Les 18 à 25 ans sont de plus en plus nombreux à ne pas se mettre au volant à Paris. Une tendance que nous décryptent les spécialistes.
Selon la préfecture de Police de Paris, le nombre de 18/25 ans qui se sont présentés au permis dans la capitale a diminué de 10% en cinq ans.
Nadjate, 25 ans, étudiante en géopolitique ; Marion, 23 ans, à HEC à Jouy-en-Josas ; Vincent, éducateur spécialisé vivant à Ivry, 29 ans… Aucun de ces Parisiens ou Franciliens n'a le permis de conduire. À la question "pourquoi?", la même réponse fuse, lancée sur le ton de l'évidence : "Mais, je n'en ai pas besoin!" Ces jeunes adultes qui se passent de la carte plastifiée rose – mise en circulation depuis trois ans – ne sont pas des oiseaux rares : seulement 60 % des moins de 30 ans vivant dans l'agglomération parisienne (Paris et petite couronne) détiennent le sésame qui permet de tenir un volant, contre 80 % en grande couronne*. "Dans mon groupe d'amis, on est une majorité à ne pas l'avoir, je ne suis pas une originale", explique Nadjate. Vincent, lui aussi, ne se considère pas "comme un ovni, parce que je n'ai pas ce diplôme. C'est assez fréquent à Paris!".
« Les gens se déplacent moins en voiture»
Ce choix de vie s'accentue même chez les plus jeunes, les 18-24 ans. Il y a trente ans, c'était "passe ton bac, et ton permis ensuite". À la sortie du lycée, deux Franciliens sur trois décrochaient le permis. En 2010, ils n'étaient plus que 46 %, selon une étude du Stif, l'autorité des transports parisiens. En 2012, la baisse se confirme : 45,4 % des 18-24 ans ont passé l'examen**, d'après la Prévention routière. "Nous avons demandé à ces jeunes Franciliens sans permis s'ils le préparaient : plus de la moitié n'était pas dans cette démarche", ajoute-t-on à l'association de lutte contre l'insécurité routière.
"Les jeunes passent moins le code et la conduite. Ce phénomène est global : il s'observe dans tous les pays industrialisés, même aux États-Unis depuis le début des années 2000. Il est à relier au ‘‘peak car travel'' [le plafonnement des déplacements automobiles], atteint dans la plupart de ces pays entre 2000 et 2005 : les gens se déplacent moins en voiture", précise Jean-Loup Madre, chercheur à l'Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux (Ifsttar). "En France, ce comportement nouveau a vu le jour après la suppression, en 1997, du service militaire obligatoire qui permettait aux jeunes hommes de passer le permis gratuitement."
"Impossible de s'en sortir avec 20 heures de conduite"
Mais dans ce contexte général, la capitale se distingue : "Les jeunes y passent le permis plus tard que les provinciaux. Il y a un décalage de 4/5 ans", observe Patrick Bessone, président de la branche éducation routière au CNPA, le Conseil national des professions automobiles, une organisation patronale représentant 190 auto-écoles en Île-de-France. "Dans la capitale, l'examen est plus dur à décrocher, puisqu'il se passe dans des conditions réelles et que la circulation n'est pas la même qu'en province [taux de réussite en 2015 : 50 % à Paris, contre 60 % pour toute la France]. Le coût est également plus élevé, entre 1.500 € et 1.700 € contre 1.300 € en province." Un coût estimé pour un forfait de 20 heures de conduite, le minimum exigé. Mais un gérant d'auto-école parisien interrogé par le JDD estime qu'il faut plutôt compter 50 heures de conduite, soit autour de 2.500 €! "Pour l'examen pratique, les candidats partent de Vélizy au sud, ou Gennevilliers au nord : ce sont des parcours compliqués, décrit-il, et c'est impossible de s'en sortir avec seulement 20 heures de conduite."
«L'usage d'un bien, comme une automobile, est plus important que sa propriété»
Marion, 23 ans, étudiante à HEC, entend passer le permis dans les années qui viennent, "mais en province si je peux". Entre-temps, la jeune femme ne ressent pas "le besoin de rouler en voiture dans [sa] vie de tous les jours" : elle combine métro et train, notamment pour aller en cours à Jouy-en-Josas, dans les Yvelines. Elle bénéficie d'un réseau de transport noté comme étant le meilleur au monde en octobre dernier, par l'Institute for Transportation and Development Policy (ITDP). Dans cette étude, Paris intra-muros est en tête devant 25 autres mégapoles (dont Pékin, Madrid…), pour son réseau ferré : 100 % des habitants sont à moins d'un kilomètre à pied d'une station. Lorsqu'on franchit le périphérique, le taux descend à 60 % pour la petite couronne, et 13 % seulement en grande couronne, où les jeunes… passent davantage le permis.
"Vélo, VTC, covoiturage, il y a toujours une solution"
À ce réseau dense de transport en commun, s'ajoutent depuis près de cinq ans de nouveaux services, issus souvent de la nouvelle économie. Vélib', mis en place par la Mairie de Paris en 2011, compte plus de 20 % d'abonnés annuels âgés de 18 à 25 ans. Nombre de jeunes se dirigent aussi vers les petites cylindrées motorisées qui ne nécessitent pas de permis. Pour sortir le soir, Nadjate, 25 ans, sans permis, s'octroie un budget de 100 € par mois dépensés en Uber ou en voiture partagée. Quatre-vingt pour cent des clients de la plateforme Heetch, qui propose du covoiturage de nuit – et dont l'activité passe en jugement début décembre –, ont moins de 25 ans. "Plus de la moitié d'entre eux sont des Parisiens" explique Teddy Pellerin, l'un des fondateurs de la start-up qui annonce 500.000 inscrits, tout en ajoutant : "Les jeunes sont délaissés la nuit en matière de transport, surtout en banlieue." Les deux tiers des passagers transportés n'ont jamais conduit une voiture, selon une étude de Heetch, datant de juin 2016.
Chez BlaBlaCar, qui propose de partager des trajets automobiles sur de longues distances, 17 % des utilisateurs déclaraient en 2015 "repousser le moment de passer le permis, en raison du covoiturage". "L'usage d'un bien, comme une automobile, est plus important que sa propriété", explique Kévin Deniau, de BlaBlaCar.
Vélo, VTC, covoiturage… "il y a toujours une solution" s'enthousiasme Vincent, 29 ans, à Ivry. Mais ce travailleur social songe à passer quand même le permis, la trentaine passée, "uniquement pour des raisons professionnelles". Nicolas Kaçar, gérant de l'école de conduite Nicolas dans le 18e, voit de plus en plus de trentenaires frapper à sa porte : "la moitié de mes élèves a plus de 30 ans, alors qu'il y a quarante ans, quand j'ai commencé dans le métier, les jeunes s'inscrivaient à 18 ans, motivés!" À Paris, moins d'un foyer sur deux possède une voiture…
On ne sait pas encore comment ces "sans permis volontaires" agiront dans le futur. "Dans leur grande majorité, ils devraient reporter l'examen de quelques années, mais peut-être qu'une frange choisira un logement près d'un RER pour ne pas avoir à prendre de voiture, et le réseau du Grand Paris Express va dans ce sens", pronostique Laurent Fouillé, sociologue, auteur d'une thèse sur l'attachement automobile. "Comme ils se sont longtemps passés d'automobile, ils auront peut-être un comportement différent, et un usage moins systématique de la voiture." Marion qui "n'aime pas la vitesse", voit d'un bon œil les expérimentations de véhicule sans conducteur, car, glisse-t-elle, "je n'ai jamais rêvé de conduire…".
Marie-Anne Kleiber - Le Journal du Dimanche