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Jours tranquilles à Paris
26 juillet 2020

Piotr Verzilov ou l’art de survivre en Russie quand on agace Vladimir Poutine

Cofondateur du groupe punk Pussy Riot et membre du collectif anarchiste Voïna, l’artiste russo-canadien de 32 ans est la cible du pouvoir depuis qu’il a interrompu, en 2018, la finale de la Coupe du monde de football.

Par Benoît Vitkine

Il est comme ça, Piotr Verzilov, blagueur. C’est même son fonds de commerce, sa marque de fabrique. On ne peut malgré tout pas s’empêcher de s’en étonner, parfois. Sur les images montrant son incursion sur la pelouse du stade Loujniki, à la 53e minute de la finale de Coupe du monde entre la France et la Croatie, le 15 juillet 2018 à Moscou, on voit le défenseur croate Dejan Lovren le saisir violemment à la gorge, plein de colère. Et Verzilov continue de sourire, heureux de son mauvais coup, dans son faux uniforme de policier, entouré par une meute de stadiers pendant que ses camarades des Pussy Riot s’égaient sur le pré. « Je n’en veux pas à Lovren ! Les Croates étaient en attaque, je comprends qu’il n’ait pas aimé… »

Et il ricane encore, Verzilov, deux ans plus tard, évoquant cette fois son « record » : « Huit perquisitions en un mois, pour une affaire minable de double nationalité, ça n’avait jamais été fait ! » Certes, il rit un peu jaune : parmi les appartements perquisitionnés – tous ceux où il a passé un peu de temps ces dernières années –, il y a celui de sa mère, celui d’une amie de celle-ci… Un autre a vu sa porte brisée à la masse. Ses téléphones, ses ordinateurs sont séquestrés pour quelques semaines ou quelques années. Et le jeune activiste de 32 ans ne rigole plus du tout en finissant d’emballer ses cartons, dans l’appartement du centre de Moscou où il reçoit M : ses projets de déménagement se voient accélérés par ces visites répétées de la police.

Arrêté par 20 policiers

Au bout du compte, il y aura un procès : Piotr Verzilov est accusé d’avoir enfreint une loi de 2014 obligeant les citoyens russes à faire une déclaration s’ils possèdent une double nationalité. Ce qui est le cas de Verzilov, qui a passé une partie de son adolescence au Canada et acquis la nationalité canadienne à 18 ans. La peine prévue est limitée à des travaux d’intérêt général, et l’artiste, connu pour ses actions provocatrices et politiques, au sein des Pussy Riot ou du groupe d’artistes Voïna, pourra s’estimer heureux si les choses ne vont pas plus loin. Ces dernières semaines, les services de sécurité, et en particulier le puissant Comité d’enquête, ont fait montre d’un acharnement peu commun à son endroit, réservé habituellement aux opposants les plus endurcis ou aux traîtres…

Qu’on en juge : le 21 juin, il est arrêté par 20 policiers et emmené pour un interrogatoire qui durera treize heures. Au moment où il sort des locaux de la police, un provocateur se jette sur lui, en hurlant et en l’invectivant. Les policiers sont là, caméra à la main, attendant le faux pas, le coup de pied ou de poing. Verzilov reste calme, mais il est tout de même arrêté à nouveau, accusé cette fois… d’avoir juré dans la rue. Le jeune homme dément, mais un tribunal le condamne sur-le-champ à quinze jours de prison. Là aussi, c’est un record, pour des gros mots supposés avoir été prononcés sur la voie publique.

Et pendant ce temps-là, les perquisitions se poursuivent, suivies d’une expertise psychiatrique, pour déterminer s’il était dans un état normal quand il a oublié de déclarer sa double nationalité. « Ils ne savaient pas quoi me mettre sur le dos et n’ont rien trouvé de mieux que cette histoire, assure Verzilov. Lors de l’interrogatoire, ils me questionnaient sur tout et n’importe quoi, sur mes vacances en Italie, sur des photos de mon Instagram… J’ai l’impression qu’il y a eu un ordre, en haut, et que ceux qui sont chargés de l’appliquer sont un peu perdus.  

Verzilov estime qu’il continue de payer son incursion, grimé en policier, durant la finale de la Coupe du monde. Il faut dire que la profanation était conséquente : dirigée contre l’événement de l’année, sous les yeux même de Vladimir Poutine, elle avait montré une faille béante des services de sécurité. « Il s’agissait de dénoncer l’arbitraire de la police et de l’État dans ce pays, le non-respect des droits de l’homme, rappelle Verzilov. Soit précisément ce qui m’arrive en ce moment, quand toute la machine se met en branle pour vous écraser… ».

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Deux mois plus tard, en septembre 2018, Piotr Verzilov était tombé subitement malade, après une convocation au tribunal. Au bout de plusieurs jours, il avait été transféré en Allemagne, où les médecins avaient jugé hautement probable l’hypothèse d’un empoisonnement. Il lui avait fallu plusieurs semaines pour se remettre de ce qu’il considère être une vengeance, déjà, pour cette action durant la Coupe du monde.

« Action ». Le mot revient en boucle, un poil hermétique pour qui n’est pas familier de la tradition russe de « l’actionnisme », un courant artistique qui laisse la part belle aux performances les plus audacieuses et qui s’est teinté, depuis les années 1990, d’une forte coloration politique. Piotr Verzilov fut l’un des membres du collectif le plus emblématique des années 2000, le groupe anarchiste Voïna, amateur d’actions potaches, comme cet immense phallus peint sur un pont de Saint-Pétersbourg ou de fausses attaques contre les prêtres, les fonctionnaires…

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Verzilov sera notamment remarqué pour sa participation à une scène de sexe collectif filmée dans le Muséum d’histoire naturelle de Moscou, censée moquer la poli­tique nataliste du Kremlin. À ses côtés, Nadejda Tolokonnikova, qui est alors sa femme. Avec d’autres, ils monteront un nouveau projet, le groupe punk féministe Pussy Riot. Leur « prière » chantée dans la cathédrale du Christ-Sauveur, à Moscou – « Marie, mère de Dieu, chasse Poutine ! » –, conçue comme une dénonciation des relations incestueuses entre l’Église orthodoxe, le pouvoir et les services secrets, conduira en 2012 deux membres du groupe, Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina, en prison pour deux ans.

« Il est impossible de faire de la politique de manière traditionnelle ici. Quand Alexeï Navalny s’acharne à se présenter à des élections auxquelles on ne le laisse pas participer, on dirait aussi une performance… » Piotr Verzilov

Quelle est la ligne directrice dans cette carrière déjà longue pour un homme de 32 ans ? « Depuis le début, nous réclamons la même chose : la démocratie, des élections libres, l’État de droit… En somme, des choses très simples et très ennuyeuses, mais que l’on est obligés de défendre avec des méthodes… sauvages. » Seule entorse, le projet MediaZona, tout ce qu’il y a de plus sérieux, lui. Créé à leur sortie de prison par Tolokonnikova et Alekhina, ce site Internet, spécialisé dans le suivi de l’actualité judiciaire, des répressions et des abus commis dans les lieux de détention, s’est imposé parmi les médias indépendants russes. Verzilov en est devenu l’éditeur.

De là à imaginer un passage à la politique conventionnelle, il y a un grand pas. En fait, c’est plutôt le monde extérieur qui semble s’adapter aux canons de l’actionnisme, comme le moquait le journaliste Kirill Martynov dans le journal Novaïa Gazeta, au lendemain d’une énième perquisition visant Verzilov : « Tout cela, à commencer par ces policiers qui se promènent dans le centre de Moscou avec des masses à la main, rentre déjà dans l’histoire de l’art contemporain. »

Verzilov renchérit : « Il est impossible de faire de la politique de manière traditionnelle ici. Quand [l’avocat et militant politique] Alexeï Navalny s’acharne à se présenter à des élections auxquelles on ne le laisse pas participer, on dirait aussi une performance… » Alors autant en rire. Au sortir de son expertise psychiatrique, l’artiste publie une vidéo sur les réseaux sociaux. Impossible de savoir s’il est sérieux, mais il se dit ravi d’avoir rencontré des médecins aussi intéressants, et attend « les nouvelles aventures préparées par le Comité d’enquête ». Moscou est une fête.

Benoît Vitkine(Moscou, correspondant)

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23 juillet 2020

Opinion - Sainte-Sophie, une revanche pour les sunnites

DARAJ (BEYROUTH)

Les musulmans sunnites ont dans leur ensemble salué la décision du président turc de transformer l’ancienne basilique d’Istanbul en mosquée. Ils voient en Recep Tayyip Erdogan un sauveur capable de défier l’Occident, analyse le média libanais Daraj.

Dans leur ensemble, les porte-voix de l’islam sunnite au Moyen-Orient ont applaudi à la décision du président turc Recep Tayyip Erdogan de transformer Sainte-Sophie en mosquée.

Pour eux, cela est vécu comme une compensation symbolique pour les défaites successives qu’ils subissent depuis si longtemps [guerres israélo-arabes, mainmise réussie de l’Iran chiite sur plusieurs pays arabes, échec des printemps arabes] et qui ont abouti à ce qu’ils se retrouvent marginalisés, opprimés, réduits à l’impuissance ou contraints à l’exil.

Si les musulmans sunnites sont aussi favorables à la décision turque, c’est parce qu’ils vivent toujours l’histoire comme un antagonisme religieux qui fige l’Occident dans l’image des Croisades et le présente comme immuable, comme si les critères de l’Occident dans ses relations avec le monde demeuraient les mêmes depuis le Moyen-Âge.

Mais, ce faisant, ils révèlent également leur impéritie politique et leur soif de trouver un sauveur. En se donnant à un “sauveur” tel qu’Erdogan, ils permettent l’instrumentalisation de leurs souffrances au service d’un populisme qui tend à transformer la Turquie en autocratie.

Oppositions binaires

Les musulmans sunnites ne trouvent en effet de convergences avec l’Occident qu’à travers quelques éléments d’intérêt purement économique ou militaire, sans chercher à les dépasser pour se hisser à la hauteur des enjeux historiques. Cela se voit quand il est question d’une intervention occidentale au Moyen-Orient.

Si l’Occident intervient, les musulmans dénoncent l’impérialisme qui pille leurs ressources ; s’il n’intervient pas, ils dénoncent sa criminelle passivité et les accointances avec les régimes dictatoriaux. Dans un cas, l’Occident apparaît comme un occupant ; dans l’autre, comme le lieu où se trament toutes sortes de complots contre les musulmans.

Dans le monde arabo-musulman, cela correspond à l’imaginaire des islamistes, toujours tourné vers le passé des guerres religieuses. Mais cela se conjugue également avec l’idéologie d’une gauche populiste qui réduit sa vision du monde à des oppositions binaires telles que centre versus périphérie, dominants versus dominés, Occident versus pays du Sud, mondialistes versus antimondialistes, etc.

Au Moyen-Orient, les sunnites sont d’autant plus à cran vis-à-vis de l’Occident qu’ils se voient supplantés par les chiites soutenus par l’Iran. Mais ils n’ont pas pour autant développé une vision alternative du monde, argumentée et rationnellement étayée.

Ils n’ont pas non plus été capables de proposer un modèle de gouvernement, ni de résoudre la question des rapports avec les minorités ethniques et religieuses, ni de contribuer à mettre fin aux conflits et guerres civiles. Autrement dit, enfermés dans leur rétivité politique, ils ne font rien pour apporter des solutions aux problèmes qui se posent.

C’est ce qui explique pourquoi tout changement de situation dans la région – comme accorder le droit à l’autodétermination aux Kurdes – est perçu comme un diktat occidental. Ce qui veut dire que les musulmans sunnites, quand ils se braquent vis-à-vis de l’Occident, se braquent également devant toute possibilité de transformation politique et d’évolution des formes du pouvoir.

Un boulevard pour Erdogan

Au lieu de trouver des convergences avec l’Occident pour se sortir de leur mauvaise passe, beaucoup d’entre eux tendent à voir dans les évolutions récentes, notamment la montée du populisme et de l’extrême droite en Occident, de quoi les réconforter dans leurs convictions anciennes.

Voilà ce qui ouvre un boulevard à Erdogan pour se présenter en “sauveur”. Ses décisions viennent réconforter un monde sunnite en crise, plus à l’aise avec une image agressive de l’Occident que prêt à se poser des questions sur la nature de ses régimes, porteuse de multiples défaites. Ainsi s’explique cet enthousiasme sunnite pour la transformation du musée de Sainte-Sophie en mosquée.

Car, au lieu de libérer la politique des carcans idéologiques, les porte-étendards du sunnisme ont choisi la figure de l’homme providentiel qui puisse leur faire oublier les difficultés du présent en flattant leur amour-propre avec les grandeurs d’un passé idéalisé. Recep Tayyip Erdogan est l’homme idoine pour jouer ce rôle, et il l’endosse volontiers.

Elie Abdo

22 juillet 2020

Relations avec la Chine, espionnage des mineurs… Ce que l’on sait de la collecte de données par TikTok

Connu pour sa popularité auprès des jeunes utilisateurs, le réseau social génère de nombreuses inquiétudes en matière de données personnelles.

Par Antoine Delaunay 

Adulé par les adolescents et les jeunes adultes, le réseau social TikTok est de nouveau sous le feu des projecteurs, après les dernières accusations portant sur les données qu’il collecterait au travers de ses applications mobiles. Déjà condamné aux Etats-Unis par la Federal Trade Commission (FTC), le régulateur américain du commerce, à une amende de 5,7 millions de dollars (4,98 millions d’euros) en 2019 pour sa gestion des données des utilisateurs de moins de 13 ans, il a également été placé sous le radar des instances européennes, en juin.

Bien que basé à Los Angeles et dirigé par Kevin Mayer (ancien cadre de chez Walt Disney), TikTok ne cesse d’éveiller les soupçons en raison de la localisation de sa maison mère, le géant chinois ByteDance. Né à Pékin, ce dernier s’est rendu célèbre en développant notamment l’application Jinri Toutiao, un fil d’actualités personnalisé par intelligence artificielle.

L’application, en fonction des interactions de la personne avec le contenu, choisit quoi lui montrer ensuite

La manière de consommer du contenu sur TikTok diffère fondamentalement de celle d’Instagram, Twitch ou encore Twitter. En effet, l’utilisateur n’a pas besoin de faire de recherche active et de choisir ce qu’il va regarder. C’est l’application qui lance automatiquement les clips vidéo depuis la page d’accueil « For You » (pour vous) et en fonction des interactions de la personne avec le contenu, choisit quoi lui montrer ensuite. Pour cela, les algorithmes derrière TikTok s’abreuvent d’une très grande quantité de données pour parvenir à présenter du contenu, ainsi que des publicités, taillées sur mesure pour chaque utilisateur.

Quelles données sont collectées par TikTok ?

La collecte et l’exploitation de données par la plate-forme sont au cœur du fonctionnement de TikTok, ainsi que de sa façon de présenter des contenus susceptibles de plaire. Bien que cette dernière diffère de YouTube, l’application enregistre, tout comme le site de partage de vidéos détenu par Google, très précisément, le pourcentage de visionnage de chaque vidéo par l’utilisateur, ainsi que ses « likes » et commentaires.

La prochaine mise à jour des téléphones Apple a révélé que TikTok consulte quasi constamment le contenu de la fonction copier-coller

Par ailleurs, la version test de la prochaine mise à jour des téléphones Apple a révélé que l’application consulte quasi constamment le contenu de la fonction copier-coller sans y être autorisé explicitement par l’utilisateur, et ce, même lorsque l’application est simplement ouverte en arrière-plan. Bien que cela puisse paraître anodin, il est courant d’utiliser cette fonctionnalité pour copier des données parfois sensibles : numéros de téléphone, adresses, voire identifiants et mots de passe.

Sur les trente-trois applications à avoir été épinglées en train de fouiner dans les copier-coller des téléphones portables, TikTok s’est illustrée par l’originalité de la raison invoquée pour justifier cette pratique. En effet, un de ses porte-parole a expliqué au Telegraph que « cette fonction a été conçue pour identifier » le spam dans le but de prévenir l’invasion des commentaires répétitifs ou au contenu indésirable.

Ces justifications peuvent laisser dubitatif quand l’on observe la manière dont est combattu le spam par d’autres grands acteurs du Web. Sur la plate-forme de streaming Twitch, elle aussi très prisée par les jeunes internautes, il repose sur un petit programme, communément appelé « bot » (robot), qui va analyser le contenu du message avant de le rendre public. Si ce dernier contient un mot, symbole ou suite de caractères qui a été enregistrée comme indésirable par le modérateur qui a configuré le logiciel, alors il sera simplement bloqué et personne ne pourra le voir. De plus, le programme peut suspendre, temporairement ou définitivement, le droit de commenter des utilisateurs si la fréquence de leurs messages s’apparente à du spam.

Quid des données des mineurs ?

Les conditions d’utilisation de TikTok n’indiquent pas si les données des mineurs sont exploitées différemment de celles des adultes et, bien qu’il est spécifié que l’accès à la plate-forme soit interdit aux moins de 13 ans, rien ne les empêche de consulter les vidéos. De plus, il est clairement écrit dans les conditions d’utilisation que l’entreprise recueille « des informations (…) concernant [l’utilisateur] [s’il] télécharg[e] l’application et [est] actif sur la plate-forme sans créer de compte ».

Il n’est, en effet, pas nécessaire de s’inscrire pour consulter les vidéos sur l’application, mais dès que l’on cherche à poster un commentaire ou une vidéo, une page apparaît pour inviter l’utilisateur à créer un compte. Contrairement à beaucoup de sites, il n’est pas simplement demandé à la personne d’attester qu’il a bien l’âge minimum en cliquant sur « oui ». L’application requiert de rentrer sa date de naissance. Si celle-ci correspond à celle d’une personne de moins de 13 ans, il lui est ensuite impossible de créer un compte depuis l’application installée sur le téléphone, sans pour autant empêcher la consultation de vidéos et de générer des données.

TikTok a fait l’effort de mettre en place un système plus élaboré que la moyenne de contrôle parental

Bien que cette méthode soit possible à contourner, il est quand même important de souligner que TikTok a fait l’effort de mettre en place un système plus élaboré que la moyenne. De plus, la fonctionnalité « connexion famille », lancée en avril 2020, permet à un parent de lier le compte de son enfant au sien. Ce contrôle parental donne notamment la possibilité de restreindre la liste de ceux qui peuvent communiquer par messages privés avec la progéniture ou encore limiter le temps de visionnage par jour. Il est, en revanche, impossible pour le parent de contrôler les vidéos que publie l’enfant avant qu’elle ne soit rendue publique. Il n’a pas non plus le pouvoir de les supprimer a posteriori depuis son propre compte.

Un programme espion ?

L’application a été décortiquée par de nombreux internautes et chercheurs en cybersécurité, souvent avec l’espoir d’y trouver la preuve irréfutable que TikTok subtilise des données sensibles. Ce travail, qui peut être qualifié de rétro-ingénierie, a été effectué sur la version Android de l’application et met en lumière notamment la collecte d’informations comme le numéro IMEI (identifiant unique à chaque téléphone), la résolution de l’écran ou encore les données de géolocalisation ainsi que les noms des réseaux Wi-Fi à portée de l’appareil. Cependant, regarder dans les entrailles d’une application de cette manière ne donne qu’une vision très parcellaire de son fonctionnement, car toute une partie se déroule généralement sur les serveurs de son éditeur.

Ces données sont toutefois accessibles parce qu’Apple et Google les laissent à la merci des développeurs

La collecte de ce type de données est monnaie courante au sein des applications mobiles. Les développeurs utilisent notamment ces informations pour mieux connaître les appareils à travers lesquels se connectent leurs utilisateurs dans le but d’optimiser l’application pour ces derniers. Par ailleurs, elles peuvent également être utilisées à d’autres fins, comme, par exemple, connaître les déplacements quotidiens de l’usager ou bien encore savoir quand il change de téléphone portable. Lorsque ces informations sont couplées avec l’ensemble des autres données collectées, elles peuvent alors permettre de vendre des emplacements de publicité ciblée à prix d’or ou bien encore de les revendre à des entreprises tierces. Ces données sont toutefois accessibles parce qu’Apple et Google les laissent à la merci des développeurs.

Penetrum, une petite entreprise de cybersécurité américaine basé à Oklahoma City, s’est aussi penchée, par la rédaction d’un livre blanc, sur la sécurité de l’application Android de TikTok – dans une version 15.2.3 datée du 5 mars –, qui a connu depuis plusieurs mises à jour. Dans le compte rendu, les chercheurs en sécurité ont constaté que l’appli ne procède pas à suffisamment de vérifications pour s’assurer que les données personnelles transitent bien vers ses serveurs et non des usurpateurs. Elle note, par ailleurs, l’absence totale de chiffrement d’éléments cruciaux à la sécurité de l’application. Ce type de failles, s’il est exploité correctement, peut permettre à des acteurs malveillants de subtiliser des données privées présentes sur le téléphone.

Le document publié par Penetrum montre également que plusieurs des adresses IP présentes dans le code de TikTok sont localisées en Chine. Bien que les auteurs émettent diverses spéculations sur la raison de leur présence, ils ne présentent, cependant, aucune preuve concernant leur utilisation et si des données sont envoyées vers ces dernières.

Une application sous la férule du gouvernement chinois ?

En 2018, Pékin a fait fermer Neihan Duanzi, qui « ne correspond[aient] pas aux valeurs fondamentales du socialisme »

Une partie des suspicions pesant sur TikTok repose sur la nationalité chinoise de sa maison mère, ByteDance. En 2018, Pékin a fait fermer Neihan Duanzi, sa plate-forme de partage de contenu humoristique, en raison de la « vulgarité » de ses contenus qui « ne correspond[aient] pas aux valeurs fondamentales du socialisme ». En outre, l’application Jinri Toutiao a également été affectée par la vague de censure chinoise, contraignant Zhang Yiming, le PDG de ByteDance, à présenter des excuses publiques et à s’engager de soutenir plus activement l’idéologie du Parti communiste. Ces événements ont sans surprise renforcé les craintes que TikTok ne soit sous le joug de l’appareil étatique chinois.

Les dirigeants de ByteDance ont pris la décision, dès le rachat de l’application concurrente Musical.ly et sa fusion avec TikTok en 2016, de maintenir une structure basée aux Etats-Unis, indépendante de sa version chinoise Douyin. La modération est également effectuée depuis des bureaux situés à Los Angeles, Dublin, Singapour, etc., dans le but de ne pas être accusé d’être un programme d’espionnage et de déstabilisation diligenté par Pékin.

Pour affirmer cette séparation, TikTok a, début juillet, emboîté le pas de grandes entreprises de la tech occidentale dans la suspension de leurs services à Hongkong en raison de la nouvelle loi sur la sécurité nationale imposée par la Chine. Cette séparation n’est, par ailleurs, pas aussi franche que les services de communication de TikTok le font paraître. En effet, les conditions d’utilisation du réseau social précisent que les données de ses utilisateurs peuvent être partagées avec les « autres membres, filiales, ou sociétés affiliées [du] groupe » et, par conséquent, transférées vers la Chine.

22 juillet 2020

Hong Kong : vaste opération de police dans un centre commercial à Yuen Long, près de la frontière chinoise.

Les forces de l’ordre ont utilisé mardi du gaz au poivre pour disperser des groupes de manifestants venus commémorer un rassemblement pro-démocratie attaqué par des groupes pro-gouvernementaux il y a un an. Les forces de l’ordre ont aussi déployé une banderole avertissant les manifestants qu’ils violaient la nouvelle loi chinoise sur la sécurité nationale. Des centaines de personnes ont été interpellées tout au long de la nuit. Selon le South China Morning Post, la police a aussi fait sortir “des dizaines de journalistes du centre commercial, en exigeant qu’ils éteignent leurs caméras pendant qu’ils étaient fouillés et que leurs statuts de reporters étaient vérifiés”. L’attaque du 21 juillet 2019, perpétrée il y a un an à la station de métro de Yuen Long, avait marqué un tournant dans le mouvement de protestation qui a secoué Hong Kong l’an dernier. Des gangs d’hommes armés de bâtons, de tringles métalliques et de battes avaient fondu sur des manifestants qui rentraient chez eux, faisant presque 50 blessés. De nombreuses voix s’étaient alors élevées pour critiquer la police, accusée d’avoir tardé à réagir.

22 juillet 2020

Hongkong : vaste opération de police dans le district de Yuen Long

Un an après une manifestation prodémocratie marquée par de violentes attaques, des centaines de personnes ont été interpellées.

La police antiémeute a mené une vaste opération, mardi 21 juillet, dans une localité du territoire de Hongkong pour empêcher des militants de commémorer une manifestation prodémocratie qui avait été attaquée par des groupes pro-gouvernementaux il y a un an.

Les policiers ont utilisé du gaz au poivre pour disperser de petits groupes de manifestants et des journalistes dans un centre commercial à Yuen Long, près de la frontière avec la Chine.

Des centaines de personnes ont été interpellées et fouillées tout au long de la nuit et la police a indiqué avoir procédé à au moins cinq arrestations.

Les policiers ont lancé des avertissements par haut-parleur mettant en garde contre les « rassemblements illégaux ». Répondant à un manifestant qui brandissait une banderole proclamant « Libérez Hongkong », la police a déployé sa propre banderole avertissant les manifestants qu’ils violaient la nouvelle loi sur la sécurité.

L’attaque, il y a un an, avait marqué un tournant

Le 30 juin, Pékin a imposé au territoire une loi sur la sécurité nationale destinée à mettre fin au mouvement de contestation du pouvoir central. Elle vise à réprimer la subversion, la sécession, le terrorisme et la collusion avec les forces étrangères, et prévoit des peines d’emprisonnement à perpétuité.

La police a dressé 79 contraventions pour infraction aux mesures anti-coronavirus qui interdisent les rassemblements de plus de quatre personnes.

L’attaque perpétrée il y a un an à la station de métro de Yuen Long avait marqué un tournant dans le mouvement de protestation qui a secoué le territoire l’an dernier. Des gangs d’hommes armés de bâtons, de tringles métalliques et de battes, portant pour la plupart des t-shirts blancs, avaient fondu sur des manifestants qui rentraient chez eux après une nouvelle manifestation monstre.

L’attaque du 21 juillet 2019 avait fait presque 50 blessés, dont des passants, certains grièvement touchés. De nombreuses voix s’étaient alors élevées pour critiquer la police, accusée d’avoir tardé à réagir.

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20 juillet 2020

Collecter l’ADN de la population, nouvelle étape dans la surveillance en Chine

adn chine

THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

La collecte des données ADN de la population masculine est une nouvelle étape dans le processus de surveillance de masse entrepris par les autorités chinoises. Une enquête du New York Times.

La police chinoise collecte actuellement des échantillons sanguins d’individus masculins, majeurs et mineurs, dans tout le pays, dans le but de constituer une carte génétique de 700 millions de Chinois, donnant ainsi aux autorités un nouvel outil puissant d’élaboration de leur État de surveillance de haute technologie.

Selon une nouvelle étude publiée le 17 juin par l’Institut australien de politique stratégique (Australian Strategic Policy Institute), étude fondée sur des documents également consultés par notre journal, dans toute la Chine, depuis fin 2017, la police s’affaire à collecter des échantillons. Le but : les acquérir en nombre suffisant pour construire une gigantesque base de données ADN qui permettra aux autorités de retrouver tous les proches de sexe masculin d’un individu grâce au sang, à la salive ou à un autre matériel génétique prélevés sur lui.

Une société américaine au service de la police chinoise

C’est une société américaine, Thermo Fisher, qui vient en aide à la Chine dans ce domaine : cette entreprise du Massachusetts vend en effet des kits de test spécialement conçus pour les besoins de la police chinoise. Cela lui a d’ailleurs valu les critiques de certains députés américains, mais la société a défendu son droit de mener ce genre d’activités.

Avec ce projet, la Chine a franchi un pas important dans son utilisation de la génétique pour contrôler sa population, ce qu’elle faisait jusqu’à présent surtout pour le suivi des minorités ethniques et d’autres groupes ciblés.

Cela va donc venir s’ajouter à un réseau de surveillance sophistiqué, de plus en plus étendu, que la police déploie dans tout le pays, au moyen de caméras, de systèmes de reconnaissance faciale et d’intelligence artificielle très perfectionnés.

La police affirme avoir besoin d’une telle base de données pour arrêter les délinquants. Elle souligne que les personnes sont consentantes pour partager leur ADN. Mais certains officiels en Chine et des associations de défense des droits de l’homme à l’étranger mettent en garde contre le fait qu’une base de données ainsi récoltées à l’échelle d’une nation peut constituer une atteinte à la vie privée et inciter les autorités à sanctionner les proches de dissidents ou de militants.

Les défenseurs des droits de l’homme considèrent quant à eux que cette collecte des données s’effectue en réalité sans le consentement des intéressés, les citoyens d’un État autoritaire n’ayant pas vraiment le droit de refuser.

Opposition exceptionnelle

Le projet se heurte d’ores et déjà à une vague d’opposition d’une ampleur exceptionnelle en Chine.

La possibilité pour les pouvoirs publics de découvrir qui est proche de qui, dans un contexte où des familles entières peuvent être sanctionnées à cause des activités d’un des leurs, fait froid dans le dos à l’ensemble de la société”, affirme Maya Wang, chercheuse spécialiste de la Chine qui travaille pour l’association Human Rights Watch.

La campagne concerne même les écoles. Dans une petite ville de la côte sud de la Chine, des garçonnets tendent leur doigt menu à un policier qui tient une aiguille. À environ 370 kilomètres de là, plus au nord, des policiers passent également d’un bureau d’élève à un autre pour prélever le sang de jeunes garçons sous le regard interloqué des filles.

Ingénieur informatique, il est originaire d’un village du nord de la Chine. Les autorités lui ont dit que, s’il ne le faisait pas, il serait inscrit, lui et sa famille, sur une liste noire, ce qui aurait pour effet de les priver de certains droits, comme celui de voyager ou de se faire soigner à l’hôpital.

Elucider les enquêtes criminelles

Si les autorités chinoises procèdent à ces collectes d’échantillons d’ADN sur la partie masculine de la population, c’est pour une raison toute simple : les hommes commettent davantage de crimes et délits, à en croire les statistiques.

De fait, cette campagne aurait été lancée après une série d’actes criminels commis en Mongolie-Intérieure, dans le nord de la Chine. La police locale avait mis près de trente ans pour élucider plusieurs affaires de viols et de meurtres perpétrés sur 11 femmes et fillettes (la plus jeune avait seulement 8 ans).

Pour cela, elle avait dû recueillir 230 000 empreintes digitales, passer au crible 100 000 échantillons ADN et promettre une récompense de 200 000 yuans [plus de 25 000 euros] à quiconque fournirait des indices.

Finalement, en 2016, un individu sans aucun rapport avec cette affaire avait été arrêté pour corruption, raconte la presse officielle, mais une analyse de ses gènes par la police avait permis de découvrir des liens avec une personne qui avait laissé son ADN sur le lieu du meurtre d’une de ces jeunes femmes en 2005. Cette personne, du nom de Gao Chengyong, avait fini par passer à des aveux complets et avait été condamné à mort.

Une base de données nationale

Son arrestation avait poussé les médias officiels à réclamer la création d’un fichier national de profils génétiques masculins. La police de la province du Henan a prouvé que c’était faisable en collectant les échantillons de 5,3 millions d’individus, soit environ 10 % de la population masculine de la province entre 2014 et 2016. En novembre 2017, le ministère de la Sécurité publique, qui supervise les services de police, a annoncé le lancement d’un plan de création d’une base de données nationale.

Toujours selon les médias officiels, la Chine disposerait d’ores et déjà de la plus importante banque de matériel génétique, avec 80 millions d’échantillons. Mais jusqu’à présent, les collectes d’ADN étaient souvent ciblées, les autorités limitant leur champ d’action à des délinquants potentiels ou à des groupes considérés comme pouvant porter atteinte à la stabilité de la société, comme des travailleurs migrants dans certains quartiers résidentiels.

La police a également prélevé l’ADN de membres de minorités, notamment les Ouïgours, pour resserrer l’emprise du Parti communiste chinois (PCC) sur elles.

5 à 10 % de la population masculine

Selon Emile Dirks, doctorant en sciences politiques à l’université de Toronto et un des auteurs du rapport de l’institut australien, la réalisation d’un fichier ADN masculin au niveau national est un élargissement de la démarche entreprise précédemment :

On constate que ces modèles sont étendus aux autres régions de Chine avec une énergie jamais vue.”

D’après le rapport publié par l’institut australien, les autorités se sont fixées pour objectif de collecter de 35 à 70 millions d’échantillons d’ADN sur des individus masculins, adultes ou non, soit entre 5 et 10 % de la population masculine chinoise. Il n’est pas nécessaire pour elles d’avoir le profil génétique de tous les hommes, car l’échantillon ADN d’une personne permet de dévoiler l’identité génétique de ses proches de sexe masculin.

Quand le New York Times a contacté le ministère de la Sécurité publique pour lui poser des questions sur ce sujet, la personne contactée a refusé de répondre “sans l’autorisation de sa hiérarchie”.

Des tests génétiques d’origine américaine

Pourtant, il arrive souvent aux pouvoirs publics locaux de publier les résultats de leur campagne de prélèvement d’échantillons. Ainsi, la police du district de Donglan, dans la province du Guangxi, a indiqué avoir recueilli l’ADN de plus de 10 800 individus, soit près de 10 % de la population masculine locale, contre 11 700 échantillons d’ADN pour leurs collègues du district de Yijun, dans la province du Shaanxi, soit un quart de la population masculine.

Pour se faire une idée des ambitions du projet, l’institut australien s’est intéressé au taux de prélèvement de dix districts et préfectures, puis a étudié les appels d’offres de kits de test ADN dans seize autres circonscriptions. Nous avons également passé en revue ces mêmes documents publics, ainsi que quinze autres appels d’offres du même genre réalisés au cours des six derniers mois, qui ne figuraient pas dans le rapport.

Les commandes sont souvent assurées par des sociétés chinoises, mais quelques contrats sont revenus à Thermo Fisher, le fabricant américain de matériel de tests génétiques.

Ce dernier a vendu des kits aux services de police d’au moins neuf districts et grandes villes pour constituer un “système de vérification du clan masculin” (autrement dit, une banque de données de profils masculins), à en croire les appels d’offres qu’a pu consulter Emile Dirks et que nous avons vérifiés également.

Sur cette photo fournie par la police de la ville de Xi’an, on récolte une goutte de sang au bout de doigt du jeune garçon pour alimenter la base de données ADN. Photo Xi’an police via The New York Times Photo Xi’an police via The New York Times.Sur cette photo fournie par la police de la ville de Xi’an, on récolte une goutte de sang au bout de doigt du jeune garçon pour alimenter la base de données ADN. Photo Xi’an police via The New York Times Photo Xi’an police via The New York Times.

L’entreprise a cherché très activement à développer ses activités en Chine. Ainsi, en 2017, une semaine avant le lancement par le ministère de la Sécurité publique du programme de collecte d’ADN, Zhong Chang, un chercheur qui travaille pour Thermo Fisher, indiquait, lors d’une conférence filmée à Pékin, que son entreprise allait être mise à contribution. Sa société avait en effet conçu un kit de tests pour trouver les marqueurs génétiques recherchés spécifiquement par le ministère de la Sécurité publique, une pratique courante dans l’industrie, avait-il expliqué.

Un autre kit avait été fabriqué sur mesure pour recueillir les informations génétiques de membres de groupes ethniques en Chine, notamment les Ouïgours et les Tibétains.

M. Zhong n’a pas souhaité donner suite à notre demande d’interview.

Outils de contrôle social

Selon la société Thermo Fisher, les kits de tests ADN qu’elle produit “répondent aux normes mondiales des tests ADN utilisés en science médico-légale”. La société affirme avoir conscience de “l’importance de prendre en considération la manière dont [ses] produits et services sont utilisés par [ses] clients, ou peuvent l’être”, et ajoute : “Nous sommes fiers d’être partie intégrante des nombreuses bonnes applications de l’identification par ADN, que ce soit en permettant de retrouver la trace de criminels, de mettre fin à la traite des êtres humains ou de libérer des personnes injustement accusées.”

La Chine achète les équipements vendus par Thermo Fisher non seulement pour retrouver la trace de certaines personnes grâce à leur profil génétique, mais aussi pour permettre aux médecins de dépister des maladies mortelles. Ces dispositifs d’analyse d’ADN sont également achetés par de nombreux autres services de police dans le monde.

Mais ceux-ci peuvent aussi devenir des outils majeurs de contrôle de la société soulignent des scientifiques, des spécialistes en éthique médicale et des défenseurs des droits de l’homme. L’an dernier, suite à certaines critiques, l’entreprise américaine a annoncé qu’elle allait cesser de vendre son matériel aux autorités du Xinjiang (dans le nord-ouest de la Chine), où la police collecte l’ADN du groupe minoritaire ouïgour, en grande partie musulman, à des fins de contrôle social.

Bien qu’elle soit toujours en cours de constitution, la base de données est déjà utilisée pour renforcer la surveillance.

Echantillons sanguins combinés à la vidéosurveillance

Dans un document officiel que s’est procuré l’Institut australien de politique stratégique, les dirigeants du district de Guanwen, dans la province du Sichuan, dans le sud-ouest de la Chine, indiquaient en mars dernier leur volonté d’utiliser les échantillons sanguins collectés chez les individus de sexe masculin pour consolider le programme local, dit “Œil de lynx” [Sharp Eyes, utilisant les appareils de télévision et les téléphones portables], un important programme de surveillance qui encourage les ruraux à donner des informations sur leurs voisins.

De son côté, Anke Bioengineering, une société de biotechnologie qui a son siège dans la province orientale de l’Anhui, exploite les fichiers d’ADN masculins pour alimenter le “Réseau céleste d’ADN”, un réseau chinois de surveillance policière qui combine la vidéosurveillance et les mégadonnées (big data), indique Hu Bangjun, le porte-parole de la société.

Résistance inédite

Mais cette campagne nationale de prélèvement d’ADN masculins se heurte à une opposition inhabituelle en Chine. Si les citoyens chinois ont dans l’ensemble accepté sans sourciller l’intrusion du gouvernement central dans leur utilisation d’Internet et d’autres aspects de leur vie privée, la loi chinoise ne contient aucun règlement encadrant le prélèvement d’ADN, et certains responsables craignent qu’une immense base de données renfermant les secrets des gènes et des liens familiaux de leurs administrés ne soit mal perçue par eux.

Lors d’une réunion parlementaire en mars, deux conseillers de la Conférence consultative du peuple chinois ont proposé un encadrement de la pratique par le gouvernement. La représentante de Pékin, Wang Ying, a notamment souligné que le gouvernement devra “au plus vite” protéger les droits des utilisateurs quand l’utilisation de cette technologique aura atteint un certain stade.

Déjà en 2015, le médecin légiste Liu Bing, responsable adjoint du centre médico-légal du ministère de la Sécurité publique, avait mis en garde contre l’instabilité sociale que pouvait entraîner le recours à “des méthodes et mesures inappropriées” de collecte d’échantillons sanguins. En particulier “dans notre société actuelle, où les citoyens ont de plus en plus conscience de leurs droits légaux”.

Discrètes collectes de sang dans les zones rurales

Les pouvoirs publics progressent donc discrètement. Selon Emile Dirks, presque la totalité des prélèvements ont lieu en région rurale, où les gens ne comprennent pas bien les incidences éventuelles d’un tel programme.

À la campagne, les dirigeants sont même souvent fiers de leur travail. Ainsi, ceux de la ville de Dongguan ont posté sur Internet une photo de jeunes garçons faisant la queue dans une école primaire pour se faire prélever du sang par leur professeur. Un autre dirigeant dans la province du Shaanxi a, lui, mis en ligne une photo sur laquelle on voit six élèves de primaire assis autour d’une table en train de regarder un agent de police prélever le sang d’un de leurs camarades.

Sur une autre photo prise au Shaanxi, un garçonnet face à deux policiers pleure de douleur tandis qu’un policier presse le bout de son doigt pour prélever son sang, pendant que l’autre agent, une femme, tente de le calmer.

Difficile de dire si les personnes figurant sur les photos savent vraiment pourquoi elles donnent leur sang : d’après les informations recueillies au cours de notre enquête et les messages postés sur les réseaux sociaux, il semblerait que quiconque refuse de se soumettre à ces prélèvements sanguins s’expose à des sanctions.

Sur cette photo fournie par les autorités municipales de la ville de Shifang, des officiers de police collectent l’ADN d’un adolescent. Photo The Shifang Municipal People’s Government via The New York Times Photo The Shifang Municipal People’s Government via The New York Times.Sur cette photo fournie par les autorités municipales de la ville de Shifang, des officiers de police collectent l’ADN d’un adolescent. Photo The Shifang Municipal People’s Government via The New York Times Photo The Shifang Municipal People’s Government via The New York Times.

Bien que M. Jiang réside et travaille comme ingénieur informatique à Pékin, en février 2019 il a reçu l’ordre de la police de rentrer dans son village natal du Shaanxi pour donner un échantillon d’ADN. Finalement, dit-il, il a fait réaliser à ses frais le prélèvement dans un hôpital de la capitale, qu’il a ensuite envoyé dans sa région natale. La police ne lui a pas dit pourquoi elle avait besoin de son sang, et il ne l’a pas demandé.

Pour lui, la question du respect de la vie privée importe peu : dans la mesure où, en Chine, on est déjà obligé d’avoir toujours une pièce d’identité sur soi et de donner sa vraie identité sur Internet, [les autorités] “possèdent déjà toutes les informations sur nous”, explique-t-il.

Un dangereux pouvoir sans précédent pour les autorités

Mais selon les défenseurs des droits de l’homme, la génétique fournit aux autorités chinoises des pouvoirs sans précédent pour traîner en justice les personnes qui leur déplaisent. La possibilité de s’appuyer sur le fichier ADN rend plus crédibles leurs accusations au regard du public.

Pour le défenseur des droits de l’homme Li Wei, la police locale peut également utiliser les prélèvements ADN pour fabriquer des preuves de toutes pièces. Il sait que la police de Pékin dispose d’un échantillon de son propre ADN, collecté lorsqu’il purgeait une peine de deux ans de prison pour “troubles à l’ordre public”, un chef d’accusation souvent évoqué pour condamner des dissidents.

Deux ans auparavant, la police de Hangzhou avait déjà tenté de prélever un échantillon de son ADN. Il était à l’hôtel et venait juste d’arriver dans sa chambre après s’être enregistré à l’accueil quand des policiers avaient frappé à sa porte. Comme il refusait de les accompagner au commissariat, ceux-ci lui avaient donné des coups de matraque pour le forcer à y aller. Mais quand ils avaient voulu prélever un échantillon de son ADN, il n’avait pas cédé, car il craignait que la police de Hangzhou ne l’utilise contre lui.

Dans certains cas, le sang ou la salive qu’on vous a prélevés à un moment donné peut ensuite être déposé sur la scène d’un crime, explique Li Wei. Vous n’y avez jamais mis les pieds, mais votre ADN s’y trouve pourtant. C’est ce que je crains : être victime d’un coup monté.”

Sui-Lee Wee

Source

The New York Times

NEW YORK http://www.nytimes.com/

16 juillet 2020

Sécurité nationale - Trump “punit” Pékin en mettant fin au statut préférentiel de Hong Kong

trump penit pekin

COURRIER INTERNATIONAL (PARIS)

Alors que Pékin vient d’imposer une nouvelle loi de sécurité nationale à Hong Kong, le président américain a mis un terme mardi 14 juillet au régime économique préférentiel accordé par les États-Unis au territoire chinois. Une décision qui risque d’impacter lourdement la péninsule.

C’est un pas de plus vers “la guerre froide”, estime le New York Times. Mardi, le président américain Donald Trump a encore accentué la pression sur la Chine, en annonçant la fin du régime économique préférentiel accordé par les États-Unis à Hong Kong et en signant une loi prévoyant des sanctions contre la répression dans le territoire chinois. Pékin a rapidement réagi mercredi matin en prévenant les États-Unis qu’il appliquerait, en représailles, des sanctions contre des entités et des individus américains.

Les mesures annoncées mardi par Donald Trump visent à “punir” l’imposition par la Chine d’une loi draconienne sur la sécurité nationale à Hong Kong, le mois dernier, rappelle le Washington Post.

Les annonces de Donald Trump risquent d’être lourdes de conséquences pour la péninsule. La suppression du régime préférentiel accordé par les États-Unis à Hong Kong pourrait notamment soumettre le territoire chinois aux mêmes tarifs douaniers que ceux imposés par l’administration américaine aux exportations chinoises, dans le cadre de la guerre commerciale qui fait rage entre Washington et Pékin, souligne le South China Morning Post. “Ce sont des dizaines de milliards de dollars d’échanges annuels entre les États-Unis et le territoire chinois” qui sont concernés, note la BBC.

Hong Kong pourrait voir “l’érosion de son statut de plaque tournante financière”

La loi sur l’Autonomie de Hong Kong, approuvée à l’unanimité par le Congrès américain et promulguée mardi par Donald Trump, vise quant à elle à pénaliser les banques traitant avec des responsables chinois impliqués dans la mise en œuvre de la nouvelle loi sécuritaire à Hong Kong. “Les analystes estiment que le statut de plaque tournante financière mondiale de Hong Kong et sa position de passerelle de la Chine vers les principaux marchés financiers internationaux pourraient s’éroder”, souligne la BBC.

Les décisions annoncées par Donald Trump pourraient aussi devenir un “casse-tête majeur” pour les quelque 1 300 entreprises américaines qui opèrent à Hong Kong, ajoute le site de la radio britannique.

Mercredi, le New York Times a annoncé qu’une partie du personnel de son bureau de Hong Kong serait relocalisée à Séoul, rapporte le site d’information Hong Kong Free Press. Le quotidien a indiqué que ses employés avaient fait face à des obstacles pour obtenir des permis de travail. L’équipe de journalistes en charge de sa plateforme numérique – soit environ un tiers de ses employés à Hong Kong – s’installera donc dans la capitale sud-coréenne au cours de l’année à venir. Un revers pour le statut de Hong Kong comme carrefour de la presse en Asie.

Noémie Taylor-Rosner

15 juillet 2020

RÉCIT - Colombie : les femmes indigènes, proies sexuelles des militaires

Par Anne Proenza, correspondante à Bogota 

Le scandale provoqué par le viol, le mois dernier, d’une Amérindienne de 12 ans par sept soldats a été suivi par la révélation de dizaines d’autres cas. Des violences favorisées par le conflit armé et l’enlisement du processus de paix.

Elle était partie cueillir des goyaves. C’était le dimanche 21 juin en fin d’après-midi. Sur son chemin, près du hameau de Santa Cecilia dans le département central du Risaralda au cœur des Andes, la fillette de 12 ans, de la communauté indienne emberá-chami, a rencontré sept soldats. Les militaires l’ont séquestrée, violée à tour de rôle, et ses proches ne l’ont retrouvée que le lendemain, pleurant au bord du fleuve. La plainte portée par la famille, soutenue par les autorités de la réserve indienne Gitó Dobaku où elle vit, et l’Organisation nationale indigène, et reprise par les réseaux sociaux et les médias, a fait immédiatement scandale.

Dans les jours qui ont suivi, des dizaines d’autres cas ont été divulgués au public. Arrêtés, les sept soldats ont avoué et le chef de l’armée a dû monter au créneau, révélant que depuis 2016, 118 militaires font l’objet d’enquêtes pour des abus sexuels contre des mineures. Le parquet colombien a pour sa part fait ses comptes : depuis 2009, la justice a été saisie de 486 plaintes d’abus sexuel impliquant 497 membres de la force publique (militaires et policiers) dont seules 141 ont conduit jusqu’ici à des condamnations. L’agression s’est par ailleurs produite alors que le Sénat venait d’approuver une réforme constitutionnelle polémique instaurant la peine à perpétuité pour les auteurs de crime contre des enfants de moins de 14 ans. Le président de droite, Iván Duque, a surfé sur la vague : «S’il faut inaugurer la prison à perpétuité avec eux, nous le ferons», a-t-il annoncé, alors que la loi n’était même pas encore promulguée.

Recrudescence de la guerre

«Les violences sexuelles contre les femmes indigènes sont récurrentes et culturelles et ont été dénoncées dans la plupart des territoires indigènes du pays», affirme Patricia Tobón, avocate emberá-chami, qui fait partie de la commission Vérité mise en place après l’accord de paix signé en novembre 2016 entre le gouvernement précédent de Juan Manuel Santos et l’ex-guérilla des Farc. Sa sœur, Marcela Tobón, directrice de l’association de juristes Akubadaura, explique aussi que «les soldats de base ne font que reproduire la manière dont la société colombienne voit la population indigène et notamment les femmes indigènes, c’est-à-dire que leur faire du mal n’a pas d’importance». Et d’ajouter qu’«en temps de guerre le corps des femmes est un butin et permet de contrôler les territoires».

Oscar Montero, leader kankuamo qui a coordonné l’ouvrage Temps de vie et de mort, mémoires et luttes des peuples Indigènes en Colombie (1), souligne pour sa part que «les violences sexuelles sont le fait des forces armées mais aussi de tous les acteurs armés du conflit et il n’y a pas eu de trêve». Car, malgré l’espoir suscité par l’accord de paix censé mettre fin à plus de cinquante ans d’affrontements, les violences en tout genre et notamment sexuelles n’ont pas cessé. Le retard ou l’absence de mise en œuvre de l’accord a réactivé les brutalités dans de nombreuses régions et entraîné une recrudescence de la guerre. Les groupes armés organisés (GAO), comme les appelle le gouvernement qui met dans le même sac d’anciennes structures paramilitaires, de puissants cartels de drogue, la guérilla de l’Armée de libération nationale (ELN) ou des groupes de dissidents des Farc, se disputent les territoires laissés par les Farc avant leur réincorporation à la vie civile. Sans compter la militarisation croissante qui va avec.

«Dénoncer, porter plainte est très difficile pour les peuples indigènes, à cause des barrières linguistiques, de la distance géographique, et enfin à cause de la peur», ajoute Oscar Montero. Avec ses 115 peuples amérindiens, en grande majorité aux langues et cultures différentes, la Colombie est un des pays qui compte le plus de communautés indiennes du continent, même si celles-ci ne représentent qu’un peu plus de 3,4 % de la population.

L’association Akubadaura accompagne, à la demande de l’Organisation indigène de Colombie (Onic), le peuple nukak, l’un des plus vulnérables du pays et qui a souffert de dizaines d’abus. Les Nukak ont connu leur premier contact en 1988, il y a à peine trente ans, et avaient alors été décimés par la grippe. Ils ne sont plus qu’environ 700 aujourd’hui et vivent dans des conditions misérables, dans les environs de San José del Guaviare, la capitale du département, dans le sud-est du pays. Leur immense territoire, aux portes de l’Amazonie, reste la proie des groupes armés, des colons, des prédateurs de bois, des trafiquants de drogue, tandis que la présence de l’armée s’accroît.

Le 8 septembre 2019, Sofia, jeune amérindienne nukak de 15 ans se promenait avec une amie. Enlevée, séquestrée et violée pendant quatre jours par au moins deux soldats du bataillon Joachín-París stationné près de San José, elle avait réussi à s’échapper. «Pour la dignité de la jeune fille nukak, nous n’en dirons pas plus sur les atrocités qu’elle a subies», relate Marcela Tobón. Mais malgré la plainte déposée il y a plus de neuf mois, l’enquête n’a pas progressé jusqu’à maintenant… Le cas n’est pas isolé.

Des chiffres sous-estimés

L’association Confluenzia, qui travaille avec les communautés amérindiennes de tout le pays, a documenté onze autres plaintes dans la même région du Guaviare pour des viols, abus et incitations à la prostitution, commis par des membres de la force publique. Tandis que l’association No es hora de callar («ce n’est pas le moment de se taire»), dirigée par la journaliste Jineth Bedoya, victime des paramilitaires et figure emblématique en Colombie du combat contre les violences sexuelles, a aussi enquêté sur 23 cas d’abus et de viols commis par des militaires entre 2008 et 2017 à l’encontre de jeunes filles du peuple nukak. De manière générale, «les chiffres rendus publics sur les violences sexuelles sont très bas et sous-estimés», remarque Jineth Bedoya. Et les sanctions aussi. Le chef de l’armée de terre, le général Zapateiro, a annoncé fin juin-début juillet que 76 soldats et officiers impliqués dans des crimes sexuels avaient été «retirés du service actif», affirmant que «la tolérance zéro» prévalait.

A la commission Vérité, Patricia Tobón lutte pour un réel «accès à la justice» des femmes amérindiennes qui subissent les violences non seulement de tous les acteurs armés mais aussi, parfois, dans leurs propres communautés, comme dans toutes les sociétés.

Et si les viols commis par les militaires ont secoué le pays pendant près de dix jours, l’indignation médiatique et politique a disparu presque aussi vite qu’elle est apparue, comme pour la plupart des crimes et scandales perpétrés en Colombie.

(1) Edité par le Centre national de mémoire historique, 20

14 juillet 2020

« Sainte-Sophie en mosquée est une gifle au visage de ceux qui croient encore que la Turquie est un pays séculier »

Tribune - Asli Erdogan : « Sainte-Sophie en mosquée est une gifle au visage de ceux qui croient encore que la Turquie est un pays séculier »

Par Asli Erdogan, Romancière

Pour la romancière Asli Erdogan, le président turc montre avec cette décision qu’il ne veut plus s’encombrer des valeurs morales occidentales comme la loi ou la démocratie.

Je viens de la ville qui s’appelait Constantinople à sa fondation et s’appelle aujourd’hui, plus d’un millier d’années plus tard, Istanbul. Entre les deux, la cité a eu plus de deux douzaines de noms différents. Elle a subi presque deux douzaines de sièges, deux pandémies de peste, près de dix tremblements de terre majeurs. Elle a survécu à d’innombrables guerres, combats, intrigues et luttes.

Elle a vu des centaines de rois venir, régner puis s’en aller, et elle a accueilli plusieurs langues, religions et monuments… Et pour moi qui suis native de la polis, comme l’appelaient les Grecs, il y a un symbole indiscutable de la singularité et de la sagesse de cette cité : Sainte-Sophie, un monument aussi imposant et unique, pour moi en tout cas, que les pyramides égyptiennes.

Je me suis souvent demandé avec quelle justice Byzance avait été traitée dans la quête qu’a eue l’Europe de ses racines historiques. Constantinople était romaine, grecque et bien plus encore… C’était là que la Méditerranée rejoignait la mer Noire, que des civilisations d’Asie Mineure vieilles de douze mille ans rejoignaient la Thrace, la péninsule grecque et la Perse, que l’Orient rejoignait l’Occident…

Abolition du système séculier du kémalisme

Mais une promenade de deux jours dans Istanbul aujourd’hui suffit à montrer que la manière dont les Ottomans ont traité Byzance était loin d’être juste. Ils en ont pourtant beaucoup appris et assimilé. Des palais en ruines, des églises transformées en mosquées, mille ans de Byzance à qui on a, en grande partie, refusé de faire de l’ombre à la gloire de l’ère ottomane…

La transformation de Sainte-Sophie en mosquée est une gifle délibérée au visage de ceux qui croient encore que la Turquie est un pays séculier. Le système séculier du kémalisme, ou plutôt de laïcité, puisque la Turquie suivit le modèle français plus que l’anglo-saxon, et qui en fut l’un des rares exemples dans tout le monde musulman, est ainsi déclaré aboli.

Bien qu’une majorité de Turcs voient cette transformation comme une manœuvre politique pour détourner l’attention de la crise économique, les partis d’opposition, en particulier le CHP, porte-drapeau du kémalisme, sont restés plutôt timides dans leurs critiques, voire silencieux, et ont même approuvé dans un ou deux cas.

Personne n’ose offenser les sentiments religieux du peuple, bien que personne ne lui ait demandé s’il souhaite effectivement une telle transformation.

Vers la conquête du pouvoir absolu

A regarder les déclarations d’Erdogan, les kémalistes et le kémalisme ne sont pas les seuls à avoir reçu ainsi une leçon. En qualifiant la transformation de « touche finale d’une conquête », il se déclare le fier successeur de Mehmet le Conquérant et d’autres sultans ottomans. « Conquête » est un terme qui appartient à la terminologie ou à l’idéologie d’une ère passée, où le vainqueur occupait et annihilait le vaincu sans se soucier de morale.

La destruction ou la transformation des temples des vaincus était pratique courante dans le passé. Le régime d’Erdogan déclare ainsi que désormais l’Empire ottoman sera le nouveau modèle de la Turquie contemporaine. Ce régime ne va plus s’encombrer de valeurs morales attribuées à l’Occident ou à la société contemporaine ni, de manière générale, des concepts de modernité occidentaux, et il ne permettra pas à des bagatelles comme la loi, la démocratie, etc., de faire obstacle à sa conquête majeure… La conquête du pouvoir absolu.

13 juillet 2020

ISTAMBUL - Sainte Sophie

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Erdogan ordonne la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée

Par Jean-François Chapelle, Istanbul, correspondance, avec Marina Rafenberg, à Athènes

La décision du président turc, attendue depuis des années par les milieux religieux et nationalistes, suit l’invalidation par la justice du décret de 1934 qui avait transformé l’édifice byzantin en musée.

Le 24 novembre 1934, Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la jeune République turque, versait la basilique-mosquée de Sainte-Sophie au pot commun de l’humanité, en décrétant sa transformation en musée. Quatre-vingt-six ans plus tard, le 10 juillet 2020, le président Recep Tayyip Erdogan a rendu le joyau d’Istanbul au culte musulman, pour le plus grand bonheur des franges les plus religieuses de son électorat et de ses alliés d’extrême droite.

Saisi par une association menant depuis une quinzaine d’années un combat pour le retour à l’islam de tous les lieux de culte musulmans déconsacrés pendant les premières décennies de la république laïque, le Conseil d’Etat a annoncé, vendredi 10 juillet, qu’il invalidait le décret signé par Atatürk au motif que Sainte-Sophie, devenue une mosquée après la prise de Constantinople par Mehmet le Conquérant, en 1453, ne pouvait pas être utilisée à d’autres fins que celle qui lui avait été assignée par le sultan.

Dans l’heure suivante, le Journal officiel a publié la décision prise par M. Erdogan de transférer Sainte-Sophie, jusque-là gérée par le ministère de la culture et du tourisme, à la direction des affaires religieuses, et de rouvrir l’édifice à la prière. En soirée, le chef d’Etat islamo-conservateur a défendu avec flamme le retour à l’islam du monument dans une adresse télévisée à la nation.

« Aujourd’hui, la Turquie s’est débarrassée d’une honte. Sainte-Sophie vît à nouveau une de ses résurrections, comme elle en a déjà connu plusieurs. La résurrection de Sainte-Sophie est annonciatrice de la libération de la mosquée Al-Aqsa », à Jérusalem, a déclaré le président turc. « Elle signifie que le peuple turc, les musulmans et toute l’humanité ont de nouvelles choses à dire au monde. »

« Provocation pour l’héritage culturel mondial »

M. Erdogan a indiqué que la première prière sous la haute coupole de l’édifice aurait lieu le vendredi 24 juillet. Il a assuré que les touristes pourraient continuer de visiter le site, mais désormais gratuitement.

Le président est en revanche resté muet sur le sort qu’il entendait réserver aux mosaïques de Sainte-Sophie, recouvertes d’un enduit pendant les cinq siècles de son utilisation comme mosquée à l’ère ottomane. A Trabzon, ville de l’est du pays située sur la mer Noire, une autre église du même nom a été rendue en 2013 au culte musulman après l’installation d’un ensemble de paravents et d’écrans dressés afin de cacher les fresques byzantines.

Sur le parvis de Sainte-Sophie, la décision présidentielle a été accueillie avec allégresse par quelques centaines de personnes, qui ont scandé en cœur « Dieu est grand » avant de se recueillir pour la prière du soir. Elle a en revanche été critiquée par plusieurs institutions et capitales, notamment dans le monde orthodoxe, où l’ancienne basilique du VIe siècle, lieu du couronnement des empereurs byzantins, compte comme un centre spirituel de première importance.

« C’est une provocation envers le monde civilisé, a dénoncé, quelques minutes après l’annonce, la ministre grecque de la culture Lina Mendoni. Le nationalisme dont fait preuve le président Erdogan ramène son pays six siècles en arrière. » Le ministre grec des affaires étrangères, Nikos Dendias, a lui aussi réagi à chaud sur Twitter en désignant cette action du régime turc comme une « provocation pour l’héritage culturel mondial ».

Fortes tensions entre Athènes et Ankara

« La Grèce condamne avec la plus grande fermeté la décision de la Turquie. (…) Non seulement cela va impacter les relations entre la Grèce et la Turquie mais aussi celles de cette dernière avec l’Union européenne, l’Unesco et toute la communauté mondiale », a pour sa part commenté le premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis.

La décision turque intervient dans un contexte de fortes tensions entre Athènes et Ankara sur l’exploitation des ressources en hydrocarbures de la Méditerranée orientale et la gestion de la question migratoire, la Turquie ayant encouragé cet hiver des milliers de migrants à traverser la frontière grecque.

Le primat de l’orthodoxie, le patriarche œcuménique de Constantinople Bartholomée Ier, avait défini le mois dernier le musée de Sainte-Sophie comme un « symbole de la rencontre, de la solidarité et de la compréhension mutuelle entre le christianisme et l’islam ». Le transformer en mosquée « pourrait dresser des millions de chrétiens dans le monde contre l’islam », avait-t-il prévenu. La police grecque était sur le pont vendredi soir pour protéger les représentations turques en Grèce.

La décision a également été déplorée à Moscou. « Nous constatons que l’inquiétude des millions de chrétiens n’a pas été entendue », a réagi le porte-parole de l’Eglise russe, Vladimir Legoïda. Mercredi, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, avait exhorté la Turquie « à continuer de conserver Sainte-Sophie comme musée, en tant qu’illustration de leur engagement à respecter les traditions cultuelles et la riche histoire qui ont façonné la république turque, et à assurer qu’elle demeure ouverte à tous ».

L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), qui compte Sainte-Sophie sur ses listes du Patrimoine mondial de l’humanité, a indiqué dans un communiqué qu’elle « regrette vivement la décision des autorités turques, prise sans dialogue préalable, de modifier le statut » de la basilique-musée.

L’avènement d’un « Deuxième Conquérant »

Le président turc a cependant prévenu, vendredi soir, que les récriminations n’infléchiraient pas sa détermination, l’usage que la Turquie fait de Sainte-Sophie « relevant de ses droits souverains ». La reconversion de l’édifice en mosquée est un cheval politique de l’islam politique turc, dont est issu le chef de l’Etat, depuis plusieurs décennies.

En 1967 déjà, l’Union nationale des étudiants turcs (MTTB), une organisation nationaliste et islamiste dans laquelle M. Erdogan a fait ses classes politiques, avait investi le monument pour y organiser une prière collective. Dans son adresse télévisée, le Reis a aussi cité un de ses auteurs de chevet, l’intellectuel conservateur Osman Yüksel Serdengeçti, annonçant l’avènement d’un « Deuxième Conquérant » qui rendrait Sainte-Sophie à l’islam. « Ce jour est arrivé », a-t-il ajouté avec émotion.

« Il ne faut pas réduire cette décision à l’islamisme du parti présidentiel », tempère toutefois le chercheur Jean-François Pérouse, ex-directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul. « Il y a aussi une temporalité plus récente à l’œuvre, liée à la grande alliance entre ce parti et l’extrême droite, qui est plus vigilante sur ces questions », commente-t-il.

En perte de vitesse depuis 2015, le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Erdogan a conclu, pour se maintenir au pouvoir, une alliance avec le Parti de l’action nationaliste (MHP) qui a conduit Ankara à faire siens les thèmes privilégiés de l’extrême droite : fermeté, voire bellicisme dans la conduite des affaires étrangères et exaltation de l’identité islamo-turque sur la scène nationale.

Jean-François Chapelle (Istanbul, correspondance) avec Marina Rafenberg, à Athènes

 

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Sainte-Sophie : la France déplore la décision de la Turquie. Dans un communiqué du ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, la France a regretté, vendredi, la décision de la Turquie de reconvertir Sainte-Sophie en mosquée : « La France déplore la décision du Conseil d’Etat turc de modifier le statut de musée de Sainte-Sophie et le décret du président Erdogan la plaçant sous l’autorité de la direction turque des affaires religieuses. Ces décisions remettent en cause l’un des actes les plus symboliques de la Turquie moderne et laïque » « L’intégrité de ce joyau religieux, architectural et historique, symbole de la liberté de religion, de tolérance et de diversité, inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco, doit être préservé », a ajouté le ministre.

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Heurs et malheurs de Sainte-Sophie

Par Virginie Larousse

Situé à la croisée des continents, le chef-d’œuvre de l’empereur Justinien n’a cessé d’attiser la convoitise. Instrumentalisée, la basilique a connu trois vies : église chrétienne, mosquée, musée. Et est en passe de redevenir un lieu de culte musulman.

C’est sa splendeur qui a conduit les Slaves, païens, à devenir orthodoxes au Xe siècle. Dépêchés à Sainte-Sophie de Constantinople pour enquêter sur le christianisme, les émissaires de Vladimir, Grand Prince de Kiev, sont subjugués : « Ils nous conduisirent là où ils célébraient leur Dieu et nous ne savions plus si nous étions dans les cieux ou sur la terre. Il n’y a, en effet, sur terre rien d’une telle beauté. C’est là que Dieu demeure avec les hommes ! »

Ebloui par la description qui lui est rapportée – la finesse des mosaïques, l’or des icônes, l’éclat des marbres –, celui qui sera considéré comme le fondateur de la « Sainte Russie » se convertit au christianisme oriental, et avec lui la majorité du peuple slave. Sainte-Sophie valait bien une messe.

Dressée sur une colline surplombant la mer de Marmara, le monument a été construit au VIe siècle sur les ruines d’une église plus ancienne édifiée vers 325 par Constantin, le premier baptisé des empereurs romains. Mais l’édifice – déjà surnommé « la Grande Eglise » – subit les vicissitudes du temps et est détruit en 532 au cours de violentes émeutes dans la ville, qui compte alors quelque 400 000 habitants. Fervent chrétien – il persécute sans relâche les païens « hérétiques » –, l’empereur Justinien (483-565) décide aussitôt de refonder la basilique.

Au terme d’un chantier-éclair de cinq années conduit par les meilleurs architectes de l’époque, Isidore de Milet et Anthémios de Tralles, et qui voit s’affairer plus de dix mille ouvriers, l’église de la Sainte-Sagesse (Hagia Sophia, en grec) devient le monument le plus spectaculaire de la chrétienté. Avec ses 55 mètres de hauteur et ses 30 mètres de diamètre, son dôme est le plus grand du monde pendant plus de mille ans, jusqu’à ce que celui de la basilique Saint-Pierre de Rome ne vienne le détrôner. Inaugurant son chef-d’œuvre en 537, Justinien se serait exclamé : « Je t’ai vaincu, ô Salomon ! », en référence au Temple de Jérusalem.

Catastrophes naturelles et troubles politiques

Imposante de l’extérieur, la basilique de la « nouvelle Rome » se révèle au contraire tout en légèreté à l’intérieur, et comme « suspendue au ciel par une chaîne d’or », s’émerveille l’historien Procope de Césarée. Splendide, l’édifice n’en demeure pas moins fragile. Les secousses sismiques provoquent régulièrement d’importants dommages – jusqu’à provoquer l’effondrement du dôme à plusieurs reprises.

Aux catastrophes naturelles s’ajoutent les troubles politiques, plus particulièrement le contexte de rivalité entre la papauté romaine et le patriarcat de Constantinople, en froid depuis le schisme de 1054. Détournée de ses objectifs initiaux – la reconquête des lieux saints de Jérusalem –, la quatrième croisade, en 1204, aboutit au sac de Constantinople par les croisés. Sainte-Sophie est pillée, son autel détruit afin d’en récupérer les matériaux précieux, ses reliques emportées. La merveille de l’orthodoxie est consacrée en église catholique – sa première conversion –, et abrite le siège du patriarche latin de Constantinople, avant que les Byzantins ne reprennent la ville en 1261.

Deux siècles plus tard, la « nouvelle Jérusalem » tombe de nouveau, cette fois sous le joug des Turcs ottomans. L’Empire romain d’Orient ne se relèvera pas. Mais alors que les conquérants musulmans détruisent ou pillent la plupart des monuments chrétiens du pays, Hagia Sophia est épargnée par le sultan Mehmet II. Eclatant trophée de guerre, la basilique déchue devient la mosquée Aya Sofya en 1453. Le symbole irrécusable de la victoire de l’islam sur le christianisme. Sitôt après sa conquête, Mehmet II viendra y faire la prière du vendredi.

Pour humiliante qu’elle soit aux yeux des vaincus, le fait de convertir un lieu de culte n’a rien d’exceptionnel à cette époque. Ainsi la mosquée de Cordoue, en Espagne, est-elle devenue la cathédrale Notre-Dame de l’Assomption après la Reconquista, en 1236. De même, nombre de monuments chrétiens ont été construits sur d’anciens temples païens – c’est d’ailleurs sans doute le cas de Sainte-Sophie de Constantinople, qui pourrait avoir été bâtie sur les ruines d’un temple d’Apollon.

« Il y a une peur, un complexe »

Toujours est-il que Aya Sofya s’islamise peu à peu : les croix et les cloches sont retirées, les mosaïques et les peintures murales couvertes de lait de chaux – l’islam rejetant les représentations humaines ­ –, tandis que l’imposante silhouette de la Grande Eglise se voit flanquée de quatre minarets.

Et c’est paradoxalement l’ancien lieu de culte chrétien qui devient le modèle des mosquées ottomanes. Au XVIe siècle, Soliman le Magnifique, qui se rêve en nouveau Justinien, demande à son architecte Sinan de construire une mosquée – la Suleymaniyé – sur le modèle de Sainte-Sophie, même si son plan basilical s’avère inadapté au culte musulman.

Demeurée, au fil du temps, une icône de l’architecture, l’ancienne basilique se trouve une nouvelle fois instrumentalisée après la première guerre mondiale. Mis en difficultés par les puissances de l’Entente, les Ottomans menacent de dynamiter Sainte-Sophie de Constantinople – la ville reçoit officiellement le nom d’Istanbul en 1930. Tout autre sera la politique de Mustafa Kemal Atatürk. En 1934, le premier président de la République de Turquie désacralise la basilique-mosquée pour « l’offrir à l’humanité », la transformant en musée. Un geste qui s’inscrit dans sa volonté d’ancrer le pays dans la modernité et la laïcité, au même titre que le changement d’alphabet ou l’abolition du califat, en 1924.

Cette politique a fait long feu : les velléités d’instrumentaliser un monument si puissamment symbolique ont rapidement refait surface. Les imposants panneaux calligraphiés aux noms d’Allah, de Mahomet, des quatre califes et des petits-fils du Prophète, qu’Atatürk avait fait décrocher, sont remis en place dans les années 1950. En 2012, des militants d’un parti islamiste et nationaliste organisent une prière musulmane sous la coupole byzantine.

« Il y a une peur, un complexe derrière cette démarche de reconversion, analyse l’historien Edhem Eldem. On répète symboliquement l’acte de conquête. »

Tiraillée entre l’Occident et l’Orient, le christianisme et l’islam, le politique et le religieux, Sainte-Sophie apparaît finalement comme la métaphore des rapports souvent tumultueux entre l’Europe et l’Asie, à l’exacte jonction desquelles elle se situe.

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