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Jours tranquilles à Paris
6 octobre 2018

Nobel de la paix : Denis Mukwege, un médecin dévoué à la cause des femmes violées

Par Annick Cojean - Le Monde

Depuis près de vingt ans, le gynécologue soigne des victimes de sévices sexuels au Sud-Kivu, en République démocratique du Congo.

Plusieurs fois pressenti, le gynécologue congolais Denis Mukwege a finalement reçu, vendredi 5 octobre, le prix Nobel de la paix – conjointement à la Yézidie Nadia Murad, ex-esclave de l’organisation Etat islamique (EI).

Il faut avoir vu l’immense silhouette du docteur Denis Mukwege visiter l’une des salles communes de sa clinique de Panzi (Sud-Kivu), s’arrêter à chaque lit pour prendre des nouvelles, saisir une main, caresser une joue, se pencher vers un visage avec tendresse afin de recueillir une confidence murmurée en un souffle, pour avoir une idée du charisme de l’homme et du lien qu’il entretient avec ses patientes.

Il faut l’avoir observé, voix douce, regard profond et triste, écouter dans son bureau un énième témoignage de viol – ici, une jeune fille de 15 ans tenant dans ses bras sa petite de 3 ans, issue d’un viol, enlevée il y a peu et retrouvée à l’aube, le sexe défoncé – pour comprendre son engagement viscéral, depuis plus de vingt ans, au service des femmes de son pays, et sa révolte devant ce qui ressemble à un cercle vicieux et infernal.

Il faut l’avoir entendu, enfin, lors d’un sommet mondial consacré en 2014, à Londres, aux violences sexuelles dans les conflits, implorer un parterre subjugué de quatre-vingts ministres venus de vingt-trois pays de ne plus détourner le regard sur « ce déni d’humanité » pour saisir la force d’une croisade entreprise, la rage au cœur, comme un devoir.

« Ce n’est jamais de gaîté de cœur que je quitte le bloc opératoire – tant d’opérations à mener, tant de femmes qui arrivent, encore, encore, et qui ont besoin d’aide – mais il me faut saisir toutes les tribunes pour dire au monde ce qui se passe au Congo et tâcher de le responsabiliser sur ce qui est désormais une arme de guerre. »

Du Sud-Kivu à la Maison Blanche

Il parle donc, ce médecin gynécologue né le 1er mars 1955 à Bukavu dans ce qui était encore le Congo belge avant de devenir la République démocratique du Congo (RDC).

Il s’exprime avec force, et depuis des années, devant les politiques, devant les chefs d’Etat, aux Nations unies (ONU) ou à la Maison Blanche, au Parlement européen et devant toutes les instances où il s’est déjà vu décerner de nombreuses récompenses (Prix Olof Palme, Prix des droits de l’homme des Nations unies, Prix de la fondation Clinton, de la fondation Chirac, Prix Sakharov…).

Il parle et il accuse. Il parle et il dérange, adversaire farouche du gouvernement Kabila dont il dénonce les compromissions, trahisons et atteintes à la démocratie. Contraint de fuir la RDC à l’automne 2012 après avoir réchappé à une tentative d’assassinat, il s’est empressé de revenir à Panzi rejoindre ses équipes, bouleversé devant la panique des femmes et leurs multiples appels – opération ville morte, occupation de sa fondation – pour qu’il ne les abandonne pas.

Troisième d’une famille de onze enfants, Denis Mukwege a été très tôt inspiré par son père, pasteur pentecôtiste dévoué aux autres, qu’il accompagnait très jeune, dans ses visites aux malades. « Ma carrière de médecin vient de cette affinité, de cette amitié avec mon père. » Après des études au Burundi voisin, il rentre au pays en 1983 pour exercer à l’hôpital de Lemera, sur les hauts plateaux du Sud-Kivu.

Il souhaite alors être pédiatre, mais devant les souffrances des femmes, qui, faute de soin, décèdent en accouchant ou sont victimes de graves lésions génitales, il décide de devenir gynécologue afin de lutter contre la mortalité maternelle et « conserver le contact avec les enfants ». C’est à Angers qu’il fait sa spécialité en gynécologie obstétrique avant de repartir à Lemera en 1989. La guerre l’y rattrape en 1996, son hôpital est dévasté, plusieurs de ses malades et infirmiers sont assassinés.

« Ahurissante épidémie »

Il se réfugie temporairement au Kenya avant de revenir au Congo où il fonde, grâce à l’aide d’un organisme caritatif suédois, l’hôpital Panzi. C’est là, dans ce qu’il pensait être avant tout une maternité et « un lieu de paix », qu’il est confronté en 1999 à sa première victime de viol collectif, et que, débordé par ce qui s’avère « une ahurissante et atroce épidémie », il transforme Panzi en centre spécialisé dans l’accueil des victimes de viols.

Car les « réparer », les soigner, les opérer ne peut suffire. Les femmes, traumatisées, fréquemment chassées de leur famille ou de leurs villages pillés ou brûlés, ne savent où aller. Le docteur Mukwege adopte alors ce qu’il appelle une démarche « holistique » : chirurgie, soutien psychologique, conseils juridiques (pour porter plainte), formation professionnelle pour devenir autonomes, prise en charge des enfants…

Le lieu est désormais immense, soutenu par de nombreux parrains et activistes bienveillants, comme Eve Ensler, l’auteur des Monologues du vagin, qui a créé auprès de l’hôpital Panzi une « cité de la joie » où les femmes reprennent force et allant. Le docteur assure également sa relève en formant inlassablement de nombreux jeunes médecins à cette chirurgie si particulière dont il est devenu un expert. L’argent reçu par ses différentes distinctions lui a permis de décentraliser ses activités et de créer d’autres dispensaires et centres de santés et cliniques mobiles dans le reste du Kivu.

Surpris par la nouvelle du Nobel dans sa salle d’opération, au matin du 5 octobre, le médecin, heureux, a dédié son prix « aux femmes de tous les pays du monde, meurtries par les conflits et confrontées à la violence de tous les jours ». S’adressant à elles, ce féministe convaincu, père de cinq enfants et toujours accompagné de son épouse, a poursuivi : « Je voudrais vous dire qu’à travers ce prix, le monde vous écoute et refuse l’indifférence… C’est vous, les femmes, qui portez l’humanité. »

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6 octobre 2018

Nadia Murad, des chaînes de l’Etat islamique au prix Nobel de la paix

Par Allan Kaval - Le Monde

Réduite en esclavage par des djihadistes de l’EI, la jeune yézidie parvint à s’enfuir. Elle est aujourd’hui la porte-parole de sa communauté en exil.

Il y a quatre ans, le village de Kocho, dans la région yézidie de Sinjar, en Irak, se réveillait dans la panique et le fracas des armes. C’était un 3 août et il faisait chaud. Des djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI) fondaient sur les villages habités par les membres de cette minorité religieuse non musulmane. Les villageois de Kocho n’ont pas fui. Mais sommés de se convertir à l’islam, ils refusent.

LES JEUNES FILLES ET LES FEMMES SONT RÉDUITES EN ESCLAVAGE, PROMISES À UNE VIE DE TORTURES ET DE VIOLS

Les hommes sont massacrés, leurs cadavres entassés dans des fosses communes. Les jeunes garçons sont enrôlés de force, transformés en bêtes de somme pour les assassins de leurs pères. Les jeunes filles et les femmes sont réduites en esclavage, promises à une vie de tortures et de viols. Nadia Murad était parmi elles. Elle avait 21 ans.

C’est une survivante qui a reçu le prix Nobel de la paix 2018, vendredi 5 octobre. Après avoir remporté sa récompense, la jeune femme a rappelé que « cela n’a pas été facile pour [elle] de parler de ce qui [lui] est arrivé parce que ce n’est pas facile, particulièrement pour les femmes au Moyen-Orient, de dire qu’on a été des esclaves sexuelles ». Le prix Nobel « signifie beaucoup, a-t-elle ajouté. Pas seulement pour moi mais pour toutes ces femmes en Irak et dans le monde entier » qui ont été victimes de violences sexuelles.

Le martyre des yézidis

Après avoir été emmenée de force à Mossoul, la « capitale » irakienne de l’EI, Nadia Murad a été vendue, revendue, violée et torturée, encore et encore. Avec le concours d’une famille musulmane de la ville, elle parvient, comme de trop rares jeunes femmes yézidies, à échapper à ses bourreaux. Elle traverse les lignes de front et trouve refuge au Kurdistan irakien, où des centaines de milliers de yézidis de la région de Sinjar sont déplacées.

Les moins fortunés vivent dans des camps de tentes. Les autres s’installent dans les villes de la région. Mais la grande majorité partage le même et unique espoir, celui d’obtenir un statut de réfugié, afin de se rendre en Europe et de laisser définitivement derrière eux la terre qui les a engloutis.

Certains, toutefois, s’organisent. A Dohuk, une ville kurde située au nord de Mossoul et dans les environs de laquelle de nombreux yézidis sont réfugiés, des militants originaires de Sinjar, jeunes pour la plupart, fondent l’association Yazda en 2014, avec le soutien d’activistes américains. Nadia Murad se rapproche d’eux. Elle devient bientôt, avec le soutien de Yazda, le visage de la communauté.

L’organisation s’illustre par son indépendance. Elle tient tête aux autorités du Kurdistan irakien, qui tentent de limiter ses activités, celles-là même qui étaient censées protéger Sinjar et qui ont abandonné les yézidis à leur sort en août 2014, rendant possibles les horreurs endurées par cette communauté. Loin de faire amende honorable, elles misent sur le martyre des yézidis, eux-mêmes de langue et de culture kurdes, pour attirer la sympathie de la communauté internationale.

Porte-parole des femmes yézidies

Yazda pousse Nadia Murad à devenir la porte-parole des femmes yézidies. Inlassablement, elle fera sienne la mission de rappeler au monde que des milliers d’entre elles restent en captivité, souvent avec leurs enfants.

Comme de nombreux yézidis, Nadia Murad s’installe en Allemagne et commence à intervenir dans les plus grandes instances internationales. En décembre 2015, elle s’exprime devant le Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) et exhorte les gouvernements du monde à prêter attention aux souffrances des siens et en particulier au sort des femmes et des enfants yézidis disparus après avoir été enlevés par l’EI. En 2016, elle est nommée ambassadrice de bonne volonté de l’ONU pour la dignité des survivants de la traite des êtres humains. A la fin de 2017, elle reçoit, avec une autre activiste yézidie, Lamia Haji Bachar, le prix Sakharov.

Un an plus tard, la guerre contre l’EI passe pour être gagnée. Les djihadistes ont été chassés de Mossoul, de Rakka, de Sinjar. Du califat, il ne reste que quelques lambeaux de territoire, mais les ravages causés par le groupe djihadiste continuent de travailler les sociétés traumatisées sur lesquelles il a régné, entre l’Irak et la Syrie.

Le président irakien, le Kurde Barham Saleh, élu le 2 octobre, a déclaré que le prix Nobel de la paix était « une fierté pour tous les Irakiens », mais que dans les camps de tentes – où l’hiver est rude et l’été épuisant – les yézidis déplacés rêvent toujours d’Europe.

Dans chaque famille de cette communauté, désormais dispersée aux quatre vents de l’exil, subsiste à jamais le souvenir d’un enfant enlevé et jamais retrouvé, d’un viol, d’une torture, d’une maison en ruine, du cadavre d’un être aimé, d’un pays perdu qu’aucune distinction, aussi prestigieuse soit-elle, ne rendra.

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5 octobre 2018

Ask me....

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4 octobre 2018

Erotisme et colonialisme, le piège de la fascination

Par Florent Georgesco

L’appropriation coloniale des corps est un sujet passionnant. Mais dans « Sexe, race & colonies », la recherche de l’effet esthétique suscite le malaise.

Que, entre la colonisation et la prédation sexuelle, il y ait eu des continuités ou même une relation intrinsèque : l’hypothèse, non seulement relève de l’évidence, mais ouvre des voies passionnantes d’exploration des enjeux anthropologiques de l’ère coloniale. Que les images qui ont alors circulé (tableaux, photographies, cartes postales, pornographie…) soient une de ces voies : ce n’est guère plus contestable, et guère moins prometteur.

D’où vient alors qu’on ne puisse ouvrir sans malaise Sexe, race & colonies, qui aborde l’appropriation coloniale des corps avec une ampleur historique (six siècles) et une richesse documentaire (1 200 documents iconographiques) assez rares ? Comment expliquer ce sentiment d’être face à un objet mal ajusté, faiblement pensé, malgré la contribution de dizaines de chercheurs et l’intérêt incontestable de beaucoup de leurs analyses ?

Légitimité d’une analyse des images

Aussi bien le livre et le début de sa promotion dans la presse suscitent-ils quelques remous. Le collectif antiraciste Cases rebelles a, par exemple, publié le 26 septembre sur son site, une tribune s’élevant contre « les bonnes âmes » qui « reconduisent la violence ». « Nous refusons catégoriquement, ajoutent les signataires, l’idée que ces personnes auraient, du fait de la barbarie historique coloniale, perdu leur droit à l’image, (…) au respect et à la dignité. »

Faut-il, à leur suite, chercher la cause du malaise dans l’utilisation même des images ? Dans l’indécence de l’exposition des corps dont elles sont les vecteurs ? Tel est pourtant le sujet du livre, et il est difficile de balayer la légitimité d’une analyse des images en leur présence, ou de défendre le principe d’une étude de la barbarie qui refuserait de l’observer de près. Répondant par avance à ce reproche, Pascal Blanchard, l’un des directeurs de Sexe, race & colonies, notait d’ailleurs, dans un entretien à Libération, le 21 septembre :

« C’est le même débat qui a eu lieu quand on a montré des images de la Shoah pour la première fois. (…) Pour vraiment comprendre ce passé, il faut en montrer l’indicible. »

Mais une remarque vient alors immédiatement à l’esprit : il n’est pas nécessaire de montrer l’indicible sur papier glacé, dans une maquette soignée, qui recherche en permanence l’effet esthétique. Philippe Artières écrit, dans une autre tribune : « Reproduire des images, les problématiser et en même temps ne pas se soucier de la matérialité de l’objet d’histoire que l’on fabrique, un livre, est-ce vraiment servir l’histoire ? » (Libération, le 30 septembre) Le problème de Sexe, race & colonies, comme le remarque aussi l’historien, est qu’il est beau, que c’est même un « beau livre », dont la composition aurait davantage convenu à des œuvres d’art.

Limites de la problématisation historique

Les tragédies historiques sont-elles destinées à finir sur les tables basses des salons élégants ? Le livre promettait autre chose : prendre la fascination sur laquelle se fondait l’érotisme colonial comme objet. Or il en fait sa matière ; il s’y soumet sans le vouloir. Car, bien sûr, tout converge, dans l’esprit des concepteurs, vers une déconstruction de cette fascination. Sauf qu’elle s’arrête en chemin, et pas uniquement d’être ainsi embarquée dans une esthétisation incongrue. C’est bien plutôt, à lire l’ensemble, les limites de la problématisation historique qui apparaissent comme une cause possible de cette dérive.

La notion de colonialisme, pris comme phénomène global, identique à lui-même, est en effet peu et trop légèrement interrogée. Du point de vue du temps : le plan du livre, qui distingue quatre vastes périodes, ère postcoloniale comprise, ne suffit pas à faire droit à la complexité des évolutions. Mais aussi de l’espace : sont trop souvent absentes les différences entre les populations colonisées, leurs résistances, leurs réinventions, toutes les interactions dont une meilleure prise en compte aurait permis de sortir d’un face-à-face essentialisant entre prédateur et proie.

Si, encore une fois, beaucoup d’analyses se révèlent riches et pertinentes – sur la liberté sexuelle des colons venant compenser les règles morales de leurs sociétés d’origine, l’opposition des corps chrétiens et des corps musulmans, l’affrontement des formes (et des fantasmes) de virilité… –, l’ensemble souffre au bout du compte de définir le sexe colonial de manière si large, sans les nuances qu’une pensée critique plus solide aurait permises, qu’il devient une réalité vague, propre à accueillir tous les sentiments. Même la fascination.

Lire un extrait sur le site des éditions La Découverte.

« Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours », sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Taraud et Dominic Thomas, La Découverte, 544 p., 65 €.

« Imaginaire et domination des corps : “Sexe, race & colonies” », table ronde avec Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Alain Mabanckou, Christelle Taraud et Françoise ­Vergès, samedi 13 octobre de 11 h 30 à 13 heures, Hémicycle de la Halle aux grains

2 octobre 2018

L'avenir au pied de biche...

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2 octobre 2018

Irak - Réflexion

29 septembre 2018

Colonies : les racines d’un racisme nommé désir

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«La séance photographique» de Jean-Louis Charbans, Sénégal, 1930. Le prétexte ethnographique permet de contourner la censure et de produire de la photographie porno-coloniale. «Chaque image peut avoir plusieurs niveaux discursifs, explique Pascal Blanchard. Il y a ce qu’elles montrent d’un soi-disant réel mais aussi le fantasme qu’elles véhiculent.» Photo Archives d’Eros 

Un ouvrage collectif retrace l’histoire coloniale par le prisme de la sexualité, où l’appropriation des corps est indissociable de la conquête des territoires. Un imaginaire fondé sur la domination qui continue de façonner les représentations de l’Autre.

Deux hommes blancs mesurent à l’aide d’un compas les larges fesses d’une femme noire (dessin «humoristique» anglais, 1810). Un marine américain rigolard pose sa main sur le sein d’une prostituée vietnamienne (photographie de 1969). Un croquis médical décrit les petites lèvres du sexe d’une femme hottentote au gonflement «anormal et malsain» (gravure, 1804). Une jeune actrice montre ses seins devant des barres HLM, sous un teaser : «Certaines femmes préfèrent par-derrière» (affiche du film porno la Beurette de la cité de Fred Coppula, 2017).

Sexe, race et colonies, qui sort jeudi en librairie (Ed. la Découverte, 65 euros), retrace l’histoire coloniale par le prisme de la sexualité. L’une ne peut se penser sans l’autre, soutiennent les historiens, anthropologues ou politologues qui y ont participé. Et cet imaginaire mêlant domination, race et érotisme, forgé six siècles durant, irrigue malgré nous, aujourd’hui encore, le regard que nous portons sur l’autre : «Un travail de déconstruction devient, aujourd’hui, plus que jamais nécessaire», écrivent les auteurs.

Dans ce livre monstre (544 pages, 1 200 illustrations et 97 auteurs) - et par son sujet souvent monstrueux -, les images sidèrent. Les mots, même les plus savants («typification raciale», «biopolitique coloniale»…) ont peu de poids face à la violence de cette profusion de fantasmes illustrés. C’est cette avalanche d’images, leur répétition jusqu’au vertige, qui montre, davantage que bien des discours, le caractère systématique de la domination sexuelle des corps colonisés ou esclavagisés. A la chaîne, page après page, des seins de femmes noires pincés par des colons égrillards en costumes blancs. Des corps exposés, exotisés, érotisés, martyrisés ad nauseam.

«Le partage des femmes»

Coloniser un pays, c’est donc aussi mettre l’autre à nu, le détailler, le posséder, le classifier, dans les tirages photographiques ou dans les livres d’ethnologie et de médecine. Ces milliers de cartes postales érotiques, ces chefs-d’œuvre de Delacroix, ce porno colonial économiquement fructueux ont fixé une «véritable frontière visuelle entre ces Ailleurs et leurs métropoles» qui appuiera bientôt la terrible hiérarchisation des races.

«La grande question de la colonisation, ce n’est pas la conquête des territoires, c’est le partage des femmes, assure l’historienne Christelle Taraud, qui fait partie des cinq coordinateurs de l’ouvrage, enseignante à Columbia University. S’installer dans le ventre de la femme, déviriliser les hommes, c’est la domination la plus radicale, inscrite dans le sang et plus seulement dans le sol.» Tous les empires coloniaux, européens ou japonais, mais aussi les Etats-Unis esclavagistes que les auteurs associent à leur étude, commencent par réglementer les unions, qu’elles soient sexuelles ou légales. «Le colonialisme a étendu à la sexualité sa volonté hégémonique, explique Françoise Vergès, politologue titulaire de la chaire Global Souths à la Fondation Maison des sciences de l’homme. L’esclavage colonial a formellement interdit les relations sexuelles entre Blanches et Noirs, interdit suprême. Les Britanniques ont criminalisé l’homosexualité. Les missionnaires ont discipliné les pratiques sexuelles dans le Pacifique. La médecine et la psychiatrie sont intervenues sur les corps colonisés et racisés.» La prostitution est organisée pour que les colons, loin de leur épouse, puissent y avoir recours. «Une semaine après la conquête d’Alger, précise l’historienne Christelle Taraud, la France réglemente la prostitution pour mettre en place un marché du sexe.» Et lors des décolonisations, les violences sexuelles se déchaînent.

Clos par une postface de la romancière Leïla Slimani («Sans cesse, nous nous demandons qui nous sommes, écrit-elle. Nos sociétés occidentales sont obsédées par les questionnements identitaires. Mais nous devrions plutôt nous demander qui est l’Autre»), le livre n’est pas un exercice de flagellation, de «repentance», mais bien la volonté scientifique de raconter une autre histoire coloniale, celle de l’imaginaire et des fantasmes, appuyée sur un outil puissant, l’image.

Généalogie

L’imaginaire érotico-violent, très largement diffusé dans les magazines ou au cinéma, ne s’est pas évaporé au jour des indépendances. Scandale Oxfam en 2018, agressions sexuelles de Cologne au nouvel an 2016, et plus largement débat sur le port du voile ou sur le rapport des pays du Sud face à l’homosexualité : «Toutes les grandes polémiques qui fracturent nos sociétés, en France, mais aussi aux Etats-Unis ou aux Caraïbes, sont liées à la sexualité», estime Christelle Taraud. De fait, le livre trace un fil, une généalogie, entre la «Tonkinoise» et la prostituée thaïlandaise, prisée du touriste sexuel du XXIe siècle, entre la Mauresque et le garçon arabe du porno gay contemporain. «Dire que notre présent post-colonial n’est que la reproduction de l’époque coloniale est d’une absurdité totale, prévient Nicolas Bancel. Mais le tourisme sexuel ou la crainte du métissage des xénophobes, héritière de l’imagerie autour du rapt des femmes blanches par les indigènes, en sont des traces.»

Mais pour démontrer ces faits, fallait-il montrer ces images - et en montrer tant ? Dès l’introduction de l’ouvrage, les auteurs justifient leur choix : «Nous pensons qu’il est impossible de déconstruire ce qui a été si minutieusement et si massivement fabriqué pendant près de six siècles, sans montrer "les objets du délit".» L’historien Nicolas Bancel, coordinateur du livre, en témoigne : «La question a donné lieu à des discussions interminables entre nous.» Des auteurs pressentis pour participer au projet l’ont décliné, pour cette raison, comme l’historienne Ann Laura Stoler. Les images pédophiles, trouvées en nombre, ont été éliminées du corpus. Chaque illustration a été enchâssée dans des textes scientifiques charpentés. Christelle Taraud a fait un casus belli de la couverture, pas question d’y exposer une femme nue : «Le débat de "montrer ou non" est une question qui traverse les féministes, comme les universitaires qui travaillent sur la prostitution ou la pornographie. Une école "prohibitionniste" pense qu’on ne devrait plus jamais montrer ces images humiliantes. Un autre courant, dont je suis, estime que la domination visuelle participe largement de la domination globale, et qu’on ne peut déconstruire sans dévoiler.»

Françoise Vergès, qui a participé au livre, avoue pourtant qu’elle n’est «pas toujours pour la reproduction de ce genre d’images». «Elles peuvent continuer à nourrir des fantasmes ou blesser les personnes qui s’y identifient ou qui y sont identifiées, explique-t-elle. Les femmes et les hommes racisés mis en scène n’ont pas de voix, ils restent des images silencieuses.»La politologue pointe aussi cette question : «Si un collectif de femmes racisées avait constitué ce corpus, il aurait été différent. Mais celui de Sexe, race et colonies existe, il permet de poursuivre le travail critique.» Par cette publication hors norme, les auteurs, tous chercheurs, veulent aussi donner les clés à un public plus large pour «décoloniser les imaginaires». Et montrer le politique au cœur du fantasme.

Sonya Faure

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24 septembre 2018

"Le sexe des colonies"

13 septembre 2018

Réflexion

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12 septembre 2018

La masturbation va-t-elle remplacer le sexe ?

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Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Plus disponible, plus efficace, l’onanisme dispose de solides atouts. Mais opposer auto-érotisme et rapport sexuel n’a pas de sens tant les deux sont étroitement imbriqués, relève la chroniqueuse de « La Matinale », Maïa Mazaurette.

En septembre dernier, lors de la Sex Expo de New York, la chroniqueuse (moi) observait avec perplexité deux objets curieusement marketés. Le premier, une vaginette géante couleur bleu électrique, était présentée comme un outil de préparation physique, pour s’entraîner avant de « vrais » rapports. Le second, un vibrateur clitoridien, était vendu comme aide au retour à la sexualité pour les femmes venant d’accoucher. En dépit du fait qu’il s’agissait de stimuler ses parties génitales en solitaire afin d’obtenir des orgasmes, aucun des deux concepteurs n’a voulu admettre qu’il s’agissait d’objets masturbatoires.

De fait, l’onanisme implique encore aujourd’hui un imaginaire d’égoïsme, de misère, d’improductivité… et d’énormes godemichets en plastique rose (si vous en possédez, mettez-les sous vitrine, ils commencent tout juste à être vintage).

Alors que certains semblent ne voir la masturbation nulle part (« je vous jure qu’il s’agit d’un facilitateur pour retour de couches, accessoirement destiné à vous faire grimper aux rideaux »), d’autres voient le vice partout. Selon les adeptes de théories apocalyptiques, nous vivons déjà dans une société de la masturbation. Trop de plaisirs, trop accessibles, trop de narcissisme, trop de laisser-aller, dont on tirera les perspectives attendues : fin du couple, désenchantement du monde, métamorphose en robots sans âme, scotchés à nos sextoys et nos smartphones (s’il existe encore une différence).

Vive les effets de l’interaction

Bon. Mettons les pieds dans le plat. Si la masturbation remplaçait le sexe, serait-ce une si mauvaise nouvelle ? Ne serions-nous pas libérés une bonne fois pour toutes du concept de misère sexuelle ? Si les rapports humains sont trop compliqués, conflictuels et décevants, pourquoi ne pas s’en passer ?

La masturbation dispose en effet de solides atouts : tout d’abord, si on s’en tient à une vision comptable de la sexualité, elle est à la fois plus disponible et plus efficace qu’un rapport interpersonnel. Non seulement nous ne sommes jamais mieux servis que par nous-mêmes, mais nous sommes en libre-service permanent et gratuit (comme la cantine de Facebook). En 2016, le site Cam4 demandait à 8 000 femmes de parler de leurs orgasmes : en termes de plaisir, la masturbation fonctionne mieux que les caresses, les cunnilingus, les pénétrations vaginales ou, tout en bas du classement, les pénétrations anales (à peine un quart d’adeptes en France, contre 70 % d’heureuses branleuses).

Ces jouissances faciles s’expliquent par tout un tas d’excellentes raisons : aucun jugement, aucune obligation de performance, un corps qu’on connaît sur le bout des doigts et, bien entendu, une technique parfaite. C’est peut-être sur ce point que le rapport sexuel classique a du souci à se faire : la masturbation a plus évolué, depuis l’invention du vibrateur, que le missionnaire depuis le temps des cavernes. Qui pourra en outre nous reprocher, en des temps difficiles, un peu d’amour de soi ? La masturbation s’inscrit avec délice dans les prescriptions du body-positivisme, de la bienveillance, du care. Et puis c’est sûr qu’en restant dans sa chambre, on prend moins le risque de tomber sur des pervers narcissiques.

Dans ces conditions, pourquoi faire encore l’amour ? Eh bien, parce que sur les 142 raisons documentées qui nous poussent au crime de fornication (Archives of Sexual Behavior, juillet 2007), la très grande majorité n’a rien à voir avec des questions de plaisir physique, de soulagement ou de confort. Ce sont au contraire les effets de l’interaction qui sont prioritairement recherchés, avec une réjouissante amplitude de motivations. Ces dernières s’étendent de la peur d’être abandonné à la recherche de bénéfices financiers, en passant par la manipulation ou la très compréhensible envie d’exaspérer ses parents.

Le jour où une masturbation sera capable de vous prodiguer une augmentation ou une demande en mariage, d’impressionner vos amis ou de dire merci à votre maîtresse, nous pourrons comparer ce qui est comparable.

Espace de partage et de bienveillance

Mais bien sûr, tout cela n’a de sens qu’en opposant masturbation et rapport sexuel, un raccourci qui nous emmènerait droit dans le mur. Notre propre corps ne cesse pas d’exister au moment où nous ouvrons nos draps à un partenaire : il existe toujours une part de masturbation dans un rapport sexuel, qui peut être plus ou moins assumée, comme le montrent les questions angoissées des internautes sur certains forums (« J’ai l’impression qu’il se masturbe sur moi »). Même lors du missionnaire le plus basique, est-on toujours ensemble ? Ne pense-t-on jamais à autre chose, à une autre personne… ou à rien ?

A l’inverse, est-on jamais seul/e quand on se masturbe ? Si on se caresse en imaginant son patron, peut-on parler de rapport interpersonnel unilatéral ? Si le patron est au courant que vous fantasmez sur ses fesses velues, parce que vous le lui avez signifié par texto, vidéo et télégramme, et qu’il vous demande de continuer mais à plat ventre, est-ce encore strictement de la masturbation ? Et si le patron se situe dans la pièce ?

Comment peut-on circonscrire la masturbation à une activité solitaire, quand on peut être masturbé/e par quelqu’un ? Comment peut-on la limiter à une histoire de plaisir égoïste, quand elle s’inscrit dans le cadre de rapports de pouvoir, de frustration ou d’exhibition entre adultes consentants (pensez au juteux business des cam girls, qui s’adonnent à l’auto-érotisme contre paiement, devant la caméra de leur ordinateur) ?

Le proche futur devrait continuer de brouiller les cartes puisque les teledildonics, ces sextoys à distance dont le concept existe depuis 1975 (ça ne nous rajeunit pas), permettent à des couples séparés de faire l’amour en simultané (dans le cas d’un rapport hétérosexuel, imaginez un godemichet et une vaginette interconnectés, répercutant mutuellement les informations ayant trait à la vigueur d’un coup de rein où à la vibration d’un orgasme).

L’ARGUMENT D’UNE MASTURBATION TRIOMPHANTE COMME PREUVE DE L’INDIVIDUALISME CONTEMPORAIN NE TIENT PAS LA ROUTE

Jusqu’à la semaine dernière, le plein déploiement de cette technologie restait entravé par une sombre histoire de propriété intellectuelle abusive, mais le brevet vient de tomber. Vous ne devriez donc pas tarder à entendre vos voisins ahaner même quand madame est en voyage d’affaires au Tadjikistan (si l’impatience vous consume, pensez aux versions déjà existantes des teledildonics, comme l’œuf télécommandé).

Du coup, l’argument d’une masturbation triomphante comme preuve (rayez les mentions inutiles) de l’individualisme contemporain, de l’incapacité à aimer, d’un hédonisme forcené, d’une immaturité rampante, du réchauffement climatique, ne tient pas la route. Justement parce qu’elle déborde du cadre étroit qui lui était assigné, la masturbation rend cette distinction privé/public obsolète. Peut-être, effectivement, nous transformons-nous en créatures égocentriques. Mais si la masturbation, dans le même mouvement, devient un espace de partage et de bienveillance, aura-t-on réellement perdu au change ?

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