La justice turque rappelle le meurtre de Jamal Khashoggi au bon souvenir de Riyad
Le procès in absentia de vingt Saoudiens accusés d’implication dans la mort du journaliste s’est ouvert vendredi à Istanbul.
Par Jean-François Chapelle
C’est un procès un peu bancal, sans accusés dans le box, sans guère de chances de parvenir à des condamnations et avec à peine une poignée d’observateurs admis à l’audience, qui s’est ouvert vendredi 3 juillet devant la 11e cour d’assises d’Istanbul.
Mais pour les proches du journaliste saoudien assassiné Jamal Khashoggi, et pour les défenseurs de la liberté de la presse, cette procédure est un peu la dernière chance de faire la lumière sur les vrais commanditaires d’un crime d’une rare sauvagerie, commis le 2 octobre 2018 dans les locaux du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul.
Exilé depuis l’été 2017 aux Etats-Unis, le journaliste, fin connaisseur de la famille royale saoudienne et détracteur déterminé de la politique autoritaire menée par le prince héritier Mohammed Ben Salman, fréquentait assidûment les rives du Bosphore, où résidait sa fiancée, une jeune doctorante turque. Pour pouvoir épouser Hatice Cengiz, Khashoggi, 59 ans, s’était déjà rendu une première fois au consulat, afin d’obtenir un certificat attestant de son divorce avec sa première épouse, prononcé en Arabie saoudite.
Les agents consulaires lui avaient alors donné un second rendez-vous, dont il n’est jamais revenu. Selon l’acte d’accusation de 117 pages rédigé par le parquet d’Istanbul, le journaliste a été étranglé puis dépecé par un commando de quinze personnes, dont un médecin légiste, venu spécialement d’Arabie saoudite. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Colère du prince
L’affaire a certes déjà été jugée par un tribunal saoudien. Mais celui-ci s’est borné à cibler les exécutants – cinq d’entre eux ont été condamnés en décembre 2019 à la peine de mort, trois autres à vingt-quatre ans de prison –, considérant que l’objectif du commando était de ramener Khashoggi sain et sauf à Riyad et que c’était le chef de l’équipe qui, incapable de faire sortir le journaliste du consulat par la force, avait décidé de le tuer.
Les procureurs turcs racontent cependant une toute autre histoire, puisqu’ils accusent deux proches du prince héritier, l’ancien chef adjoint des services de renseignement, le général Ahmed Al-Assiri, et l’ancien conseiller à la cour royale, Saoud Al-Qahtani, d’avoir conçu et ordonné le crime. Ils réclament la prison à vie à leur encontre ainsi qu’à celles de dix-huit hommes de main.
Et si l’acte d’accusation ne le désigne pas ouvertement, le nom de Mohammed Ben Salman, (« MBS »), a bien été prononcé au cours de la première audience. Devant un public restreint, pour cause de pandémie de Covid-19, et en l’absence des accusés, restés en Arabie saoudite, Yasin Aktay, conseiller du président turc Recep Tayyip Erdogan et ami proche de Khashoggi, a rappelé les espoirs que le journaliste avait d’abord placés dans la personne du prince héritier, puis sa déception et le choix de l’exil, parce qu’à Riyad, « tout le monde était désormais obligé d’applaudir les politiques erronées de MBS ».
Il a aussi évoqué la colère du prince après la création par son ami, en janvier 2018, de la plateforme DAWN (« La démocratie pour le monde arabe maintenant »), réunissant des journalistes, intellectuels et militants issus des courants islamistes et libéraux pour promouvoir la démocratie.
« Une ambiance de panique »
En trois heures et demie d’audience, la cour, masque chirurgical sur le nez, a entendu les dépositions de la fiancée, en qualité de plaignante, et de huit témoins, pour la plupart des personnels turcs du consulat saoudien. Parfois submergée par l’émotion, la jeune femme, en robe noire et foulard gris, a relaté l’attente angoissée se muant en terreur quand un agent consulaire lui a annoncé, « avec un visage qui exprimait la peur », qu’il ne trouvait pas trace de son promis dans le consulat.
Le témoignage d’un technicien du consulat, en particulier, a retenu l’attention. Zeki Demir a en effet indiqué avoir été appelé à la résidence du consul, le jour du crime, pour y allumer un grand fourneau, avant d’être sommé de partir, « dans une ambiance de panique ».
A l’issue de l’audience, Agnès Callamard, rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions sommaires, s’est réjouie devant la presse de l’ouverture de ce procès, aussi « imparfait » soit-il, avec ses accusés absents, ses avocats commis d’office et son issue incertaine, le droit turc ne permettant pas la condamnation d’accusés jugés in absentia.
« Le procès saoudien était tout sauf de la justice, c’était un travestissement de la justice », a-t-elle déclaré.
« Ici, nous avons un espace où les victimes peuvent être entendues comme elles ne l’ont jamais été auparavant. Les témoins doivent parler sous serment, ce qui donne bien plus de légitimité à leurs déclarations. C’est important pour la révélation de la vérité, plus d’informations vont remonter. »
Interrogée par Le Monde, l’experte onusienne a indiqué que les cinq condamnés à mort du procès saoudien étaient toujours en prison, après le pardon accordé le 22 mai par les fils de la victime à ses assassins. « Ils n’ont pas encore été libérés et la question du pardon soulève une controverse en Arabie saoudite, où elle est contestée par des théologiens », a-t-elle affirmé.
Agnès Callamard a également déploré l’absence totale, à ses côtés, de représentants « des pays qui ont été en première ligne dans le combat pour la liberté d’expression » et a encouragé ces derniers à se mobiliser pour la prochaine audience, le 24 novembre. « On parle ici d’un meurtre d’Etat, c’est pour cela que la présence des Etats est importante. »