Par Frédéric Lemaître, Pékin, correspondant
Corrrespondants de presse (10/12). Ne pas s’intéresser de trop près au président Xi Jinping, tenter de deviner ce que les Chinois ne disent pas… Arrivé à Pékin en 2018, le journaliste du « Monde » Frédéric Lemaître doit décrypter un protocole complexe.
Récit. La question nous désarçonne. « Harold, sommes-nous amis ou presque amis ? » Que peut répondre ce 1er mars 2018 mon collègue du Monde, Harold Thibault, venu me présenter à l’attaché de presse de l’ambassade de Chine à Paris ? En fait, la réponse viendra des Chinois eux-mêmes. Le Monde, déjà interdit en Chine en 2014 à cause de la publication des « China Leaks », doit être à nouveau « puni ». Nous avons en effet eu l’audace de révéler, en janvier 2018, que la Chine ne s’était pas contentée de financer la construction du siège de l’Union africaine à Addis-Abeba. Elle a poussé la générosité à y installer elle-même le matériel informatique. Avec cette conséquence, pas anodine : grâce à Huawei, toutes les données partent en catimini d’Ethiopie, la nuit, vers les serveurs de Shanghaï.
Autre conséquence : je suis interdit de prendre mon poste de correspondant à Pékin. Il faudra l’intervention du cabinet du premier ministre Edouard Philippe, et le blocage par la France de trois demandes de visas de journalistes chinois pour qu’après sept mois d’attente, Le Monde puisse envoyer, à l’automne 2018, un nouveau correspondant sur place.
Un délai mis à profit pour tenter de combler mon « inculture encyclopédique » sur la Chine en exploitant sans vergogne les connaissances des meilleurs spécialistes français : Jean-Philippe Béja, Jean-Pierre Cabestan, Mathieu Duchatel, Alice Ekmann, François Godement, Marie Holzman, Jean-François Huchet, Geneviève Imbot-Bichet, Claude Martin, Sebastian Veg… Ces amoureux (souvent déçus) de la Chine dont l’apport m’est aujourd’hui si précieux. Qu’ils en soient remerciés.
« MIEUX VAUT LAISSER À DES PROCHES MON TABLEAU DE MAO, EN FAIT UNE PHOTO DE SON VISAGE SCULPTÉ AVEC DES CLOUS. LES DOUANIERS CHINOIS RISQUENT DE NE PAS APPRÉCIER »
La punition prend fin le 27 septembre 2018. C’est officiel : un visa d’un an m’est accordé (en fait, onze mois et une semaine). Moins de douze heures plus tard, un agent immobilier pékinois, qui n’avait pas donné signe de vie depuis mai, se rappelle à mon bon souvenir sur Wechat, le réseau social chinois : « Hi Frederic, how are you ? Have you got your visa to China ? » « Tu pars en Chine ? C’est formidable. C’est vraiment le poste le plus passionnant dans les années qui viennent. » Mes collègues n’ont pas besoin de me convaincre. Tel est – et demeure – mon avis.
Cela dit, c’est un pays qui passionne mais qui n’attire pas. Le nombre d’expatriés français, notamment à Pékin, est en net recul. Pollution, évolution du régime… Chacun a de bons arguments.
Le déménagement n’est qu’une formalité. Enfin presque. La Chine n’accepte pas plus de 200 livres (dont les titres doivent être traduits en chinois) et 100 autres « biens culturels ». De même, mieux vaut laisser à des proches mon tableau de Mao, en fait une photo de son visage sculpté avec des clous. Les douaniers chinois risquent de ne pas apprécier. Et il faut attendre trois mois entre l’enlèvement des meubles à Paris et leur arrivée à mon domicile chinois. Mais, ne nous plaignons pas, rien ne manque, la douane n’a même pas, semble-t-il, ouvert les cartons. Mao aurait pu être du voyage.
Pressions ciblées
Sur place, mes collègues m’avaient prévenu : « Ils vont te tester. » Les convocations au ministère des affaires étrangères pour un article qui n’a pas plu sont monnaie courante. Un journaliste s’est même fait voler, chez lui, ses ordinateurs par la police après avoir été en contact avec un opposant. Pour ne rien dire des obstacles rencontrés par celles et ceux qui font leur métier – pardon, qui se livrent à des actes de propagande occidentale – en se rendant au Xinjiang ou au Tibet.
En fait, à part quelques communications téléphoniques interrompues à un moment suspect, il n’en est rien. Le Monde a même été invité, comme le Financial Times, Reuters et quelques autres médias, à un intéressant voyage de presse sur la lutte contre la pauvreté à la frontière avec le Myanmar. Et les relations avec les autorités prennent parfois un tour inattendu : « Comment pouvons-nous améliorer notre communication face aux Etats-Unis ? », nous demande très sérieusement une porte-parole du gouvernement après l’échec des négociations commerciales en mai. Même les entretiens, souvent bouleversants, que j’ai pu mener avec des victimes de la répression, en vue d’articles sur les trente ans du massacre de Tiananmen, ne donnent lieu à aucune pression de la part des autorités.
Mes collègues n’exagèrent-ils pas ? Hélas, non. Il y a notamment un sujet qu’il vaut mieux ne pas traiter : le président Xi Jinping.
Liangjiahe, le village de la région du Shaanxi où il a été « rééduqué » durant sept ans pendant la Révolution culturelle, est en passe de devenir le Lourdes communiste. On vient visiter de toute la Chine ce coin, magnifique, des « Terres jaunes » où, jeune homme, Xi a multiplié les miracles économiques. Liangjiahe est sans doute le dernier endroit où il faut se rendre si l’on cherche le début du commencement d’une information négative sur Xi Jinping. Pourtant, la visite tourne rapidement au cauchemar. Des policiers en civil sont omniprésents. Ils jugent même nécessaire d’occuper les chambres mitoyennes aux nôtres. Etait-ce pour nous mettre dans l’ambiance que l’hôtelier avait cru bon d’afficher un portrait de Mao mais aussi un de Staline dans le hall de son établissement ? Etrange endroit.
« LA DIFFICULTÉ MAJEURE DE CELUI QUI “COUVRE” LA CHINE EST DE NE JAMAIS POUVOIR RÉPONDRE À LA QUESTION DE BASE, QUEL QUE SOIT LE SUJET : “QU’EN PENSENT LES CHINOIS ?” »
Encore plus étrange, des reportages que l’on croit faciles se révèlent impossibles à effectuer. Raconter aux lecteurs la lutte de la Chine contre la déforestation, dans le nord du pays ? Impossible : tous nos interlocuteurs sur place sont d’accord pour me parler mais n’obtiennent pas l’autorisation de l’apparatchik local du Parti. Présenter la stratégie de la fédération féminine de football avant la Coupe du Monde ? « Désolé, vos questions sont trop sensibles », finit par répondre un porte-parole. Après une dizaine d’appels, nous n’obtiendrons que des réponses écrites, aussi passionnantes qu’un terrain de football à l’intersaison.
Mais là n’est pas la principale frustration du correspondant – finalement, une rétention d’information est aussi une information. La difficulté majeure de celui qui « couvre » la Chine – un oxymore – est de ne jamais pouvoir répondre à la question de base, quel que soit le sujet : « Qu’en pensent les Chinois ? » Tant en raison de l’immensité du pays que de la nature du régime politique.
Malgré tous les écueils, les échanges avec nos interlocuteurs, plutôt urbains et anglophones, font apparaître une Chine bien éloignée des représentations occidentales. Sur les droits de l’homme notamment. Ne parlons pas du Xinjiang : les Chinois ne sont généralement pas au courant du sort réservé au million de Ouïghours enfermés dans des camps, et quand ils le sont, ma foi… on ne jurerait pas qu’ils désapprouvent la politique menée. Même décalage sur l’omniprésence des caméras de surveillance et le « crédit social » qui effraie tant les Occidentaux. Si les Chinois y étaient si hostiles, comment expliquer qu’ils acceptent comme un seul homme de payer tout, absolument tout, avec Wechat, cette application développée par Tencent que chacun sait surveillée et censurée à chaque instant ?
La mère, une caméra de surveillance
Aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas Big Brother qui insupporte les Chinois, c’est leur « Big Family », et notamment leur « Big Mama ». A savoir la pression quotidienne exercée sur les jeunes urbains par nombre de mères pour qu’ils se marient, puis qu’ils aient – enfin – un enfant. La surveillance permanente exercée par les mêmes mères – « comment, tu n’es pas encore couché ? » – auprès de leurs enfants, même trentenaires, est infiniment plus mal vécue par les jeunes Chinois que les caméras de surveillance.
Conscients de vivre mieux que leurs parents et infiniment mieux que leurs grands-parents, les citadins chinois sont en fait confrontés à deux problèmes : le prix du logement – nombre de célibataires n’ont d’autre choix que la colocation ; puis, quand ils ont un enfant, le coût de la scolarité. La plupart des parents sont convaincus que leur fille ou leur fils n’a aucune chance de réussir dans la vie s’il n’est pas dans un « bon » jardin d’enfants au coût prohibitif et s’il ne commence pas à apprendre l’anglais dès 3 ans. Ce sont ces conditions de vie concrètes, bien plus que le régime politique, qui incitent certains à migrer en Occident.