Par Benjamin Barthe, Beyrouth, correspondant - Le Monde
Le premier ministre libanais entend profiter de l’immense émotion suscitée par son rocambolesque séjour saoudien pour négocier un nouvel accord de gouvernement avec le Hezbollah, parti auquel il avait imputé sa démission.
Coup de théâtre dans la crise politique libanaise : mercredi 22 novembre, de retour au pays du cèdre, après une absence de deux semaines et demie, passées pour l’essentiel en Arabie saoudite, le premier ministre, Saad Hariri, a suspendu sa démission, annoncée avec fracas le 4 novembre depuis Riyad. Ce revirement, qui survient le jour de l’indépendance du Liban, a été salué par la plus grande partie de la classe politique libanaise, persuadée que la décision initiale du chef du gouvernement lui avait été dictée par les dirigeants saoudiens et que ceux-ci le retenaient dans le royaume contre son gré.
Sorti de ce pays samedi 18 novembre grâce à une intervention du président français, Emmanuel Macron, M. Hariri a passé trois jours en famille à Paris, avant de se rendre mardi au Caire, où il a rencontré le président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, puis de regagner Beyrouth dans la soirée. Le premier ministre entend profiter de l’immense émotion suscitée par son rocambolesque séjour saoudien pour négocier un nouvel accord de gouvernement avec le parti auquel il avait imputé sa démission : le mouvement chiite Hezbollah, relais des ambitions iraniennes au Proche-Orient.
Demi-surprise
C’est en fin de matinée, après avoir assisté aux cérémonies de célébration de l’indépendance du Liban, que Saad Hariri a annoncé sa volte-face. Il a affirmé avoir accepté de geler sa démission à la demande du président, Michel Aoun, alors qu’il s’apprêtait à la lui remettre, pour donner une chance au dialogue. Ce demi-tour est une demi-surprise. Dans l’interview qu’il avait donnée à la télévision libanaise le 12 décembre, depuis sa villa de Riyad, le chef du parti du Futur, une formation à dominante sunnite, avait suggéré qu’il pourrait revenir sur sa décision si le Hezbollah se conformait au principe de « distanciation » adopté par la coalition gouvernementale. C’est-à-dire de non-ingérence dans les conflits de la région.
Le mouvement libanais combat aux côtés des forces pro-gouvernementales syriennes et a conseillé les milices chiites irakiennes dans la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI), au grand dam de l’Arabie saoudite, qui voit dans ces interventions la marque de l’expansionnisme de son rival iranien. En outre, le royaume accuse la formation libanaise de soutenir les milices houthistes du Yémen, responsables d’un tir de missiles balistiques contre Riyad au début du mois.
Or lundi, dans sa dernière allocution télévisée en date, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, s’est dit ouvert au dialogue. Il a récusé toute implication au Yémen et annoncé que ses troupes quitteront la Syrie et l’Irak le jour où les autorités de Damas et de Bagdad déclareront victoire, ce qui ne devrait pas tarder dans le second cas. « Ce peut être interprété comme un signal envoyé à Saad Hariri », observe Walid Charara, membre du centre de recherches du Hezbollah.
Mobilisation internationale
La mobilisation internationale en sa faveur, en particulier celle de la France, a sûrement joué dans le coup de frein donné par le premier ministre. Dans l’entourage du président Aoun, on se félicite des démarches entreprises par Emmanuel Macron pour calmer le jeu, notamment des contacts avec le chef d’Etat égyptien, proche de Riyad. « Les Saoudiens se sont retrouvés isolés dans leur tentative de déstabilisation du Liban. C’est pour cela qu’ils cherchent une porte de sortie », assure Walid Charara
Selon des sources convergentes, le chef d’Etat et son premier ministre se seraient donnés un délai d’une quinzaine de jours pour mener des consultations tous azimuts, à l’échelle locale et internationale. L’objectif tacite du chef du camp sunnite libanais est d’aboutir à une redéfinition du pacte gouvernemental, de façon à limiter la marge d’autonomie du Hezbollah, force dominante jusque-là dans la coalition.
« J’aspire à un véritable partenariat avec toutes les forces politiques en vue de mettre les intérêts du Liban au-dessus de tout autre », a déclaré M. Hariri, en fin de matinée, à la sortie du palais présidentiel de Baabda. « Le Liban d’abord », a-t-il renchéri dans l’après-midi, devant des centaines de ses partisans, venus l’acclamer à la « Maison du centre », son domicile beyrouthin. Une manière de dénoncer le parti pris pro-iranien du Hezbollah. « Je resterai avec vous et nous continuerons à être une ligne de défense du Liban, de sa stabilité et de son arabité », a-t-il ajouté avant d’entonner l’hymne national.
Interrogée sur la période cruciale qui s’ouvre, Fadia Kiwan, professeure de sciences politiques à l’université Saint-Joseph, se veut prudemment optimiste. Selon elle, la conjoncture géopolitique actuelle est propice à une renégociation du consensus gouvernemental. « Le conflit syrien se termine, Da’ech [l’acronyme arabe de l’EI] est fini, un climat de fin de guerre s’installe doucement dans la région qui peut permettre un repositionnement des uns et des autres. Il faut profiter de ce moment. »
« Un grand théâtre de marionnettes »
Dans la foule massée sur le parvis de la « Maison du centre », derrière les vivats et les selfies de circonstance, l’humeur est nettement plus maussade. Parce qu’ils ne veulent pas relâcher la pression sur le Hezbollah, ou parce qu’ils ne croient pas en la possibilité d’un compromis, les militants de base, tout comme les cadres du parti du Futur, insistent sur le fait que leur leader « n’a pas changé d’avis ». Dans leur esprit, sa démission est davantage reportée que suspendue.
« Le Hezbollah n’a jamais honoré les accords de coalition, prétend Mouïn Merhedi, député du Akkar, un bastion sunnite à la pointe nord du Liban. Pour le contraindre, il faudrait des garanties internationales. Mais je n’y crois pas. L’Iran a un plan pour la région. Elle ne va pas se retenir de le mettre en œuvre pour les beaux yeux du Liban. »
L’autre inconnue de la nouvelle phase est la propension de l’Arabie saoudite à jouer le jeu du dialogue prôné par le duo Aoun-Hariri. Nul ne sait, pour l’instant, si le premier ministre a coordonné son changement de pied avec Riyad. « C’est possible que les Saoudiens aient été choqués et qu’ils cherchent à se venger, soupire Mohamed Al-Herez, un ingénieur chiite de Tripoli, qui a profité du congé de l’indépendance pour venir à Beyrouth manifester sa solidarité avec M. Hariri. Malheureusement, le Liban est un théâtre, un grand théâtre de marionnettes. »