Par Philippe Dagen, critique d’art au « Monde »
En condamnant, le 8 novembre, l’Américain pour la contrefaçon d’une publicité, la justice française ouvre la porte à la censure de tous les artistes « appropriationnistes », estime Philippe Dagen, critique d’art au « Monde ».
La justice française n’aime pas Jeff Koons. Le tribunal de grande instance de Paris l’a condamné, le 8 novembre, pour la contrefaçon d’une publicité publiée en 1985 pour les vêtements Naf-Naf. Elle montre une femme allongée sur le dos dans la neige, à laquelle porte secours un cochon transformé en saint-bernard, un tonnelet autour du cou.
L’image, intitulée Fait d’hiver et dont l’auteur se nomme Franck Davidovici, renvoie au nom de la marque, celui de l’un des trois petits cochons inventés par Disney en 1933 – donc un emprunt. La sculpture de Koons, de 1988, figure le cochon et son tonnelet autour du cou, aussi orné d’un collier de fleurs. Il approche d’une jeune femme dont les seins imposants tendent une résille noire à larges mailles. Elle a de larges lunettes sur le front. Un pingouin phallique assiste à la scène. Il n’apparaît pas dans la publicité, ni les seins nus ni les fleurs.
Néanmoins, selon le tribunal, l’œuvre reprend trop d’éléments du cliché : « La contrefaçon est donc constituée. » L’artiste, sa société, le Centre Pompidou, qui a brièvement exposé l’œuvre en 2014, et l’éditeur Flammarion ont été condamnés à verser 148 000 euros au plaignant, qui s’est vu refuser la confiscation de l’œuvre.
En mars 2017, le tribunal a déjà considéré que Naked, sculpture de Koons de 1988, contrefaisait Enfants, image du photographe Jean-François Bauret captée en 1970 et publiée en carte postale en 1975 : 40 000 euros de dommages et intérêts. La situation est la même : des similitudes flagrantes dans les positions, des différences tout aussi flagrantes entre des clichés en noir et blanc et des sculptures polychromes. Dans Enfants, les deux jeunes modèles se tiennent par la main. Dans Naked, le garçon offre à la fille un bouquet.
Logique juridique contre logique artistique
Ces similitudes constitueraient donc le délit de contrefaçon. Elles ne sont en rien dissimulées par l’artiste. Tout au contraire, elles sont délibérées : c’est le principe même à l’origine de Fait d’hiver et de Naked.
Ces deux pièces appartiennent à la série intitulée « Banality » – ce qui est tout aussi explicite. Dans cette série se trouvent les sculptures Buster Keaton, Pink Panther ou Michael Jackson and Bubbles, qui reprennent des images de l’acteur comique, de la créature de dessins animés et de la pop star. Elles seraient donc attaquables, selon la logique juridique.
Mais il y en a une autre : une logique artistique et sociologique. Ces images ont été choisies pour leur banalité, parce qu’elles ont été diffusées à des millions d’exemplaires et sont donc symptomatiques de la société qui les produit et les consomme : échantillons représentatifs.
Il en est de même de Fait d’hiver, dont l’image originelle est lestée d’allusions sexuelles triviales, et d’Enfants, qui est une image édénique non moins stéréotypée. Le dessein de Koons étant de mettre en évidence qu’il s’agit d’archétypes, il faut que l’œuvre ressemble au cliché dont elle exagère les sous-entendus.
Ce procédé s’appelle « appropriationnisme ». Le mot et la pratique sont apparus aux Etats-Unis à la fin des années 1970. Il suffit de se reporter à n’importe quelle analyse du postmodernisme pour l’apprendre.
On distingue l’appropriation de références artistiques de celle qui se saisit des représentations triviales. La première a pour principales figures Sherrie Levine, Elaine Sturtevant et Mike Bidlo. Levine « refait » des photographies de Walker Evans ou de Fountain, de Marcel Duchamp. Sturtevant « refait » Warhol, Johns ou Duchamp, dont elle recommence les ready-made. Bidlo « refait » les toiles de Matisse, Picasso, Léger ou Pollock et les installations de Warhol. Contrefaçons ?
Images exemplaires
Le second appropriationnisme s’empare des images produites par les industries des loisirs et de la publicité. Ses tenants les plus connus sont Koons et Richard Prince.
Ce dernier a fait sienne l’iconographie du cigarettier Marlboro : cow-boys à manteaux longs, chapeaux Stetson, couchers de soleil et étalons. Il s’en sert pour ce qu’elle affiche : le stéréotype le plus commun du mâle nord-américain. Il se saisit aussi des couvertures de romans de gare des années 1970 avec pour héroïnes des infirmières et en fait sa série « Nurses ». Les clichés Marlboro et les illustrations de ces romans ont des auteurs. Prince contrefait-il leurs travaux ou les élucide-t-il ? Sa méthode est identique à celle que Koons applique dans « Banality ». La justice française devrait donc interdire toute exposition d’œuvres appropriationnistes, par souci de cohérence.
Elle devrait alors ne pas s’en tenir là. De très nombreuses œuvres du pop art fonctionnent par la reprise explicite d’une image commerciale, qui a eu elle aussi son ou ses auteurs. Le graphisme spécifique de Coca-Cola, ceux des étiquettes des boîtes de soupe Campbell et des savons Brillo ont été reproduits à des milliers d’exemplaires par Warhol. L’artiste s’est emparé de ces produits emblématiques des Etats-Unis des années 1960 parce qu’ils étaient exemplaires, comme l’était le visage de Marilyn Monroe.
Pour cette même raison sociologique, Roy Lichtenstein s’est emparé des planches des auteurs de comics. Leurs noms sont connus – Tony Abruzzo ou Jerry Grandenetti –, et les pages à partir desquelles Lichtenstein a travaillé identifiées depuis longtemps. En Europe, Martial Raysse s’est approprié Cranach et Ingres, et Alain Jacquet les logos de Michelin, Shell et Pathé-Marconi.
Serait-il désormais délictueux d’exposer ces artistes ? Question que l’on voudrait croire absurde. Si ce n’est qu’en 2014, lors de la rétrospective Jeff Koons, le Centre Pompidou avait préféré ne pas exposer Naked et que le prêteur de Fait d’hiver avait fait retirer l’œuvre de l’exposition : ce qui s’appelle de l’autocensure.