé depuis l’après-guerre. » Celle qui se pose en rassembleuse d’une droite républicaine aux accents sociaux et teintée de préoccupations écologiques semble s’être convertie à la politique du moins de voitures. « Je suis surtout pour la politique du moins de bouchons, sources de pollution et de stress », précise-t-elle.

Moins de bouchons… L’enquête ne le garantit pas. Elle se base sur les déclarations de 7 000 Franciliens appartenant à 3 000 ménages et réalisant près de 28 000 déplacements quotidiens. L’étude a, comme tout sondage, ses limites : elle ne prend en compte que les déplacements en semaine des Franciliens (et donc pas les touristes ou régionaux en transit) et elle laisse passer sous son radar des déplacements nombreux : livraisons de marchandises et tournées professionnelles, cars de tourisme, circulation à vide des VTC et des taxis.

Inflexion historique

Il n’empêche, le signal est d’importance et l’inflexion historique. D’autant plus que l’ensemble des déplacements quotidiens des Franciliens a connu une hausse de 4,6 % en huit ans (43 millions contre 41 millions en 2010). Si l’on regarde les chiffres dans le détail, quasiment tous les types de déplacements et la majorité des publics (cadres, employés, ouvriers, chômeurs, conjoints au foyer… à l’exception des agriculteurs, des retraités, des artisans-commerçants et des scolaires) sont concernés par l’abandon de la voiture ces dix dernières années.

Le fait nouveau c’est que Paris n’est plus le seul territoire francilien à voir la voiture reculer (désormais, plus de neuf déplacements de voiture sur dix en Ile-de-France ne mettent pas une roue dans Paris). Les déplacements automobiles à l’intérieur de la petite couronne génèrent 490 000 trajets quotidiens de moins qu’en 2010 (– 13 %). Même en grande couronne, royaume par excellence de la bagnole, elle est en – léger – recul (– 1 % entre 2010 et 2018, alors que la population y a augmenté de 5 % sur la période).

Pour Mme Pécresse, ce résultat est un des effets de la politique de transport qu’elle a mis en place depuis son élection à la tête de l’exécutif régional fin 2015 : « Nous avons renforcé l’offre de bus en grande couronne, nous développons le tramway en petite et moyenne couronne. Le ressenti des voyageurs a changé sur les lignes du Transilien dotées de nouveaux trains confortables, climatisés. »

Transfert de la voiture vers les transports collectifs

Et c’est effectivement à un transfert des voyageurs du quotidien de leur voiture vers les transports collectifs que l’on assiste. Les bus, métros, trains ont vu leur usage augmenter de 13 %, passant de 8,3 millions à 9,4 millions de trajets journaliers. Les modes doux aussi ont vu leur part augmenter : la marche (+18 % et premier mode de déplacement avec 17,2 millions de trajets), le vélo (+29 % avec 840 000 déplacements), la trottinette (130 000 trajets). « Je crois au vélo électrique, parfaitement adapté à la banlieue et à ses côtes », souligne Valérie Pécresse qui vient de lancer Véligo, un service de location longue durée de vélos à assistance électrique.

Dans un contexte de rivalité avec la maire de Paris, Anne Hidalgo, ravivé par l’approche des élections municipales de mars 2020 et à deux ans du prochain scrutin régional, Valérie Pécresse compte continuer à montrer qu’elle aussi sait faire baisser l’usage de la voiture.

Le tout dans un exercice d’équilibre à la mode centriste. « Je préfère être dans la concertation et que dans la brutalité des interdictions ou des fermetures d’axes, argumente Mme Pécresse. Il n’est pas question de créer un conflit artificiel entre Franciliens. Les habitants de la grande couronne ne prennent pas leur automobile par plaisir. Il y aura toujours des voitures sur les routes. »

11 novembre 2019

Chronique - Petit guide de la sexualité masculine non toxique

Par Maïa Mazaurette

Privilégier la communication et le partage entre partenaires, écouter ses préférences sexuelles plutôt que se cantonner à des rôles figés et hiérarchisés… Maïa Mazaurette, la chroniqueuse de « La Matinale », nous livre quelques pistes pour en finir avec une virilité nocive et insidieuse.

LE SEXE SELON MAÏA

Commençons tout de suite par le point « victimisation » du jour : parler de masculinité toxique ne signifie pas que toutes les masculinités sont toxiques, de même que parler de pizza hawaïenne ne signifie pas que toutes les pizzas sont hawaïennes. Dans les deux cas, c’est une excellente nouvelle pour notre digestion.

Est toxique le type de masculinité qui repose sur le sexisme, l’homophobie, l’agressivité, le harcèlement, la violence, le verrouillage des émotions. Vous allez me dire : « Cette vision d’horreur est complètement caricaturale, nous sommes en 2019, nous scintillons de conscientisation antisexiste, cette chronique ne me concerne pas. » Oui, mais non (désolée, vous allez devoir continuer à lire).

La masculinité toxique se comporte comme les autres produits toxiques : elle se diffuse. Tout le monde est concerné. Y compris vous. Y compris moi. L’actrice Adèle Haenel – qui a accusé cette semaine le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements sexuels – ne s’y trompait d’ailleurs pas quand, au micro de Mediapart lundi dernier, elle replaçait nos itinéraires personnels dans des contextes culturels : « Une femme sur cinq – et encore, je suis gentille – est confrontée directement à la violence faite par, 98 % du temps, des hommes. Donc on peut quand même se poser la question de comment on construit la virilité aujourd’hui. »

Cette construction de la virilité affecte nos vies sexuelles bien au-delà de l’épouvantail des violences sexuelles, de la prostitution ou du gang-bang pornographique.

Les rôles sont à la fois figés et hiérarchisés

Quand les pratiques hétérosexuelles récréatives (hors procréation) reposent quasi exclusivement sur la pénétration des femmes par les hommes, les rôles sont à la fois figés et hiérarchisés (il y a des actifs et des passives, et la passivité est considérée comme un défaut). Cette répartition n’est pas seulement limitante. Elle est sexiste. Elle prend des corps, elle leur assigne des gestes, sans rapport avec leur potentiel ou leurs envies. L’individu est prié de se couler dans des désirs stéréotypés, et pire encore, de s’y épanouir (le moindre écart, même fantasmatique, nous rend suspects d’immaturité, de perversion, d’hystérie, etc.).

Il faut applaudir même quand le Kama Sutra tient sur un timbre-poste. Même quand ses contours sont totalement arbitraires. Cela produit des sexualités désincarnées, où des envies aussi simples que la prise d’initiative des femmes, la sensualité hors pénétration ou les masturbations partagées sont considérées comme illégitimes. Comme « pas du vrai sexe ». Or quand l’intime plie et recule devant les codes, c’est toxique.

Par ailleurs, la sexualité « normale » part du principe que tout le monde est hétérosexuel, que tous les hétérosexuels sont identiques, et que toute déviation expose à de terrifiants périls. Ainsi, le refus de la pénétration du corps des hommes (ou sa minoration, ou son mépris) ne peut pas être envisagé sans rapport avec la peur de « devenir gay ». Si nos préférences les plus privées reposent sur de l’homophobie, c’est triste. Et c’est toxique.

Quand certaines pratiques hétérosexuelles (sodomie, gorge profonde, rapport brutal, etc.) sont rendues douloureuses par notre incompétence ou par notre indifférence, quand on plaisante sur le fait que « c’est meilleur quand ça fait un peu mal » (sous-entendu : aux femmes), on utilise, on trivialise, on érotise, la violence. Cette érotisation n’existerait pas sans un imaginaire, masculin toxique, qui sublime les comportements agressifs, et qui considère la souffrance comme un support masturbatoire absolument dénué de conséquences.

Dans un cadre BDSM (bondage, domination, sado-masochisme), cette violence est pensée, négociée, stylisée. Amen. Hors BDSM, elle repose sur l’a priori voulant que la douleur soit fatale, excitante ou pas bien grave. Je parie que vous n’avez pas saupoudré de gravier votre gratin dauphinois dominical. Pourtant, dans un cadre de masculinité toxique, non seulement certains saupoudrent de gravier leur sexualité, mais ils accusent de sensiblerie et de mauvais goût les non-adeptes du gravier. C’est toxique.

Vous lisez la presse, vous avez donc entendu parler de harcèlement sexuel. Vous savez également que la séduction reposant sur un imaginaire de la conquête produit du harcèlement, puisque par définition, on ne conquiert que ce qui résiste. Outrepasser le « non » ? Coller des mains aux fesses ? Toxique.

Comprendre les émotions de l’autre

Enfin, quand notre conception de l’élégance interdit d’exprimer simplement nos fantasmes, parce que les mots seraient sales, les idées dégoûtantes, et parce qu’il faudrait « préserver le mystère », elle impose le verrouillage des émotions. Or quand on ferme la porte et qu’on obture les fenêtres, évidemment que c’est toxique. Et qu’on marine dedans.

Cette liste peut vous sembler déprimante. Je compatis. Côté pile, aucune intimité contemporaine n’échappe à sa dose de masculinité toxique (les femmes peuvent, évidemment, faire preuve des mêmes réflexes). Côté face, quand on identifie les toxines, on peut commencer à changer d’air.

Pour ce faire, j’ai demandé leur avis à deux experts en masculinité. Commençons par Victoire Tuaillon, qui vient de synthétiser deux années du podcast « Les Couilles sur la table » (écoutez ici) dans un essai du même nom publié aux éditions Binge Audio. Pour elle, « ce qui révolutionnerait la sexualité masculine, c’est avant tout une véritable égalité de fait dans notre société entre femmes et hommes ! En attendant, c’est la curiosité, l’introspection, l’empathie. Il s’agit moins d’exprimer ses émotions que de bien comprendre celles de l’autre. Il faudrait donc évaluer comment les différences d’âge, de profession, de notoriété, de force physique, de capital, de personnalité, de beauté, de santé… participent aux dynamiques de la relation. Ce qui demande beaucoup de clairvoyance, surtout quand on se rencontre. Mais ces prises de conscience permettent de percevoir plus finement son propre désir. »

Proposer sans imposer

Quant à Martin Page, qui republie en janvier son essai « Au-delà de la pénétration » (aux éditions Le Nouvel Attila), il démontre la même sensibilité aux rapports de domination : « Un homme face à une femme est dans une position de pouvoir, même s’il est féministe, super de gauche et anticapitaliste. »

Et pour les travaux pratiques, il ne manque pas d’idées : « Ne pas considérer les femmes comme des poupées de porcelaine, accueillir leur parole sans jamais les juger, reconnaître la singularité de chaque amante, y compris quand sa partenaire souhaite se déguiser en caribou, ne pas jouer à celui qui sait mieux que l’autre. Il faut proposer sans imposer, et sans jamais être déçu par le rejet de sa proposition. Et puis reconnaître qu’on se plante parfois, qu’il n’y a pas un seul modèle en matière de sexualité. Pour cela, il faut déjouer les chemins tous tracés, accepter de ne pas mener la danse, donc se laisser aussi toucher, caresser, pénétrer. »

Attendez, ça n’est pas fini : « Dans nos lits nous pouvons apporter des sex-toys, du lubrifiant, des huiles de massage, des foulards, des menottes, mais il me semble nécessaire d’y convoquer aussi des livres et de la pensée. Une masculinité sexuelle non toxique ne tombe pas du ciel : les hommes doivent lire des féministes, les suivre sur les réseaux sociaux, les écouter dans les repas de famille. Cela ne se fera pas sans petits tiraillements et renoncements. »

S’il vous semble impossible de survivre à ces renoncements, observez le tableau qui apparaît quand on retourne chacune des caractéristiques de la masculinité toxique. On remplace alors la transgression par la communication (transgresser, franchement, c’est très XXe siècle), la violence par la douceur, la souffrance par le plaisir, le harcèlement par le consentement, le verrouillage par le partage. Et bien sûr, on remplace les obligations de genre par nos préférences personnelles. Si vous ajoutez des déguisements de caribou… comment dire non à une proposition pareille ?

8 novembre 2019

De Hongkong à Santiago, une contestation mondialisée

Par Nicolas Bourcier

Malaise profond, ralentissement économique, creusement des inégalités, corruption, écrasement des classes moyennes, jeunesse sans avenir, marginalisation politique…, le monde est en proie à une flambée de mouvements contestataires

Alger, Beyrouth, Bagdad, Hongkong, Khartoum, Santiago : une flambée de protestations embrase le monde depuis plusieurs mois. Au Chili, l’étincelle est venue mi-octobre d’une mesure visant à augmenter le prix du ticket de métro dans la capitale. Au Liban, c’est une taxe sur les appels WhatsApp qui a mis le feu aux poudres le 17 octobre. Le Soudan, lui, a connu durant huit mois à partir de la fin décembre 2018 une mobilisation aussi spectaculaire qu’inédite à la suite de l’augmentation du prix du pain. Pendant la première moitié du mois d’octobre en Equateur, à l’instar des « gilets jaunes » en France, c’était l’essence. Comme si la planète était soudainement en proie à des convulsions multiples, oscillant entre les mouvements de protestations collectives, l’intransigeance ou le sauve-qui-peut des dirigeants.

Différentes mesures touchant directement au coût de la vie, et d’apparence souvent dérisoire, ont ainsi provoqué de véritables ondes de choc, caractéristiques de l’effet papillon, libérant une colère populaire contre des élites politiques allègrement brocardées dans les cortèges. Les rues et les places sont occupées. Les poings levés. Autant d’explosions sociales venues s’ajouter à la déferlante de manifestations aux causes plus politiques, essentiellement autour de revendications démocratiques, comme celles survenues en Bolivie, en Catalogne, en Russie, en Algérie, au Nicaragua, au Venezuela ou encore au Kazakhstan. « L’ère du temps est chagrine », disait déjà l’année dernière, dans un entretien au Monde, le philosophe Michel Serres.

Des tendances de fond

A première vue, la contagion d’une ville ou d’un pays à l’autre s’est effectuée en ordre de bataille aléatoire, sans logique apparente. Les contingences sont différentes, les contextes nationaux éminemment singuliers. Il n’empêche. Certains observateurs ont d’abord décelé des fils rouges, ou plutôt un bruit de fond récurrent. A Hongkong, les mouvements de désobéissance civile et prodémocratie, apparus en juin et qui durent depuis vingt-deux semaines dans cette cité davantage connue pour être le berceau du capitalisme chinois et un modèle de relations policés, sont devenus une sorte de « référence » en matière de lutte globale et de revendications aussi bien économiques que politiques.

Des techniques de manifestations ont été partagées. Des contacts se sont noués à travers les réseaux sociaux. Ici, les « gilets jaunes » de la petite ville de Commercy, dans la Meuse, ont reçu des messages de soutien de Hongkongais. Sur place, certains d’entre eux ont reçu à leur tour des remerciements de la part de manifestants chiliens. Et quand les Catalans sont allés bloquer l’aéroport de Barcelone le 14 octobre, ils ont affirmé s’inspirer des méthodes de Hongkong. Qui en retour a vu s’afficher, par solidarité, le 24 octobre, en plein centre-ville, des centaines de drapeaux catalans brandis par des manifestants pour dénoncer « le même destin tragique »…

Mais il y a plus. Pour nombre de spécialistes, des tendances de fond se sont précisées au fil des révoltes : un degré de contestation plus fort que d’habitude à l’égard des élites dans les pays en proie à une chute de légitimité de leurs institutions politiques ; une critique plus ouverte aussi de la corruption ; ainsi qu’un ressentiment diffus à l’égard d’une petite classe politique enfermée dans ses largesses alors que les jeunes générations peinent à joindre les deux bouts.

« Il y a toujours des facteurs locaux, souligne Hardy Merriman, président du Centre international sur les conflits non violents, basé à Washington. Mais un élément est commun à ces mouvements : ce profond malaise vis-à-vis des autorités qui résulte parfois d’années de griefs accumulés. Les gens ont le sentiment que leur dignité est bafouée et se rendent compte que s’ils ne fixent pas de limites aux dirigeants, les abus perdureront. Ils veulent du changement et cherchent donc d’autres formes de pouvoir afin d’imposer des transformations à un système économique et politique dont ils estiment qu’il n’est pas comptable devant le peuple. »

A la veille de l’explosion sociale au Chili, le président Sebastian Piñera, milliardaire dont la fortune s’est faite sur l’introduction des cartes de crédit dans les années 1980, avait affirmé dans un entretien au Financial Times, le 17 octobre, que son pays était un havre de stabilité en Amérique latine. « Nous sommes prêts à tout pour ne pas tomber dans le populisme et la démagogie », déclarait-il. Quelques heures plus tard, il ordonnait le déploiement de l’armée dans les rues pour tenter de contenir les manifestants. Ce à quoi l’un des ministres du gouvernement avait jugé bon d’ajouter, à propos de la hausse des tarifs des transports publics : « Si le prix du ticket de métro à l’heure de pointe augmente, levez-vous plus tôt. »

Pour Maria J. Stephan, auteure et spécialiste des mouvements de résistance civile à l’Institut de la paix aux Etats-Unis, ces mesures qui touchent directement au portefeuille (« pocketbook items ») et affectent négativement la vie quotidienne des personnes « renvoient à des problèmes plus systémiques de corruption, de mauvaise gouvernance et d’exclusion ». Selon elle, les mouvements massifs de protestation qui émergent d’un continent à l’autre portent en eux « une frustration populaire exacerbée par le statu quo ».

Très vite, les manifestants chiliens ont demandé à remettre à plat tout l’héritage non soldé de la dictature militaire, aussi bien dans le domaine économique, que politique et même juridique, à commencer par la Constitution, instaurée en 1980 sous la houlette du général Pinochet. En Algérie, où la fronde est entrée dans sa 32e semaine, c’est l’indépendance de 1962, confisquée par les militaires, que le mouvement cherche à se réapproprier. Même au Liban, dans un contexte national bien particulier, caractérisé à la fois par ­l’accumulation des crises, le dépassement de clivages anciens, et des mobilisations bien au-delà de la seule capitale, on espère mettre fin à l’héritage de la guerre (1975-1990).

Démocratie, dignité et justice sociale

A ces considérations historiques, s’ajoute une similitude avec les mouvements de ces dernières années. Les « printemps arabes » bien sûr, tant du point de vue de la fierté retrouvée des manifestants que de l’humour assassin qu’ils pratiquent pour briser l’image des dirigeants. Mais aussi avec les protestations survenues depuis le début des années 2010, ces manifestations qui ont mis en avant les places publiques dans leur mode de contestation. Les Occupy Wall Street au parc Zuccotti à New York (à partir de 2011) ou Gezi à Istanbul (2013), Nuit debout à la République à Paris (2016), les places Tahrir au Caire (2011), le mouvement des Indignés de la Puerta del Sol à Madrid (2011), Maïdan à Kiev (2014) ou Syntagma à Athènes (2011). Des poussées de fièvres sociales et politiques qui trouvaient leurs origines dans la phase de crise économique mondiale de 2008 et qui privilégiaient déjà une résistance civique et non violente, l’absence de porte-parole et le refus de toute récupération partisane, tout en affichant des valeurs de proue telles que la démocratie, la dignité et la justice sociale. Avec l’impression, encore, d’une forme de contagion.

De l’avis des spécialistes, la fréquence des mouvements de protestation s’est aujourd’hui nettement accélérée. « Nous vivons des temps extrêmement difficiles, tendus et controversés, insiste Maria J. Stephan. Les mobilisations de masse se produisent partout, dans les démocraties et les non-démocraties, sur un large éventail de questions et deviennent une caractéristique importante de la politique internationale. Et puis, grâce aux médias sociaux, nous les découvrons quasi en temps réel. » Une forme de caisse de résonance globale en quelque sorte à une époque où de nombreux facteurs d’incertitude convergent : le ralentissement global de l’économie, l’accroissement vertigineux des inégalités sociales et la crise de la démocratie représentative.

L’anthropologue et militant américano-colombien Arturo Escobar y voit la consécration d’un changement de cycle. Une étape où les sociétés ont l’impression d’être confrontées aux mêmes enjeux : « Les convergences entre elles deviennent une réalité, que ce soit dans les pays de type néolibéral ou plus progressistes », estime-t-il.

Maria Fantappie, analyste de l’International Crisis Group, va même plus loin : « Il ne faut pas lire ces mouvements uniquement dans le contexte d’un pays spécifique. Il faut les comprendre comme une expression d’un état de désenchantement vis-à-vis de tout un système, d’une économie néolibérale qui provoque des ravages, surtout parmi les plus jeunes. Tout est lié. »

De fait, l’autre point commun à toutes ces mobilisations est qu’elles présentent un fort aspect générationnel. « La frustration est par essence intergénérationnelle, rappelle Marie J. Stephan, mais les plus jeunes ressentent un sentiment d’urgence accru depuis que leur avenir est directement en jeu. On a vu en Algérie et à Hongkong – et certainement avec le mouvement mondial contre le changement climatique – les plus âgées, des parents et des retraités, prendre part aux soulèvements pour exprimer leur solidarité avec les jeunes. Leur sentiment d’espoir et d’urgence peut être contagieux. »

Ils en ont assez et comment d’ailleurs ne pas leur donner raison, demande Eric Fassin, sociologue et professeur à l’université de Paris-VIII. « Ils le savent, c’est leur avenir qui est en jeu, ou plutôt leur absence d’avenir. “No future” n’est plus le cri désespéré des punks, c’est le cri de ralliement d’une mobilisation qui dit en substance : “Nous n’avons plus grand-chose à perdre ; mais loin de nous résigner, nous en tirons la conséquence qu’il faut nous battre.” Il y a plus : ce n’est pas seulement la précarité qui définit un mode de vie, c’est la lutte. » Et le spécialiste de citer l’appel chilien à se mobiliser « jusqu’à ce que la vie vaille la peine d’être vécue ».

Un slogan qui fait écho à l’« Acte de naissance de la génération du 14 octobre » 2019, jour de la condamnation des indépendantistes catalans, formulé par des étudiants qui occupent la place de l’université de Barcelone : « Nous sommes la génération de la précarité. Celle qui n’a pas accès au logement, qui est victime d’un système menaçant l’existence même de notre planète. Cette génération à qui on a volé ses droits sociaux et ses droits dans le monde du travail les plus élémentaires. Celle qui a vu convertir la Méditerranée en un cimetière, et dont la vie sera pire que celle de ses pères et mères. Celle qui dit : “assez”. »

Un avenir bien incertain

Dernier fait notable, la répression ne fait pas reculer les gens mobilisés dans les rues. « C’est même souvent le contraire, poursuit Eric Fassin. Bien sûr, les “gilets jaunes” ont fini par s’épuiser ; mais au bout de combien de temps, et de combien de répression violente ? Et il est vrai qu’en Turquie, on est aujourd’hui bien loin du mouvement de révolte de Gezi de 2013 ; mais il a fallu des purges massives et une persécution judiciaire pour casser les mobilisations. » Dans beaucoup de pays, on a même plutôt l’impression que l’indignation croît, ajoute-t-il, « à mesure que les gens prennent conscience que la violence d’Etat suggère une hypocrisie des sociétés dites “démocratiques”, mais si peu soucieuses des libertés ».

Et maintenant ? Si nous assistons bien à un changement d’époque, l’avenir des insurrections sociales et leurs conséquences paraissent bien incertains. « On est dans un moment où l’on ne comprend pas comment ces mouvements des rues pourront se transformer ou transformer la politique de leur pays. C’est une question que tout le monde essaie de résoudre », admet Maria Fantappie, qui ajoute, non sans une pointe d’optimisme : « Même s’il n’y a pas encore de résultats politiques concrets, ils ont créé une atmosphère de solidarité chez les gens, un esprit de refus de certaines choses aussi. Ce qui en fait des mouvements très contagieux et susceptibles de ressurgir à tout moment. Il y a une inclinaison à l’engagement, et ça, c’est positif. »

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29 octobre 2019

Les musées face au défi de la surfréquentation

Par Nicole Vulse

Billets préréservés, multiplication des points d’entrée, recours à la mécanique des fluides... certains établissements, comme le Louvre ou La Villette, s’adaptent à des affluences record. Une politique du chiffre qui peut se révéler contre-productive.

La Joconde trône à nouveau dans sa vitrine, réinstallée depuis quelques semaines dans la salle des Etats rénovée, au premier étage du célèbre musée du Louvre. Son sourire énigmatique draine un tel public que Jean-Luc Martinez, le président-directeur du musée, a renoncé à faire figurer la toile dans l’exposition Léonard de Vinci, qui a ouvert ses portes jeudi 24 octobre.

Au total, « 30 000 visiteurs en moyenne viennent voir La Joconde » quotidiennement, explique M. Martinez. Pour l’exposition organisée jusqu’au 24 février 2020, à l’occasion du 500e anniversaire de la mort du maître florentin (1452-1519), il ne s’attend « qu’à » 5 000 personnes par jour.

Au cœur de l’été, quand l’icône du Louvre était provisoirement accrochée salle Médicis, il fallait compter au minimum une heure, parmi un flot ininterrompu de touristes, avant de l’atteindre. Cela reste vrai. En plusieurs langues, des panneaux préviennent : « Chacun a envie de rencontrer La Joconde. Merci de faciliter la visite en restant un bref moment. » Deux gardiens postés devant la plus célèbre toile du musée, peinte sur un panneau de bois de peuplier, font de grands moulinets avec leurs bras pour que les visiteurs ne s’attardent pas trop longtemps devant ce qui constitue bien souvent le clou de leur visite à Paris.

« Go ! Go ! Move on ! [Allez, allez, avancez !] », leur intiment-ils. En moyenne, les spectateurs passent cinquante secondes face à cette œuvre. Le temps de prendre plusieurs selfies. Une minorité ­conserve son téléphone dans la poche. A la sortie de l’exposition De Vinci, le public a dorénavant la possibilité de scruter plus en détail le portrait de la Joconde, grâce à un casque virtuel.

Si le Louvre, indétrônable numéro un des musées de l’Hexagone en matière de fréquentation, se félicite d’avoir atteint 10,2 millions de visiteurs en 2018 (+ 25 % par rapport à 2017), faut-il vraiment s’en réjouir ? Tout est fait pour attirer un public toujours plus nombreux, quitte à inviter les chanteurs américains Beyoncé et Jay-Z à créer leur parcours d’œuvres choisies.

« Ce n’est ni du marketing ni une opération financière », tempère Jean-Luc Martinez. Il n’empêche : la politique du chiffre, devenue l’alpha et l’oméga de beaucoup de musées pour doper leurs ressources propres, peut nuire aux visiteurs, et même aux œuvres. « Le tourisme est un phénomène sociétal du XXIe siècle », assure M. Martinez. Un fléau ? « Non, c’est une chance ! » rétorque-t-il. Désormais, il n’est pas de tourisme sans musée, sans selfie devant une œuvre phare. « Pour moi, la question reste celle de la qualité de l’expérience du visiteur », affirme le patron du Louvre.

Course à l’audience

Accueillir de telles foules nécessite certains aménagements. Depuis peu, les musées recourent aux réservations en ligne. Le Louvre a démarré avec l’exposition consacrée au peintre néerlandais Vermeer, en 2017. Pour De Vinci, les billets sont en vente depuis quatre mois. Le Centre Georges-Pompidou propose, pour la première fois, des billets horodatés pour l’exposition sur le peintre britannique Francis Bacon, qui se tient jusqu’au 20 janvier 2020.

« Nous avons assoupli le système, en gardant la possibilité de réserver sur place. Au lieu de trois files d’attente successives, il n’y en a plus qu’une, au sixième étage, et le temps d’attente excède rarement la demi-heure », observe Serge Lasvignes, président du Centre Georges-Pompidou. A la tour Eiffel (6 millions de visiteurs l’an dernier, soit autant qu’au château de Versailles), 50 % des billets sont prévendus à des horaires non modifiables, « ce qui a réduit de trente minutes le temps d’attente en haute saison », souligne-t-on à la Société d’exploitation de la tour Eiffel.

De même pour Toutânkhamon, le trésor du pharaon, à la Grande Halle de La Villette, qui a explosé cette année les records de fréquentation pour une exposition en France (1,4 million de spectateurs en six mois), les tickets étaient valables une demi-heure et les visites s’échelonnaient… jusqu’à minuit. Impossible de venir sans avoir réservé. « La jauge maximale a été cantonnée à 400 personnes », rappelle Didier Fusillier, président du parc et de la Grande Halle de La Villette. Les 155 œuvres n’étaient pas accrochées au mur, « afin d’éviter des files indiennes », mais au milieu des salles, « pour permettre aux spectateurs de tourner autour ».

Comment canaliser le flot du public ? Tel est l’enjeu central. Les musées font appel à des spécialistes de la mécanique des fluides, comme dans les gares ou les aéroports. Multiplier les accès et les portes d’entrée, malgré les mesures de sécurité imposées par le plan Vigipirate, permet de réduire les files d’attente. Pour désengorger l’accès par la Pyramide, M. Martinez envisage deux nouvelles entrées, cour Lefuel et dans le Jardin de l’infante. De même à Beaubourg (où se sont rendues 3,5 millions de personnes en 2018), les travaux sur la Piazza visent à créer cinq entrées dans un an, contre trois aujourd’hui.

L’INJONCTION DES POUVOIRS PUBLICS AUX MUSÉES D’AUGMENTER LEURS RECETTES DE BILLETTERIE SOULÈVE DES QUESTIONS

Certains établissements rivalisent d’inventivité pour juguler l’affluence. Dans la tour de Londres, un tapis roulant évite l’encombrement devant les vitrines des couronnes d’Angleterre. Plus prosaïquement, au Musée des beaux-arts de l’Ontario, à Toronto (Canada), un gardien, chronomètre en main, accorde soixante secondes – pas une de plus – à quatre visiteurs pour voir l’installation de l’artiste japonaise Yayoi Kusama.

Pourquoi une telle course à l’audience ? L’injonction des pouvoirs publics aux musées d’augmenter leurs recettes de billetterie (qui représentaient 35,2 % du budget du Louvre et 13,4 % de celui du Centre Pompidou en 2018) soulève des questions. M. Lasvignes est l’un des rares à lancer à haute voix : « Jusqu’à quand va-t-on se soucier des chiffres de fréquentation ? Nous produisons des expositions qui visent une relecture critique de l’art moderne et contemporain ». Et d’ajouter : « Si nous avions la fréquentation pour seul critère, nous ferions en boucle des monographies de David Hockney, Marc Chagall et René Magritte »…

Appel à des sémiologues

Lui se félicite de l’exposition Préhistoire, une énigme moderne, organisée du 8 mai au 16 septembre, même si elle n’a rassemblé « que » 290 000 visiteurs. Financièrement, les dépenses y ont été mieux maîtrisées et la marge s’est révélée bien supérieure à celle des expositions blockbusters. A titre d’exemple, la monographie de l’Américain Jeff Koons, extrêmement onéreuse, s’est avérée déficitaire.

Les grandes expositions coûtent également des fortunes en assurances (jusqu’à un milliard d’euros pour l’exposition Toutânkhamon à La Villette, par exemple). L’établissement public a dû investir massivement dans la sécurisation des portes et la ­climatisation. « Les recettes seront partagées avec le ministère des antiquités égyptiennes, la société américaine IMG [spécialisée dans les événements sportifs et artistiques à gros budget] et La Villette », indique M. Fusillier. Fait notable, Toutânkhamon démontre que, même avec un prix d’entrée très cher (le billet sans réduction s’élevait à 24 euros), le public peut être massivement au rendez-vous.

Cela prouve que les icônes feront toujours rêver. Même le président du Centre Pompidou regrette de ne pas avoir d’« œuvres aimants », à l’instar de La Joconde (70 % des visiteurs du Louvre disent souhaiter la voir), de La Nuit étoilée de Vincent Van Gogh au MoMa de New York, ou encore de ­Guernica au Musée Reina-Sofia de Madrid. Des œuvres qui, à elles seules, méritent une visite et permettent à ces établissements de réaliser des expositions plus scientifiques, militantes ou complexes.

M. Lasvignes a fait appel à des sémiologues pour définir « la » liste des œuvres les plus emblématiques des collections, destinée à mieux faire connaître Beaubourg auprès des touristes. Les Chinois, par exemple, ne représentent que 1 % des visiteurs. Un parcours d’une quinzaine de « very important pieces » (VIP), fléché dans les collections, comprendra ainsi les Bleu I, II et III de Joan Miró, La Muse endormie de Constantin Brancusi, La Blouse roumaine d’Henri Matisse, Les Loisirs de Fernand Léger, Avec l’arc noir de Vassily Kandinsky ou encore Sculpture éponge bleue d’Yves Klein… Déjà en 1910, le patron du Louvre avait envisagé un miniparcours pour les touristes pressés, en juxtaposant les stars La Vénus de Milo, Les Esclaves de Michel-Ange et La Joconde, avant d’abandonner cette idée politiquement incorrecte.

Faut-il cyniquement jouer les faux pour remplacer les vrais ? Le Musée du Belvédère, à Vienne (Autriche), propose aux visiteurs de faire un selfie devant une reproduction de son tableau le plus emblématique, Le Baiser, de Gustav Klimt. Bon nombre de visiteurs s’en contentent et ne vont pas voir l’authentique. Le Louvre a tenté l’expérience cet été avec La Joconde, mais le public n’a pas mordu à l’hameçon. Beaubourg vient d’installer un Photomaton qui permet de choisir une œuvre du musée en toile de fond.Pour aiguiser l’attention du public, la chaîne culturelle britannique Sky Arts avait proposé en 2016 un jeu, en remplaçant sept chefs-d’œuvre outre-Manche par des copies dans des musées de Londres, Manchester, Edimbourg, Liverpool et Cardiff. Le public non averti n’y a vu que du feu.

Alors, faut-il copier les œuvres pour les diffuser ailleurs ? M. Fusillier a mis en place des « Micro-Folies », des petits espaces modulables installés provisoirement dans des zones rurales ou en banlieues pour y projeter La Joconde en haute définition et sur écran géant. La première a été ouverte à Sevran, en Seine-Saint-Denis. L’idée n’est pas nouvelle. Henri Matisse raconte, dans Bavardages : les entretiens égarés (Skira, 2017), qu’il copiait des œuvres du Louvre lorsqu’il était élève de Gustave Moreau, avant 1897, en espérant être acheté un jour par la commission d’achat qui envoyait ces fac-similés dans les musées de province…

29 octobre 2019

Enquête - Histoires de voiles, des femmes témoignent

Par Cécile Chambraud, Louise Couvelaire

Qu’il s’agisse du fruit d’un cheminement spirituel, d’un acte militant, d’un geste hérité de la tradition, d’une affirmation identitaire et/ou d’une pression sociale, le port du foulard islamique est, en France, un sujet polémique récurrent.

Maheen en a un tiroir plein. Un jaune, un rose, un blanc, un avec des perles, un à paillettes… Elle a 25 ans, des escarpins noirs à talons hauts aux pieds et un voile sur la tête. Elle ne l’enlève que pour aller travailler. La jeune femme est institutrice dans une école publique, à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), où elle est née et habite toujours. Ces derniers temps, elle n’a qu’une peur : que des parents d’élèves la croisent en dehors de l’école avec son foulard. « Vu le climat, ils pourraient ne pas apprécier et faire en sorte que je sois écartée de l’enseignement. »

Depuis plusieurs semaines, le voile est une nouvelle fois au cœur des débats : entre l’appel d’Emmanuel Macron pour une « société de vigilance », l’injonction d’un élu Rassemblement national (RN) à une mère accompagnatrice de retirer son voile jusqu’aux paroles du ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer estimant que le voile n’était « souhaitable dans la société ».

La preuve d’une intégration ratée

Qu’il s’agisse du fruit d’un cheminement spirituel, d’un acte militant, d’un geste hérité de la tradition, d’une affirmation identitaire et/ou d’une pression sociale, le port du voile est, en France, un sujet polémique récurrent et un signe visible de religiosité que nombre de Français sans lien avec la culture musulmane ont du mal à comprendre. Et à accepter.

Puisqu’il est un instrument d’oppression de la femme dans certains pays, certains y voient l’importation d’un symbole de l’inégalité de l’homme et de la femme, la marque d’une vision rétrograde, conservatrice, voire dangereuse de la société. Et, surtout, la preuve d’une intégration jugée ratée.

Elles s’appellent Maheen, Latifa, Fati, Nawel, Mina, Asma ou encore Ouatania. Elles ont entre 23 ans et 64 ans, elles sont issues de la bourgeoisie, de la classe moyenne ou d’un quartier populaire. Toutes sont Françaises. Aucune n’est militante provoile. Qu’elles le portent en turban, en drapé, à la mode égyptienne ou indienne, qu’il soit noir ou coloré, elles ont, un jour, décidé de se couvrir la tête. Par choix, disent-elles. Sans contrainte, assurent-elles. En complément du jeûne et des cinq prières quotidiennes que la plupart disent observer.

« ON NOUS PREND POUR (…) DES ANALPHABÈTES, DES IGNORANTES, SANS ÉDUCATION, SANS CERVEAU, FORCÉMENT INSTRUMENTALISÉES. » LATIFA

Maheen fait partie de ces femmes à qui « on ne parle jamais ». Nombreuses sont celles qui craignent de s’exprimer aussi. La plupart ont peur pour leur emploi, ou pour leurs enfants, et demandent à ce que seuls leurs prénoms soient publiés.

« On parle de nous à notre place, mais personne n’imagine qu’on puisse avoir quelque chose à dire, dénonce Latifa, 38 ans. On nous prend pour des cantinières, des femmes de ménage, des analphabètes, des ignorantes, sans éducation, sans cerveau, forcément instrumentalisées, incapables de réfléchir par nous-mêmes et de faire nos choix en toute liberté. » Latifa est ingénieur financier dans une entreprise du CAC 40 située à La Défense, dans les Hauts-de-Seine. « On n’est pas des assistées, on est capable de parler, martèle Zora, 40 ans, assistante maternelle à Lyon. C’est terriblement condescendant. » « Et très rabaissant, s’indigne Mina, une Toulousaine de 27 ans titulaire d’un master en informatique décisionnelle. Tout le monde a le droit de parler sur nous et sait ce qui est mieux pour nous, comme si on était des enfants. »

Invasion « insidieuse » du wahhabisme

Sont-elles libres ou contraintes ? Si la plupart disent ne pas connaître de femmes directement « forcées » à se voiler, quelques-unes évoquent sans s’y attarder l’existence d’une pression sociale en faveur du port du foulard, d’autres le cas de jeunes filles qui se couvrent la tête uniquement dans leur quartier « pour avoir la paix » et pouvoir sortir le soir en toute liberté. Asma, 45 ans, la mère de Maheen, très engagée dans la vie associative locale, appelle ça le phénomène des « mosquées de caves », apparu dans les années 1990.

A Lyon, Zora se souvient de l’arrivée du wahhabisme dans le quartier de son enfance, qu’elle ne veut pas nommer, il y a une trentaine d’années. Elle parle d’une « invasion progressive et insidieuse ». « Il y a d’abord eu des livres dans les librairies, décrit-elle, puis des tenues vestimentaires dans les magasins de vêtements, puis le noir est arrivé, il n’y avait alors plus d’autre choix, puis sont venus les discours insistant sur l’enfer et le paradis. » Aujourd’hui, avance-t-elle, dans un quartier populaire, les normes vont d’un extrême à l’autre : « On voit autant de filles habillées en ultra-moulant et décolleté que de filles voilées, dont beaucoup en ont fait un accessoire de mode. »

L’empreinte de cette offensive menée par les rigoristes peut se retrouver dans le discours religieux dominant et dans les formes de pratique, plus soucieuses d’orthodoxie qu’auparavant. « Cela a fait bouger le curseur, affirme le sociologue Omero Marongiu-Perria. Un musulman qui cherche aujourd’hui à s’informer sur la religion trouve sur le marché un discours d’inspiration salafiste et des infrastructures sur le terrain issues de la matrice frériste, même s’il ne s’en rend pas compte. »

« BEAUCOUP DE FEMMES ONT INTÉGRÉ L’IDÉE QUE SE VOILER EST OBLIGATOIRE ALORS QU’IL S’AGIT D’UNE PRESCRIPTION MINEURE. » FARID ABDELKRIM, COMÉDIEN

Farid Abdelkrim, comédien et ancien membre des Frères musulmans, partage cette analyse : « Beaucoup de femmes ont intégré l’idée que se voiler est obligatoire alors qu’il s’agit d’une prescription mineure. S’il est vrai qu’aujourd’hui le port du voile peut être un choix personnel, il n’en reste pas moins que ce choix s’inscrit dans un discours imaginé et fomenté par des hommes, puis repris par des femmes. » Repris, mais aussi réinventé parfois, libéré de ses attributs traditionalistes originels qui inquiètent la société française. C’est, du moins, ce que les femmes qui ont témoigné expriment et revendiquent lorsqu’elles évoquent les raisons qui les ont amenées à se voiler.

Bien souvent, porter le foulard est tout sauf le signe d’un conformisme familial. La mère et la sœur de Nawel, une commerçante parisienne de 40 ans voilée depuis treize ans, n’en portent pas. Ni les belles-sœurs de Mina, une Toulousaine de 27 ans, pas plus que les trois sœurs de Rania, infirmière parisienne de 23 ans.

Amanda (le prénom a été modifié), 26 ans, a quant à elle une histoire familiale singulière. Enfant, à Lyon, elle allait à la messe le dimanche. Son père, d’origine syrienne, est musulman. Sa mère, française, est catholique. Ses deux sœurs ont choisi la religion maternelle. Elle, elle a choisi l’islam. Et le voile, à l’âge de 19 ans, qu’elle porte désormais en turban. « L’islam, c’est plus simple, plus accessible, on a une relation directe à Dieu, raconte la jeune femme, titulaire d’une licence en langues étrangères appliquées et d’un master en histoire. J’avais beaucoup de clichés en tête, notamment sur la place de la femme, mais en relisant le Coran, j’ai eu un déclic : la première femme du prophète était une businesswoman accomplie. » Elle a été élevée par sa mère et son père n’a eu aucun rôle direct dans son choix, précise-t-elle.

L’aboutissement d’un cheminement spirituel

La décision de se voiler est souvent décrite comme une forme d’aboutissement dans un cheminement spirituel très personnel. Certaines femmes étaient même auparavant résolument hostiles à cette pratique. Rania, l’infirmière parisienne, « détestait » le voile avant de l’adopter, à 19 ans. Elle ne « [comprenait] pas » pourquoi les femmes devaient se plier à cette discipline et pas les hommes. Elle a questionné les différentes traditions religieuses, y compris chrétiennes et juive, sur la « pudeur et la modestie » pour finalement y adhérer. « C’est ma façon à moi d’être pudique. Et aussi de manifester mon obéissance à Dieu. Pas à des hommes, hein ! », s’amuse-t-elle.

Cette quête personnelle prend parfois des détours surprenants. Nawel a été élevée dans une famille peu pratiquante. Au lycée et à l’université, elle se considère athée. Plus tard, ses recherches la mènent dans diverses directions. Elle fréquente même brièvement une loge maçonnique. « Une fois que j’ai décidé de remettre Dieu dans mon existence, je ne suis pas allée à l’islam directement, explique-t-elle. J’ai réfléchi, beaucoup lu, rencontré des gens ». « Je n’ai pas été “rappelée par mes origines” », soutient-elle.

C’est en rouvrant le Coran qu’elle a le déclic. Elle commence à prier, veut vite en faire plus : « arrive la question du voile », une « obligation en islam », selon elle. « Le voile est une question de pudeur, mais pour moi, c’est d’abord un acte d’adoration. » Elle n’a fréquenté aucune mosquée ni suivi aucune conférence, et dit se méfier de tous ceux qui prétendent vous expliquer « comment vivre et comment penser ».

La liberté de choix est aussi revendiquée par celles qui ont subi des pressions familiales. Maheen se souvient encore de la première fois où elle a décidé de porter le voile. C’était un dimanche soir, elle était en classe de seconde. Sa grand-mère et ses tantes avaient bien tenté de la persuader de le porter depuis plusieurs années.

« Jamais je ne l’aurais mis parce qu’elles me le demandaient !, lance la jeune femme. Personne n’a le droit de me dire ce que je dois faire. J’ai décidé de le porter lorsqu’elles ont cessé d’essayer de me l’imposer, parce que je le voulais, parce que j’y avais beaucoup réfléchi, que je trouvais les femmes qui le portaient tellement courageuses d’oser être elles-mêmes et que c’était pour moi une façon de me rapprocher de Dieu. »

Pour une autre génération, la tradition a sa part dans cette décision. Originaire du Maroc, Ouatania, 64 ans, aide-soignante à Gonesse (Val-d’Oise), ne s’est pas posée la question. Dans les pays du Maghreb, à partir d’un certain âge ou après avoir fait le pèlerinage à La Mecque, on met le voile, « c’est culturel, dit-elle, c’est comme ça ».

A la génération suivante, cette tradition maghrébine s’est en quelque sorte réinventée. Zora, une assistante maternelle lyonnaise de 40 ans, témoigne de cette appropriation. « Ma mère, originaire d’Algérie, était analphabète, elle se voilait sans se poser de questions, parce qu’elle n’avait pas le choix. Moi, je suis née ici, je me bats pour le porter. » Contre l’avis de son père d’abord, ouvrier à la SNCF, et de sa mère, femme au foyer, qui n’ont pas compris sa décision. « Ils se sont battus pour s’intégrer, ils me répétaient que j’étais en France et que j’étais libre, mais pour moi, c’était une façon de me réapproprier ma féminité et de m’affirmer. »

L’affaire de Creil en 1989 : un déclencheur

De son côté, à Mulhouse, Lamia, 50 ans, mère au foyer, le porte façon terroir. Elle se couvre avec un béret. Elle a pris sa décision pendant ses études. Un souci de « pudeur » l’a emporté. « C’est un âge où l’on se cherche, dit-elle. En Algérie, je n’étais pas Algérienne, en France, je n’étais jamais comme il fallait. Qu’on le veuille ou non, quand on est musulman, on devient des personnages géopolitiques… C’était autour de 1989, lors de l’affaire du voile à Creil [Oise], quelle pression ! »

Pour toute une génération, l’affaire du collège de Creil, dont le principal avait exclu trois collégiennes qui refusaient d’ôter leur foulard, a constitué un déclencheur. Soum (le prénom a été modifié) s’en souvient comme si c’était hier. Elle avait à peine 15 ans. Elle venait d’étudier la Révolution française dans son collège de Pantin (Seine-Saint-Denis) et ne comprenait pas comment, au pays des droits de l’homme, on pouvait « interdire » à trois jeunes filles d’exercer leur foi. « J’ai décidé de faire comme elles et de porter le foulard », dit-elle. Comme un pied de nez à ceux qui, selon elle, bafouaient les libertés.

Un acte militant, aussi. A l’époque, l’Union des organisations islamiques en France (UOIF), proche des Frères musulmans, structure une partie du terrain associatif musulman et, rappelle le sociologue Omero Marongiu-Perria, refuse de chercher « un terrain d’entente avec l’Etat » sur la question du voile, « envoie au front les jeunes filles et récolte les bénéfices derrière avec le discours victimaire ». « Cette affaire a attisé un fort sentiment identitaire au sein de la communauté, il fallait se positionner pour ou contre, ça a creusé un fossé entre “eux et nous” », commente Fati (le prénom a été modifié), la grande sœur de Soum, qui, comme sa cadette, porte le foulard en turban, pour ne pas être associée à la « catégorie femmes voilées », trop polémique à leur goût.

« MA MÈRE M’A DIT : TU TE METS AU BAN DE LA SOCIÉTÉ. » NAWEL

Au sein d’une même famille, les ressorts qui mènent au voile peuvent varier d’une sœur à l’autre. Le foulard n’était pas le choix de Fati. « Je l’ai porté à 17 ans pour des raisons assez simplistes et naïves, c’était un prolongement naturel pour obéir à une injonction de mon père, très conservateur », explique-t-elle. A l’époque, elle vit mal le poids de cette tradition et souffre de « problèmes identitaires ». « Puis, le voile a fini par devenir un choix spirituel », affirme-t-elle. A tel point qu’elle a refusé de passer un examen sans lui. Ironie de l’histoire, c’est son père qui l’a finalement convaincue de l’enlever.

Contrairement à Soum et à Fati, la décision de porter le voile est souvent désapprouvée par les parents. Pour les femmes les plus jeunes du moins. Et sans doute aussi pour les plus diplômées. Le jour où, à 19 ans, Mina annonce qu’elle va se couvrir, sa mère, elle-même voilée, se braque. « Elle ne m’a plus parlé dans les jours qui ont suivi. Elle avait peur que je subisse des discriminations. » La mère de Nawel, qui n’est pas voilée, a été « très choquée » lorsque sa fille s’est couverte. « Elle m’a dit : tu te mets au ban de la société. »

Une crainte partagée par les parents de Latifa, l’ingénieure de La Défense. Elle avait 21 ans lorsqu’elle a choisi de porter le voile. Elle a attendu pour le faire de quitter le domicile familial. Motif ? Ses parents étaient convaincus qu’elle se « coupait l’herbe sous le pied ». « Ils étaient aussi très inquiets pour mon intégrité physique », ajoute-t-elle.

Fatima, une habitante de Gonesse de 50 ans, bénévole au Secours catholique coiffée d’un voile noir, a vu sa fille faire le choix de se voiler à 14 ans. Contre l’avis de son père. « Mon mari pensait qu’elle était beaucoup trop jeune et que ça risquait de lui faire du tort », raconte-t-elle. L’adolescente n’a pas plié.

« QUAND NOUS SOMMES ARRIVÉS EN FRANCE, DU PAKISTAN, (…) JE ME SUIS AFFIRMÉE EN NE METTANT PAS LE VOILE. [AUJOURD’HUI], MA FILLE S’AFFIRME EN LE METTANT. » ASMA

A Champigny-sur-Marne, la mère de Maheen, Asma, n’a jamais caché ses cheveux. « J’ai été surprise du choix de ma fille mais je le respecte, dit-elle. Pour ma génération, dans nos pays d’origine, c’était très différent, nous n’avions pas le choix, c’était effectivement un instrument de soumission. Quand nous sommes arrivés en France, du Pakistan, j’avais 3 ans, ma mère sortait peu, elle ne travaillait pas, on ne voyait pas les femmes dans les rues. Je me suis affirmée en ne mettant pas le voile, ma fille s’affirme en le mettant. »

Pour Maheen, c’est justement parce qu’elle est née en France qu’elle s’autorise à le porter. Pour elle comme pour Latifa, c’est aussi une façon de relever la tête et de s’affranchir de ce qui a pesé sur les trajectoires « souvent tragiques et douloureuses » de leurs aînées, qui ont, aux yeux des jeunes générations, « baissé la tête » et « rasé les murs » pour s’intégrer.

« Nos mères ou nos grands-mères n’étaient pas Françaises, elles ne savaient pas forcément pourquoi elles portaient le voile. Moi, je suis née ici, c’est mon pays ici, j’ai le choix et le droit d’être qui je suis », plaide la jeune femme.

Revendication identitaire pour les uns, affirmation de soi pour elles. « Personne n’imagine, que dans certains cas, le voile puisse aussi être un signe d’intégration, avance Latifa. Pourtant, cela signifie qu’on sort des quartiers. » Et qu’importe ce qu’ont vécu les générations précédentes et ce que les femmes endurent dans d’autres pays, « comparer leur situation avec la nôtre est hors sujet », juge l’ingénieure. Et Zora de conclure : « Ici, nous sommes en France, ici, nous avons le choix, arrêtons les amalgames et le soupçon et faites-nous confiance. »

28 octobre 2019

Comment j’ai essayé de me passer de Google pour de bon (et pourquoi c’est si difficile)

Par Gabriel Coutagne

Moteur de recherche, mais aussi navigateur, messagerie électronique, plate-forme vidéo, serveurs… Notre journaliste a tenté d’effacer entièrement Google de son quotidien.

C’était la fin des vacances. Ce matin-là, j’avais vérifié que ma carte d’embarquement était bien imprimée : Toulouse-Paris. Soudain, mon smartphone a vibré. Une notification s’est affichée. Vu la circulation, il était temps de partir afin de ne pas rater mon vol.

Android, le système d’exploitation développé par Google, avait identifié, dans ma boîte Gmail, la présence d’un billet d’avion. De là, le système a ensuite déduit l’heure d’arrivée idéale à l’aéroport pour que je ne sois pas en retard. Enfin, il a utilisé la fonction de géolocalisation de mon smartphone et en a déduit, en tenant compte des embouteillages, un temps de trajet entre ma position et celle de l’aéroport. Google m’a donc permis d’attraper mon avion et m’a rendu un fier service, ce jour-là.

AVAIS-JE ENVIE QUE MON SMARTPHONE PUISSE AINSI DÉDUIRE TANT DE CHOSES DE MON EXISTENCE ? MA DÉCISION ÉTAIT PRISE. AVEC GOOGLE, IL FALLAIT QU’ON FASSE UNE PAUSE

Mais pour cela, il a utilisé différentes données me concernant, auxquelles je lui avais permis d’accéder en acceptant ces conditions d’utilisation que, comme vous, je ne lis jamais.

Ce jour-là, il avait identifié un événement et m’avait littéralement rappelé à l’ordre. De l’enthousiaste technophile, je suis peu à peu devenu sceptique, jaloux de mes données personnelles. Bien sûr, je savais depuis longtemps que mes recherches sur Google influençaient les publicités qu’on me proposait. Mais, jusque-là, j’avais eu le sentiment que l’empire grandissant de la multinationale sur ma vie quotidienne était inoffensif.

Avais-je envie que mon smartphone puisse ainsi déduire tant de choses de mon existence ? Ma décision était prise. Avec Google, il fallait qu’on fasse une pause.

Mais, comme toutes les ruptures, celle-ci n’allait pas être de tout repos. Smartphone sous Android, Google Agenda, Google Photos, Google Drive, Hangout, Google News, Google Maps, YouTube… Tous ces services étaient jusqu’ici connectés au même compte Google : le mien, et associés à la même adresse mail, hébergée sur Gmail depuis 2007. Tous dépendent d’Alphabet, la maison mère de Google, une entreprise qui a été condamnée, le 21 janvier, à une amende record de 50 millions d’euros. En cause : sa politique de gestion des données personnelles en France.

Google, c’est 90 % des recherches sur Internet

Pour commencer, il a fallu changer de navigateur sur mon ordinateur et sur mon smartphone, afin de me débarrasser de Chrome (le navigateur de Google). Entre Safari, publié par Apple, ou Edge, son concurrent chez Microsoft, il existe aussi Chromium, la version open source de Chrome, Opera ou Firefox, développé par Mozilla…

Mais ça ne suffit pas. Car tous proposent par défaut Google comme moteur de recherche. Il faut donc aussi changer cela dans les paramètres. Car Google, c’est encore et surtout un moteur de recherche redoutablement efficace et en position de quasi-monopole. A travers le monde, il représente l’outil utilisé pour plus de 90 % des recherches, selon StatCounter. Viennent ensuite Bing (détenu par Microsoft), ou Yahoo! (détenu par Oath).

Les alternatives efficaces sont rares. DuckDuckGo garantit de ne pas conserver l’historique de recherche associé à mon adresse IP, tout comme le français Qwant et le néerlandais Startpage (qui interroge différentes bases de données, dont celle de Google), tandis qu’Ecosia promet de réinvestir ses recettes publicitaires dans la reforestation.

Toute ma vie stockée sur Google Drive

J’ai ensuite supprimé l’historique complet des positions enregistrées par mon smartphone. Mais ce n’était que le début. J’avais, pour ainsi dire, « toute ma vie » sur Google Drive : des scans de mes pièces d’identité, des fiches de paie, ma carte de presse, des notes, des photos de vacances, des souvenirs, des échanges de mails amoureux… De nombreux documents dont la présence « sur le cloud » était aussi pratique que rassurante.

Pour se débarrasser de Google, il fallait donc que je trouve une alternative. La première qui m’est venue à l’esprit, c’est Dropbox. J’avais déjà un compte, limité à 2 Go. Bien loin des 15 Go de stockage gratuits sur Google Drive. Et les conditions générales d’utilisation de Dropbox stipulent que ses utilisateurs doivent lui accorder l’autorisation de réaliser certaines opérations, « ainsi qu’à nos filiales et aux tiers de confiance avec lesquels nous collaborons ».

ETAIT-IL POSSIBLE, FINALEMENT, DE NE PAS CONFIER SES DONNÉES À UNE ENTREPRISE PRIVÉE ?

Etait-il possible, finalement, de ne pas confier ses données à une entreprise privée ? Comment rivaliser avec les gigantesques data centers de Google, ces immenses hangars remplis de serveurs dans lesquels s’entassent nos données, accessibles à tout moment grâce à une connexion Internet ? Une solution : avoir mon propre serveur.

J’ai donc recherché comment accueillir chez moi un « NAS » (Network Attached Storage, un serveur de stockage en réseau). Il existe de nombreux fabricants : Synology, Qnap, Asustor, Thecus, Buffalo… Les inconvénients ? Il est nécessaire d’avoir son serveur toujours allumé pour avoir accès à ses données et pour les synchroniser. Le NAS suppose aussi un investissement de départ (une centaine d’euros, sans compter les disques durs, pour les moins chers). Et la démarche n’est pas sans risque. Un incendie, un cambriolage, un choc violent, un dégât des eaux, et c’en est fini des données stockées sur le NAS. Il faudra que je pense à faire une sauvegarde…

Après de longues semaines d’hésitation, je saute le pas. Un NAS, un disque dur, et un peu de patience, pour installer et maîtriser la machine – notamment si l’on souhaite accéder aux données à distance.

Mais cette première étape d’installation m’a fait aller plus loin. Les logiciels des fabricants de NAS proposent en effet des alternatives à Google Photos ou Photos chez Apple. Sur certains modèles, on trouve également des applications de travail partagé, comme un traitement de texte, ou un tableur, sur le modèle de Google Office ou Microsoft Office 365. Il existe même des équivalents de WhatsApp (pour peu qu’on convertisse ses proches, ce qui prendra du temps). Certains utilisateurs vont même jusqu’à héberger leur bibliothèque musicale sur leur machine, afin de pouvoir l’écouter depuis leur smartphone, s’évitant ainsi un abonnement chez Apple Music, Spotify ou Deezer.

Que faire de ma boîte Gmail ?

Restait à voir pour ma boîte mail Gmail. Je pouvais tenter d’héberger mes mails sur mon propre serveur domestique, mais il fallait aussi être propriétaire d’un nom de domaine. Ça m’aurait permis par exemple de bricoler des adresses amusantes comme latete@to.to, ou encore rst@uvw.xyz mais, faute de temps, j’ai remis ça à plus tard.

De nombreux services revendiquent le respect de la vie privée, comme Lavabit, connu grâce à un de ses utilisateurs : Edward Snowden. Certains mettent en avant la localisation géographique et les législations auxquelles sont soumis les serveurs. Par exemple, Tutanota explique que les données sont « stockées dans leurs propres serveurs dans des centres de données fortement sécurisés en Allemagne », donc soumis au règlement général sur la protection des données (RGPD), tout comme Mailbox. Runbox vante la rigueur de la législation norvégienne ; ProtonMail, celle de la législation suisse.

La manière dont les données sont chiffrées (c’est-à-dire rendues illisibles sans une clé de décryptage détenue par l’utilisateur) rentre aussi en compte. Par exemple, ProtonMail propose un algorithme de chiffrement open source, c’est-à-dire vérifiable par des experts en chiffrement dans le monde entier. Après des tests, j’ai donc finalement opté pour ProtonMail, notamment parce que son interface me paraissait la plus simple d’utilisation, et la moins dépaysante quand on est habitué à Gmail. Pour ce qui est de mes anciens mails, il suffisait de les télécharger et de les sauvegarder sur mon NAS, qui permet également de naviguer facilement parmi ces gigaoctets de données.

Pour l’agenda, en revanche, l’offre est beaucoup plus restreinte. L’association française Framasoft propose une suite de services alternatifs à ceux proposés par les Gafam, dont Framagenda, compatible avec des clients comme le calendrier d’Apple, Google Agenda, ce qui permet de s’abonner à d’autres agendas (ceux de membres de sa famille, ou des agendas professionnels).

Se débrouiller sans Waze ni Google Maps

Enfin, il me fallait encore me séparer de Google Maps, ou de Waze. En cas de déplacement en voiture, pour connaître l’état de la circulation, je n’ai trouvé que Sytadin, l’outil de la direction régionale et interdépartementale de l’équipement et de l’aménagement, mais limité à l’Ile-de-France.

J’ESPÉRAIS QU’APRÈS CETTE RUPTURE, GOOGLE ARRIVERAIT À M’OUBLIER

Pour le reste, plusieurs solutions s’offraient à moi : racheter un plan de Paris, me perdre avec délectation (ou pas) dans les rues de la capitale, ou trouver une alternative.

Moyennant un abonnement, l’IGN propose une application donnant accès à toutes ses cartes, à de nombreuses échelles, dont certaines sont très précises. Il existe également les cartes du projet open source Maps.me, qui permet de les consulter hors connexion. La spécificité de cet outil est que, comme Wikipedia, il est enrichi par ses utilisateurs ; l’inconvénient, c’est que certaines adresses restent introuvables, comme celle de mon domicile, pourtant en proche banlieue parisienne... Mais jusqu’à maintenant, je me souviens de l’endroit où j’habite.

Une boîte Gmail et un compte Drive vide ainsi qu’un historique de navigation et de géolocalisation vierge : j’espérais qu’après cette rupture, Google arriverait à m’oublier. C’était la fin des vacances, je suis revenu au journal. Mon ordinateur s’est allumé, Chrome s’est lancé, s’ouvrant sur ma boîte mail professionnelle. Sur Gmail. La plupart des services informatiques courants utilisés par les salariés du Monde (e-mail, agenda, documents partagés) sont en effet fournis… par Google.

26 octobre 2019

L’usage des trottinettes désormais encadré par le code de la route

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Cette « nouvelle catégorie de véhicule » devra rester sur les pistes cyclables, mais rouler sur les trottoirs pourra être exceptionnellement autorisé.

Les trottinettes sont maintenant des moyens de transport à part entière et soumises à ce titre à des règles. Vendredi 25 octobre, un décret a été publié au Journal officiel pour encadrer leur usage, ainsi que ceux des autres « engins de déplacement personnels motorisés » (EPDM) comme les gyroroues et les hoverboards.

Le texte, appelé à entrer en vigueur en partie dès samedi (une autre partie concernant les aspects technologiques entrera en vigueur le 1er juillet 2020), modifie le code de la route et s’adresse aux usagers, aux collectivités territoriales et aux forces de l’ordre.

Il vise à « définir les caractéristiques techniques et les conditions de circulation des engins de déplacement personnel », motorisés ou non motorisés, présentés comme de « nouvelles catégories de véhicules ».

Trottoirs interdits. En ville, les trottinettes devront rester sur les pistes cyclables, lorsqu’elles existent. Rouler sur le trottoir sera en principe interdit, mais pourra être exceptionnellement autorisé, « à condition [que les engins] respectent l’allure du pas et n’occasionnent pas de gêne pour les piétons ». En revanche, le stationnement sur les trottoirs est permis, tant que ça ne gêne pas les piétons. Mais certains maires, comme Anne Hidalgo à Paris, ont d’ores et déjà fixé leurs règles : il est ainsi interdit de se garer sur les trottoirs de la capitale.

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Un seul conducteur. Les engins de déplacement personnel motorisés ne peuvent transporter qu’un seul conducteur « âgé d’au moins douze ans », prévoit le décret, qui interdit à ce conducteur de « pousser ou tracter une charge ou un véhicule » ou de « se faire remorquer par un véhicule ».

Vitesse limitée à 25 km/h. La loi prévoit désormais que ces engins ne doivent pas pouvoir dépasser une vitesse de 25 km/h, alors que certains constructeurs offraient la possibilité d’atteindre jusqu’à 80 km/h. Conduire un engin conçu pour dépasser cette vitesse (par construction ou après avoir été débridé) sera passible de 1 500 euros d’amende, voire 3 000 euros en récidive.

Equipements obligatoires la nuit. « Lorsqu’il circule la nuit, ou le jour lorsque la visibilité est insuffisante », un conducteur d’EDPM devra porter soit un gilet de haute visibilité, soit un équipement rétro-réfléchissant. Le port d’un tel équipement, ainsi que celui d’un casque, est obligatoire dans le cas d’une circulation – si elle est autorisée – hors agglomération. Des maires peuvent en effet « autoriser la circulation sur les routes dont la vitesse maximale autorisée est inférieure ou égale à 80 km/h, sous réserve que l’état et le profil de la chaussée ainsi que les conditions de trafic le permettent ».

Feux et freins obligatoires. Comme les vélos, les engins devront être équipés de feux de position avant et arrière, d’un système de freinage et d’un avertisseur sonore.

22 octobre 2019

Entretien - Michel Desmurget : « La multiplication des écrans engendre une décérébration à grande échelle »

Par Pascale Santi, Stéphane Foucart

Pour le neuroscientifique, laisser les enfants et les adolescents face à des écrans relève de la maltraitance. Il alerte sur ce problème majeur de santé publique.

Michel Desmurget dirige, au CNRS, une équipe de recherche sur la plasticité cérébrale. Il vient de publier La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants (Seuil, 425 pages, 20 euros).

En se fondant sur la littérature scientifique disponible, le neuroscientifique y détaille les effets de l’omniprésence des outils numériques sur la cognition, le comportement et le bien-être des enfants.

Vous abordez dans votre livre les différents types d’écrans classiques, les jeux vidéo, etc. Qu’est-ce qui est le plus délétère pour l’enfant ?

C’est la convergence de tout cela. De nombreuses études mettent en évidence l’impact des écrans, quels qu’ils soient, sur des retards dans le développement du langage, sur le sommeil et l’attention. Le cerveau – surtout lorsqu’il est en construction – n’est pas fait pour subir ce bombardement sensoriel.

Quelles sont les données disponibles sur le temps d’écran ?

Le temps d’écran n’est pas seulement excessif, il est extravagant. Aux Etats-Unis, on est à près de trois heures par jour à 3 ans, quatre heures quarante entre 8 et 12 ans et six heures quarante entre 13 et 18 ans. En France, les enfants de 6 à 17 ans passaient en moyenne, en 2015, quatre heures et onze minutes par jour devant un écran, selon l’étude Esteban menée par Santé publique France. D’autres données diffèrent un peu, mais elles sont toutes dans des fourchettes équivalentes, et, dans tous les cas, dans des proportions très élevées. Seulement 6 % à 10 % des enfants ne sont pas touchés.

Est-ce si grave ?

Avant 6 ans, il est montré que les écrans ont un effet dès quinze minutes par jour. Dans les cinq à six premières années de la vie, chaque minute compte : c’est une période de développement absolument unique, d’apprentissage, de plasticité cérébrale qui ne se reproduira plus !

Au-delà de 6 ans, jusqu’à une demi-heure, voire une heure de consommation par jour, il n’y a pas d’effets mesurables pour peu que les contenus consultés soient adaptés et que cette activité ne touche pas le sommeil. Mais on est très au-delà. Ce qui se produit en ce moment est une expérience inédite de décérébration à grande échelle.

Pour les adolescents, le niveau moyen de consommation est-il problématique ?

On peut vraiment parler d’épidémie chez les adolescents ; c’est un problème majeur de santé publique. La littérature dans son ensemble indique notamment des effets délétères des écrans sur la concentration. Quels que soient le contenu, le support, le cerveau n’est pas conçu pour de telles sollicitations exogènes. Un grand nombre de travaux montrent des risques accrus de dépression, d’anxiété, de suicide, liés au temps d’écran.

Enfin, les écrans contribuent aussi à la diffusion de contenus à risque sur la drogue, le tabac ou la sexualité. Pour les adolescents, cela prend entre 40 % à 50 % du temps de veille ; l’une des atteintes majeures porte sur le sommeil.

Selon les dernières statistiques, la majorité des adolescents sont en dette de sommeil – activité fondamentale. Pour une large part, cette dette est liée à l’usage numérique qui décale l’heure du coucher (il faut bien prendre quelque part le temps offert aux écrans) et retarde l’endormissement (la lumière émise par les écrans perturbe la sécrétion de mélatonine, l’hormone du sommeil).

Vous évoquez un lien entre l’utilisation des écrans et la chute des capacités cognitives, est-ce sérieux ?

Rappelons qu’il existe notamment un lien fort entre la richesse du langage et la performance intellectuelle. Robert Sternberg, professeur de psychologie cognitive à l’université de Yale, ne disait-il pas que « le vocabulaire est probablement le meilleur indicateur singulier du niveau d’intelligence générale d’une personne » ?

Les écrans interfèrent avec le développement de nos aptitudes verbales, même s’il existe d’autres causes, scolaires (baisse du nombre d’heures d’enseignement…) ou environnementales (perturbateurs endocriniens…). Par exemple, chez un enfant de 18 mois, chaque demi-heure supplémentaire passée avec un appareil mobile multiplie par 2,5 la probabilité d’observer des retards de langage. De même, plus le temps d’écran est important, moins les enfants sont exposés aux bienfaits de l’écrit, de la lecture.

Considérez-vous que la gravité de la situation est telle que l’Etat devrait intervenir ?

Le fait d’être informé serait un bon début. Mais d’autres prennent des mesures. A Taïwan, si vous exposez votre enfant de moins de 2 ans à un écran, vous avez une amende de 1 500 euros. Et entre 2 et 18 ans, si c’est plus d’une demi-heure consécutive, c’est la même amende. Je ne sais pas si c’est souhaitable et comment le mettre en place, mais c’est intéressant : les Taïwanais considèrent que c’est une maltraitance.

En France, l’Etat ne se préoccupe même pas du fait qu’un enfant ou un adolescent puisse avoir accès en un clic à des vidéos très trash, pornographiques ou hyperviolentes. Cela devrait changer.

Vous sentez-vous seul dans ce combat-là ?

Je me suis senti très seul en 2011, quand j’ai sorti mon livre sur la télévision [TV lobotomie. La vérité scientifique sur les effets de la télévision, Max Milo, 2011]. Je me sens de moins en moins seul en tant que scientifique, et parce que le problème commence à se voir.

Le discours « Il faut les utiliser de façon raisonnée » ou « Ne soyez pas trop alarmiste » commence à se heurter à l’épreuve du réel. Professionnels de l’enfance et enseignants sont en première ligne et constatent des troubles au niveau de l’attention, du langage, de l’apprentissage, etc.

Au collège et au lycée, et même plus tôt, les tablettes et les portails Web éducatifs se généralisent. Que faire lorsque les écrans envahissent le système scolaire ?

Quelques études montrent qu’un livre papier favorise la compréhension, même si le lecteur n’en a pas toujours conscience… Mais bon, si la tablette sert à consulter les notes, les devoirs, et le contenu des manuels, il n’y a pas de problème. De même, si les enfants apprennent à utiliser certains outils numériques – écrire du code, utiliser un traitement de texte… Il faut toutefois discuter de ce que cela remplace.

Le vrai problème est qu’on est en train de transférer au numérique une partie de la charge d’enseignement : faire apprendre les maths, le français, l’anglais, etc. Or, les études récentes montrent toutes que cela nuit à la qualité de l’apprentissage. Un enseignant qualifié, c’est toujours mieux qu’un écran. Les études PISA montrent même que, plus les gamins utilisent les logiciels d’apprentissage, plus leurs notes baissent, et ces effets ne sont pas marginaux.

Les études PISA et deux études académiques récentes soulignent que, si vous voulez faire exploser les inégalités sociales, le meilleur moyen est d’utiliser le numérique à l’école. On nous l’a toujours vendu comme un moyen de réduire les inégalités, mais, en réalité, cela les accroît massivement. Les enfants les plus aptes à utiliser de manière profitable ces outils sont ceux qui ont un support humain à la maison, c’est-à-dire les plus favorisés.

Pourquoi l’Académie américaine de pédiatrie est-elle beaucoup plus sévère sur le sujet que ne l’a été l’Académie des sciences française ?

D’abord parce qu’elle a demandé à des spécialistes du sujet de plancher dessus, alors que ce sont des scientifiques non spécialistes – par exemple, un expert des allergènes du jaune d’œuf – qui ont mené ce travail pour l’Académie des sciences française, sans avoir lu la littérature, mais en auditionnant quelques personnalités. Pur argument d’autorité.

Par ailleurs, comme l’a suggéré Le Monde à l’époque, d’autres intérêts que la science et la santé publique ont pu jouer dans la rédaction et la publication de l’expertise de l’Académie.

Peut-on priver un enfant de téléphone portable de la sixième à la seconde sans provoquer une forme de marginalisation ou de désocialisation ?

C’est un excellent argument de pression des enfants sur leurs parents… Mais beaucoup d’études montrent que ces outils – notamment le smartphone et l’utilisation des réseaux sociaux – ont des effets négatifs sur le développement et la vie des enfants et des ados.

Je n’en connais aucune – mais peut-être seront-elles un jour publiées – montrant que l’absence de ces outils puisse avoir quelque effet négatif que ce soit.

Il y a sûrement des parents qui vous diront que leurs enfants ont été ostracisés, etc. Mais, à l’échelle de la population, il n’existe à l’heure actuelle aucune étude indiquant que le fait de priver un enfant de l’accès à ces instruments puisse avoir un effet négatif à court ou à long terme. Cependant, ce n’est pas parce que les écrans récréatifs ont des effets délétères qu’on doit rejeter le numérique dans son ensemble ! Personne n’est technophobe au point de réclamer le retour à la roue pascaline. Sans aller jusque-là, on peut aussi donner des téléphones à clapet aux enfants au lieu des smartphones.

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