Monarchie - Secouée par une immense contestation, la Thaïlande navigue à vue
THE STRAITS TIMES (SINGAPOUR)
Des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées à Bangkok les 19 et 20 septembre pour exiger des réformes de la monarchie. Aux étudiants se sont ralliés les partisans de l’ancien Premier ministre, renversé par les militaires en 2006, donnant au mouvement une nouvelle ampleur.
Il est 22 heures ce samedi 19 septembre. De très jeunes manifestants remballent leur matériel et s’apprêtent à quitter Sanam Luang, le champ royal, près du grand palais de Bangkok, pour rentrer chez eux. Daeng, 70 ans, qui va passer la nuit sur sa natte, sous un arbre, pour la manifestation nocturne leur lance :
N’abandonnez pas, les enfants ! Revenez demain matin sans faute !”
Daeng est une “chemise rouge” [les chemises rouges sont les partisans de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, renversé par un coup d’État en septembre 2006]. Elle se souvient encore d’avoir été aspergée de gaz lacrymogènes dans le centre de Bangkok pendant les troubles de 2010 [des manifestations ont secoué la capitale entre mars et mai 2010. Les chemises rouges qui demandaient la dissolution du gouvernement faisaient face aux chemises jaunes, incarnant l’élite royaliste. Une centaine de personnes ont été tuées au cours d’affrontements].
Comme beaucoup d’autres chemises rouges, elle a rejoint les manifestations organisées ce week-end par l’organisation étudiante Front uni de Thammasat. L’événement prend, d’un coup, des allures de réunion de militants vieillissants issus de ce réseau que les autorités ont essayé de démanteler après le coup d’État de 2014.
Remise en cause inédite de la monarchie
Aujourd’hui, Daeng a cependant renoncé au rouge et a mis un T-shirt noir [couleur de ralliement des jeunes manifestants]. “Je veux suivre les jeunes”, confie-t-elle au Straits Times.
La manifestation à Sanam Luang est extraordinaire à tous égards. Des dizaines de milliers de manifestants occupent un terrain normalement réservé aux événements royaux qu’ils baptisent “champ du peuple”. Leurs dirigeants, qui s’expriment à la tribune, s’adressent directement au roi Maha Vajiralongkorn : la liste des réformes politiques qu’ils exigent n’est pas soumise au Premier ministre Prayut Chan-o-cha mais à Surayud Chulanont, le président du Conseil privé du roi. Puis ils appellent au boycott de la Siam Commercial Bank, dont le roi est actionnaire majoritaire.
En tentant de rendre “dicible ce qui était auparavant indicible”, les étudiants ont reçu le soutien des fantassins du mouvement des chemises rouges, relève la politologue Khorapin Phuaphansawat de l’université de Chulalongkorn.
Preuve que les chemises rouges n’ont pas disparu. Elles n’ont pas été écrasées.”
Les personnalités du mouvement qui risquaient des poursuites et ont subi des pressions se sont tenues à l’écart.
Quid de la classe ouvrière ?
Reste à voir si ces appels à une réforme de la monarchie rencontreront un écho dans la société thaïlandaise, selon les analystes. Une question impensable pour beaucoup, tant l’ancien roi et père du monarque actuel, Bhumibol Adulyadej, était considéré comme un demi-dieu.
Toute personne critiquant ouvertement la royauté risque des poursuites dans le cadre du très sévère crime de lèse-majesté [qui prévoit jusqu’à quinze ans de prison], même si aucune condamnation n’a été prononcée récemment.
Les chaînes de télévision grand public ont élargi la couverture de l’événement alors que, jusque-là, seuls les médias alternatifs parlaient de ce mouvement.
D’après Khorapin Phuaphansawat, l’élite de Bangkok n’a pas encore pris la mesure du mouvement et ce dernier demeure peu connu de la classe ouvrière thaïlandaise. À ses yeux, il est également trop tôt pour dire comment les intellectuels réagiront.
L’élite royaliste qui domine le pays depuis les derniers coups d’État [2006 et 2014], considère souvent les chemises rouges comme des paysans payés par des politiciens corrompus pour occuper les rues de Bangkok et leur reproche d’avoir plongé le royaume dans une décennie d’un conflit opposant deux couleurs [les jaunes contre les rouges]. Les autorités les ont réprimées à la suite du coup d’État de mai 2014 [qui a amené au pouvoir le général Prayut, l’actuel Premier ministre] et ont, à un moment, cherché à faire disparaître leurs signes et vêtements.
Des enfants de la classe moyenne
Or nombre des étudiants qui participent aux manifestations actuelles sont issus de la classe moyenne et de certains des établissements scolaires et universitaires les plus élitistes du pays. D’après un lycéen militant, certains parents ont même tenté d’empêcher leurs enfants de continuer à participer au mouvement en les menaçant de les envoyer faire leurs études à l’étranger.
Les événements de samedi donnent une idée de la façon dont les idées des chemises rouges et des étudiants se sont rejointes. Les jeunes manifestants allant jusqu’à citer à la tribune les noms de personnes tuées lors de l’intervention de l’armée contre les chemises rouges en mai 2010 à Bangkok. Ils demandent que les responsables rendent des comptes.
“On ne peut plus considérer ces manifestations comme un mouvement de jeunes, déclare le politologue Pitch Pongsawat de l’université de Chulalongkorn. La connexion organique entre les chemises rouges et les organisations étudiantes est scellée.”
L’ampleur croissante de ce mouvement et les appels de plus en plus forts pour une réforme de la monarchie placent désormais la Thaïlande en territoire inconnu.
Tan Hui Yee
Source
The Straits Times
SINGAPOUR www.straitstimes.com/global