Entretien - Pour Philippe Le Gal, organisateur de la Nuit du cirque, « les femmes pensent le cirque de demain »
Par Rosita Boisseau
Le président de l’association Territoires de cirque, qui regroupe un grand nombre de compagnies, réclame davantage de moyens pour la création.
Pour sa première édition, vendredi 15 novembre, La Nuit du cirque met à l’affiche plus de soixante compagnies dans soixante lieux disséminés dans toute la France. Pilotée par l’association Territoires de cirque, créée en 2004 et qui rassemble aujourd’hui près de cinquante structures, cette opération fête les arts de la piste en tapant aussi du poing sur la table. Entretien avec Philippe Le Gal, président de l’association Territoires de cirque, directeur du Carré Magique, à Lannion (Côtes-d’Armor).
Quels sont les enjeux de cette Nuit du cirque, treize ans après le cri d’alarme « Le cirque est en danger » lancé en 2006 par Territoires de cirque ?
Depuis une dizaine d’années, il y a une montée en puissance du cirque de création, tous formats et genres confondus, que ce soit dans les théâtres, sous chapiteau, et de plus en plus dans l’espace public, mais les soutiens financiers ne suivent pas. Le dynamisme que tout le monde souligne ne va pas avec une augmentation des crédits. Il nous a donc paru important de proposer, avec cette Nuit du cirque, un état des lieux pour rappeler au public, aux professionnels et aux pouvoirs publics que le cirque continue de se battre pour exister. Oui, il reste l’aventure jeune, furieuse, de ses débuts dans les années 1980, mais il a aussi muté. En 2019, quatre générations d’artistes cohabitent sur scène.
Pour quelles raisons les artistes se déploient-ils de plus en plus dans les espaces publics ?
Les jeunes artistes sont de plus en plus nombreux et cherchent des espaces pour présenter leur travail. En 1990, on dénombrait 93 troupes de cirque de création, puis 404 en 2006 et actuellement, on en compte près de 800. Lorsque les scènes ne sont pas accessibles, que les programmateurs ne le sont pas non plus, la rue l’est, comme la campagne, d’ailleurs. Ce sont des espaces de liberté lorsque l’on démarre. Et la nature, conscience environnementale oblige, devient de plus en plus une source d’inspiration pour l’écriture de pièces in situ. Mais la composante économique n’est pas la seule clé de lecture. Il faut voir dans le développement du cirque dans l’espace public un appétit d’expérimentation grandissant. L’artiste de cirque aime à se confronter avec le public, en se rapprochant du théâtre de rue.
Qu’en est-il de la diffusion des spectacles qui tournent généralement quatre à cinq ans si tout va bien ?
Tout s’accélère. Il y a encore quelques années, une production de cirque, qui exige entre une et deux années de répétition, ce qui est spécifique au genre, tournait au moins quatre ans. Aujourd’hui, cette temporalité se réduit à un an ou deux. Certains spectacles ne décrochent qu’une vingtaine de dates sur une saison, ce qui est terrible compte tenu de l’énergie que demande une création. La fragilisation vient aussi du fait que les interprètes n’ont plus envie de consacrer cinq ans de leur vie à une même pièce. Les mentalités changent. Les carrières sont courtes. Les artistes ont envie de monter leurs propres projets et endossent parallèlement les statuts d’interprète et d’auteur. De nombreux circassiens jouent parfois deux ou trois spectacles en même temps.
Qu’en est-il de la diffusion dans les réseaux généralistes ?
Elle est difficile. Si l’on parle de cirque familial, de cirque de divertissement, alors oui, il est présent dans tous les réseaux de diffusion car il remplit les salles, mais il y a aussi un cirque plus expérimental qui doit être davantage soutenu. Et dans le contexte de stagnation des crédits, la tentation du repli de chaque secteur – théâtre, musique, danse – sur son cœur de métier est grande, au risque de laisser de côté ce cirque.
Qu’attendez-vous de l’Etat ?
Nous voulons rappeler que le cirque de création est un formidable outil de promotion d’une politique culturelle ambitieuse. Le cirque touche tous les publics, il est intergénérationnel, il est liberté et refus de l’enfermement. Alors qu’on parle de plus en plus d’éducation artistique, le cirque peut participer à ce mouvement. C’est un art inclusif, de proximité, mobile dès lors que le chapiteau l’abrite, en rien intimidant. Financièrement, nous sommes largement en dessous des autres institutions comme les Centres dramatiques nationaux ou les Centres chorégraphiques nationaux. Les douze Pôles nationaux cirque bénéficient d’un plancher de financement de l’Etat de 250 000 euros quand les Scènes nationales perçoivent quelque 500 000 euros.
Que devient le chapiteau dans ce contexte ?
Il y a trois ou quatre ans, on a craint que la diminution des projets de création sous chapiteau entraîne leur disparition. Les grands noms comme le Cirque Plume, par exemple, disparaissent. Mais la toile résiste. Une quinzaine de spectacles sont aujourd’hui en cours d’exploitation, et ce nombre remonte peu à peu. Les difficultés sont multiples : le montage financier d’un spectacle sous chapiteau est lourd et complexe ; le chapiteau lui-même est un investissement qui pèse dans les budgets ; les lieux d’implantation dans les villes sont de plus en plus difficiles à trouver en raison de l’expansion immobilière ; les municipalités sont de moins en moins enclines à accueillir les toiles ; quant aux Scènes nationales et autres, elles resserrent les budgets… Cette conjonction de paramètres explique le problème. Mais les jeunes artistes semblent y revenir. D’ici à 2022, trente projets sous chapiteau vont se créer.
Quelles sont les lignes de force du cirque actuel ?
Nous avons eu beaucoup de spectacles récemment avec du mât chinois et de la roue Cyr. On voit apparaître des tentatives de théâtralité, mais encore discrètes. Le cirque de création se décline de plus en plus au féminin. Les femmes s’emparent de tous les agrès, s’imposent au mât chinois ou sur le fil pour des traversées à très grande hauteur comme Tatiana Mosio-Bongonga ou Johanna Gallard. L’art clownesque ne leur échappe pas non plus avec des personnalités comme Proserpine ou Kati Pikkarainen. Elles sont également présentes lorsqu’il s’agit de poursuivre l’histoire et non de l’effacer, comme Marie Molliens du Cirque Rasposo, Pascaline Hervé du Cirque du Docteur Paradi. Elles pensent le cirque de demain et osent l’autodérision. Jeunes ou confirmées, elles placent la barre très haut.
Quelles sont les relations du cirque de création avec les enseignes traditionnelles ?
Au-delà de la question très sensible de la présence de l’animal sauvage, les cirques traditionnels traversent une crise profonde. Ils ont le droit d’exister car ils font partie intégrante de l’histoire, nous ne le contestons pas. S’il y a nécessité à leur venir en aide, ce qui vaut pour les entreprises de tel ou tel secteur économique en grande difficulté doit aussi être vrai pour le cirque traditionnel : il y a des instances publiques et économiques prévues à cet effet. Mais ce n’est pas du ressort du ministère de la culture dont les missions fondamentales sont d’accompagner la création artistique. Notre actuel ministre de la culture entend placer l’artiste au centre de son action. Il s’agit bien d’une politique publique de l’art et de la culture et nous travaillons dans ce cadre qui, à ma connaissance, n’est pas celui des enseignes de cirque traditionnel.
Vendredi 15 novembre en France, le cirque se déploiera dans toute sa diversité. Soixante spectacles seront proposés au public pour la première édition de cette initiative, pilotée par l’association Territoires du cirque, qui œuvre pour la diffusion de ce courant artistique et son renouveau. De La Chute des Anges, présenté par Raphaëlle Boitel et la Compagnie L’Oubliée à Bourg-en-Bresse au Bestiaire D’Hichem, proposé par Jeanne Mordoj et la compagnie BAL à La Courneuve (Seine-Saint-Denis) en passant par le Nouveau Cirque du Vietnam de Teh Dar à La Villette et Reflets dans un œil d’homme de la Compagnie Diable au corps au Montfort théâtre à Paris, le public pourra prendre la mesure de l’évolution d’un genre encore trop cantonné, dans l’esprit de beaucoup de gens, à la triade clowns-acrobates-dresseurs. Carte des spectacles, horaires et tarifs sur lanuitducirque.com.