Par Pascale Robert-Diard
Les procureures Françoise Benezech et Brigitte Pesquié ont demandé au tribunal de condamner les anciens dirigeants au maximum de la peine encourue, un an d’emprisonnement, et la publication du jugement.
Dans une vie de procureure de chambre correctionnelle, ils sont rares ces moments où le public serré sur les bancs vous est tout entier acquis, savoure chacun de vos mots, surtout les plus cruels, et même, oui, vous applaudit. Ce moment, Françoise Benezech et Brigitte Pesquié l’ont vécu, vendredi 5 juillet, pendant leur réquisitoire à deux voix au procès France Télécom. Six heures pendant lesquelles elles ont accablé les anciens dirigeants de l’entreprise devant un auditoire de syndicalistes, d’agents, de proches ou de familles parties civiles au procès.
Avant de requérir contre les trois principaux prévenus, Didier Lombard, Louis-Pierre Wénès et Olivier Barberot, la peine d’un an d’emprisonnement ferme et 15 000 euros d’amende pour le délit de harcèlement moral qui leur est reproché, Brigitte Pesquié avait résumé d’un trait mordant leur personnalité : « Je suis quelqu’un de bien et vous n’y connaissez rien à l’économie. » Ils se comportent « comme les chauffards sur la route, avait ajouté la procureure, ce n’est jamais leur conduite qui est en cause, c’est celle des autres et la réglementation ».
« Contre ce harcèlement moral commis en réunion, voire en bande organisée par des personnes qui abusent de leur pouvoir, je vous demande de prononcer la peine maximum parce que son seul sens est d’être maximum », a conclu Brigitte Pesquié, qui a également requis la peine maximale d’amende de 75 000 euros contre l’entreprise, poursuivie en qualité de personne morale, ainsi que huit mois d’emprisonnement et 10 000 euros d’amende contre les quatre autres prévenus, jugés pour « complicité de harcèlement moral ». Elle a demandé au tribunal d’accompagner son jugement d’une obligation de publication « en pensant à tous ceux qui, hors de cette salle, attendent votre décision dans leur entreprise ».
« Procès historique »
A sa collègue du parquet, Françoise Benezech, était revenu le rôle de présenter, une à une, les pièces du puzzle qui, selon l’accusation, établissent la preuve d’un harcèlement moral érigé en stratégie d’entreprise. Elle avait adressé ses premiers mots à l’ancien PDG : « Quel dommage, Didier Lombard, qu’un esprit organisé comme le vôtre qui a contribué à l’excellence scientifique française, ait été mis au service d’un seul impératif, au point de vous rendre sourd et aveugle à tout ce qui n’était pas la fin qui justifie vos moyens ! Quel dommage que vous ayez toujours réponse à tout au point d’éprouver de la tristesse mais pas de regret face au drame vécu par les personnes humaines qui ne sont plus là aujourd’hui pour vous parler ! »
A l’intention de l’ensemble des prévenus qui récusent les faits qui leur sont reprochés, Françoise Benezech a précisé : « Le but de ce procès n’est pas de poser un jugement de valeur sur vos personnes. Il est de démontrer que le harcèlement moral prévu à l’article 222-33-2 du code pénal peut être constitué par une politique d’entreprise, par l’organisation du travail et qualifier ce que l’on appelle le harcèlement managérial. » Appelant le tribunal à faire œuvre de jurisprudence, elle a observé : « On a parlé à juste titre de procès historique. L’évolution du droit vous permet de reconnaître l’infraction pénale de harcèlement managérial. »
Cette infraction « suppose une pluralité d’actes positifs répétés qui outrepassent l’exercice normal du pouvoir de la direction, a expliqué la procureure. La preuve de la réalité de la dégradation des conditions de travail n’est pas nécessaire s’il est établi qu’il s’agissait de l’objectif de l’auteur des agissements. Le harcèlement est nécessairement intentionnel. »
Pour l’accusation, la preuve de cette « intention » se trouve dans le dossier. « Il est incontestable qu’en programmant la restructuration par des réductions massives d’effectifs – les 22 000 départs – et des mutations professionnelles en trois ans, les dirigeants ont conscience qu’ils déstabilisent les salariés. Depuis la conception des plans Next et Act jusqu’à leur mise en œuvre que vous pilotez, vous savez que vos prévisions et les méthodes pour y parvenir vont dégrader les conditions de travail. Vous allez même plus loin. Vous la recherchez cette déstabilisation. Et vous la baptisez déstabilisation positive », a affirmé la procureure.
Un « choix prémédité de déstabilisation des salariés »
Dans les nombreux documents écrits ou enregistrés à l’époque du lancement des plans Next et Act, Françoise Benezech puise des citations des dirigeants – « Il faut sortir les salariés de leur zone de confort », « c’est le business qui commande » – et observe : « C’est trop facile treize ans plus tard de refaire l’histoire parce que la vérité vous dérange ! »
En 2006, dit-elle, France Télécom avait surmonté le pic de la crise financière. « L’entreprise était sur la crête. Il fallait faire un choix. Et au lieu de profiter de la bouffée d’oxygène et de ralentir, vous décidez au contraire de maintenir et même d’accélérer le processus en profitant du mieux-être de la société pour rassurer les investisseurs, en doublant les dividendes. Il fallait alors faire un maximum de cash-flow, 7 milliards en trois ans, au moyen, notamment, de réduction massive d’effectifs. »
Les plans Next et Act, rappelle la procureure, n’ont pas fait l’objet d’un accord collectif. Ils ont été mis en place « dans l’impréparation et l’imprécision. Nécessairement leur mise en œuvre ne peut s’effectuer sans déstabilisation ». « Il faut faire vite, vite » est alors le maître mot du responsable des Opérations France, Louis-Pierre Wenès. « Il est tellement pressé, Monsieur Wenès, qu’il en oublie qu’il parle de personnes humaines : “Les 22 000, d’où doivent-ils partir, où je vais faire entrer les 6 000 et ces 10 000 qui doivent changer de métier ?” », cite-t-elle.
Françoise Benezech reprend chaque étape de ces plans qui, selon elle, révèle un « choix prémédité de déstabilisation des salariés » : l’objectif des 22 000 départs, « conçu avec la direction financière », alors même que les dirigeants savent que ces départs ne peuvent être « naturels » ; des « mesures d’accompagnement » qui visent en réalité à pousser les salariés vers la sortie. La procureure ironise au passage sur « le mélange de novlangue et de langage corporate permettant de justifier n’importe quelle action délétère derrière des mots en apparence inoffensifs et bienveillants », tels que ceux incitant le salarié à « devenir acteur de son évolution professionnelle ».
« On ne va pas faire dans la dentelle »
Elle leur oppose le « parler vrai » des réunions de cadres dans lesquelles ceux-ci étaient fortement incités à « mettre le même niveau de pression partout », « supprimer le poste pour faire bouger », « retirer la chaise en mettant en déploiement », « déstabiliser par le développement des emplois précaires et des tâches dévalorisantes pour les sédentarisés » et rappelle que la part variable de leur rémunération était indexée sur la déflation des effectifs.
« Et pour faire faire le sale boulot aux managers de proximité », ajoute la procureure, on crée une Ecole de management France, dans laquelle on organisait « des jeux de rôles pour apprendre à convaincre quelqu’un qui ne voulait pas partir ». Elle cite encore les mots des dirigeants eux-mêmes face aux cadres réunis en convention à la Maison de la chimie à Paris à l’automne 2006 : « Il faut bien se dire qu’on ne peut plus protéger tout le monde », « on ne va pas faire dans la dentelle ». « Des gaffes », avait dit Didier Lombard à l’audience. « Non, Monsieur Lombard, quand les paroles vont toujours dans le même sens, ce ne sont plus des gaffes ! », répond Mme Benezech.
Françoise Benezech cingle : « Ces mots vous reviennent aujourd’hui en boomerang. Ils reflètent très exactement ce que les témoins et les parties civiles ont pu constater et vivre sur le terrain. Ils étaient devenus le véritable catéchisme des managers. » Elle conclut : « Parce que cette obsession du départ en trois ans de 22 000 salariés est devenue le cœur de métier des dirigeants de France Télécom, alors on peut dire que Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès, Olivier Barberot et dans une moindre mesure leurs quatre zélés complices, peuvent qualifier leurs agissements ainsi : le harcèlement moral est mon métier. »
La dernière phrase est de trop. Mais il est difficile de résister à la tentation d’être acclamée.