Par Nicolas Truong - Le Monde
Vivre déconnecté. Pour l’écrivain et voyageur Sylvain Tesson, fuir le monde numérisé est vital pour retrouver l’espace et le temps, le silence et la durée, et faire l’expérience du sensible au cœur d’une réalité qui n’a pas besoin d’être augmentée.
Puisque le dispositif numérique dicte nos manières de vivre, l’écrivain Sylvain Tesson estime qu’il faut emprunter des lignes de fuite, chemins, forêts, grottes ou galeries, afin de vivre la vraie vie, loin du monde siliconé.
Que cherchez-vous à fuir lorsque vous partez au bord du lac Baïkal, sur les chemins de la retraite de Napoléon en Russie ou bien dans les steppes du Kirghizistan en side-car ?
Se carapater en des lieux retirés (« les déserts » de Port-Royal) offre deux évitements : son propre reflet et ses semblables. Toute échappée arrache à l’ennui du narcissisme et aux carnavals des masses. C’est ce que je cherche sur les parois, dans les grottes, au fond des bois : des arrière-postes où règne la possibilité du silence. Une carte d’un monde de 8 milliards d’êtres humains mobiles et connectés se dessine. La majorité des hommes vivra dans des villes-mondes où personne ne s’occupera de savoir d’où viennent les choses qu’il mange ni les êtres qu’il côtoie. Le monde se brouille.
Cette redistribution de l’homme à la surface du globe est peut-être appréciable, mais nous sommes quelques-uns à la goûter fort peu. Miroir de cette mise sous tension de la terre, surgit un archipel de sémaphores, de vires aériennes, de clairières, de refuges, de relais de chasse : ce sont des ZAD, « zones affectées à la dissimulation », où l’on pourra accomplir de très vieux gestes : regarder le ciel, faire de la minéralogie, se tenir à une table et converser longuement, en fumant, sans faire de gestes, ni consulter un écran. Vivre quoi ! Il faut connaître cette nouvelle géographie. C’est la géographie de la ruine contre celle du hub. Le vallon non siliconé contre le glacis. Là, seront respectées deux hautes et indépassables vertus auxquelles l’homme de 2018 a déclaré la guerre : le silence et la distance.
Quelles sont les manifestations sensibles de cette « immense souricière de coercition », comme vous l’écrivez, construite par la société numérique à laquelle vous cherchez à échapper ?
La première est la destruction du temps. Le trésor dont nous disposons est de traverser une journée avec une « idée fixe » pour reprendre la théorie d’Hector Berlioz sur la composition. Les sollicitations numériques pilonnent le temps. Le numérique est le Waterloo de la durée. Mais le plus immonde dans le dispositif, c’est que la machine commence à nous influencer, nous contrôler, nous requérir. Elle s’impatronise sous le manteau de nos vies.
N’appréciant pas le colonel Kadhafi, je ne vois pas pourquoi je mettrais dans ma poche un petit dictateur à puce de silicium qui m’intimerait de répondre, me sonnerait en valet, me dicterait où aller, que faire, quoi lire, comment me conformer, comment m’exprimer dans des limites « appropriées » et qui signalerait à une communauté virtuelle tout écart dont je serais coupable. Je pense que « Guillaume » Gates et monsieur [Mark] Zuckerberg sont des « criminels contre l’humanisme ». Un jour, parions-le, il y aura un tribunal pénal international où seront traduits ces dynamiteurs du charme de la vie. Ils ravagent, avec leurs breloques, le mystère organique, imprévu, violent, bizarre de la vie chatoyante.
Ne peut-il pas y avoir d’aventures numériques ?
Les démiurges de l’intelligence artificielle le croient. Ils croient nous entraîner vers une aventure enthousiasmante, un monde nouveau. Ils se voient en Christophe Colomb. Ils rêvent de nous augmenter. Mais qu’ils nous laissent nous déployer d’abord ! Les hackeurs aussi pensent vivre l’aventure. Ils veulent dynamiter la citadelle en menant leurs assauts contre les serveurs globaux. Mais les uns comme les autres, en ne vivant pas au soleil, en ne se contentant pas de la nature (sous leurs yeux déployée, sous leurs pieds saccagée), ne savent pas ce qu’ils perdent ! Car le soleil, notre dieu, est une réalité qui n’a pas besoin d’être augmentée.
L’aventure, c’est ce qui se vit dans l’éclat du jour, le plein-vent, l’amitié du sol et de ses fruits. C’est l’expérience du sensible, la vénération du visible, le charme de l’organique, le tressaillement de l’imprévu, bref, l’inverse de la vie sur écran. Je préfère le monde comme charmille peuplée d’oiseaux plutôt que comme Toile surveillée par des « voisins vigilants ». Caresser une peau, boire trop de vin, s’approcher du vide, regarder un crotale, renifler les fourmilières, embrasser une statue, demander à un pauvre cloche s’il veut boire un verre : voilà des choses aventureuses. Un iPhone ne les propose pas. Les démiurges de la Silicon Valley, qui « préparent l’avenir de notre civilisation » (Martine Aubry parlant de Steve Jobs), profitent du Pinocchio qui dort en nous. Pinocchio est le pantin faible. La fête foraine l’entraîne, sa bonne conscience le freine, les flonflons sont plus forts ! Les GAFA l’ont compris : l’homme est un Pinocchio qui cède à ses penchants. Il faut le reconnaître, il est plus facile, plus sympa de surfer vaguement sur le Web que de lire la description de la visite d’Eulalie à la tante de Marcel Proust le dimanche.
Etes-vous connecté lorsque vous voyagez ?
Oui, à fond ! Je pense aux morts que j’ai aimés, je me souviens d’un visage, je salue les bêtes que je croise, je palpe les roches, j’essaie de comprendre les tourments du paysage. Jadis, je buvais beaucoup de vin pour faire apparaître des spectres. Bref, connexion absolue ! L’ivresse, les souvenirs, l’imagination, la poésie, l’amour : c’est cela le wi-fi ! Eteignez tout et le monde s’allume.
Quelle est cette griserie recherchée qui s’oppose selon vous à la grisaille du confort et du conformisme contemporain ?
Cette griserie est une récompense. Le bilan comptable des journées au dehors. Je prends comme une victoire de me coucher en me disant : aujourd’hui je n’ai vu que de beaux paysages, j’ai regardé une couleuvre, j’ai croisé un vers de Hugo (« L’éternel est écrit dans ce qui dure peu »), je n’ai pas rencontré madame [Françoise] Nyssen qui veut « changer [ma] mentalité sur le terrain ». Voilà la griserie : des heures volées à la soumission et au brouhaha. Pour cela, la recette existe : le moindre chemin qui s’enfonce dans un bois, la moindre galerie entre les parois d’une bibliothèque, suivez-les !
En quoi l’aventure est-elle selon vous un « pas de côté » ?
Je me suis servi de l’expression quand je me suis installé dans une petite isba, dans la forêt, en Sibérie. Je me suis rangé sur le côté, sur la bande d’arrêt d’urgence. Et j’ai vécu comme je l’entendais. Loin de ma vie urbaine qui était un défilé du 14-Juillet permanent, en rang, au pas, sous l’œil de l’adjudant et au son du tambour.
L’aventure est-elle encore possible aujourd’hui, alors que les territoires semblent tous répertoriés, quadrillés, que les itinéraires sont presque tous balisés et que les individus sont géolocalisés par les outils de la télécommunication de notre modernité ?
Pas d’accord ! Tous les êtres humains ne sont pas « géolocalisés », il y a encore dans les ruelles de Naples de pauvres édentées non connectées qui chantent des mélopées très vieilles. Dans les canyons de l’Atlas, quelques Berbères ne captent pas les ondes mais connaissent l’emplacement des sources et les entrées des défilés.
« N’ÉCOUTONS PAS LES DÉFAITISTES QUI PENSENT L’AVENTURE TERMINÉE. ILS JUSTIFIENT LEUR PARESSE EN DISANT : “LE MONDE A LIVRÉ TOUS SES SECRETS, J’ARRIVE TROP TARD.” C’EST FAUX! »
A Paris, à Londres, des artistes vivent pour les 40 centimètres carrés de leurs toiles. Vingt pour cent des Français n’ont pas Internet. Beaucoup d’entre eux le vivent mieux que ne le pense le docteur [Laurent] Alexandre [chirurgien et entrepreneur qui promeut l’intelligence artificielle].
Le grand Pan n’est pas mort. Mais il s’est retiré, il faut le débusquer dans des interstices difficiles. Vivre des aventures est encore possible mais requiert l’amour du visible et une dose d’imagination. N’écoutons pas les défaitistes qui pensent l’aventure terminée. Ils justifient leur paresse en disant : « Le monde a livré tous ses secrets, j’arrive trop tard. » C’est faux ! J’ai rencontré Yvan Bourgnon, naviguant autour du monde sur un catamaran non ponté comme l’explorateur viking Erik le Rouge ! Il suffit de pousser les bonnes portes, de trouver des idées d’embarquement, d’accueillir les bons rêves. Alors, on pourra continuer l’aventure en récitant les vers « la nuit était fort noire et la forêt très sombre ».
Viser « l’intensification de l’existence » par le voyage et la mise à l’épreuve de soi, n’est-ce pas une autre façon de répondre à l’injonction du « dispositif », qui invite en permanence à se dépasser soi-même ?
Peut-être y a-t-il contradiction, je l’ignore. Il y a l’intensification par la diffraction telle que l’éprouve le voyageur frénétique. Il peut y avoir intensification par l’approfondissement. C’est à elle que j’aspire. Je m’agite, mais je suis un bateau avec pavillon d’attache. Je pars parce que j’ai un lieu où revenir. Je sais d’où je viens et vénère ce « quelque part » : un sol (le calcaire tendre du Bassin parisien), un paysage (la forêt d’Ile-de-France sous des ciels de pastel), une histoire (flèches gothiques, dômes d’or, portes défensives), un peuple des bords de Seine (noblesse d’Empire, bougnats et clochards, aristocrates parisiens, prolos gavrochiens). Je ne balancerai jamais mon port.
Comment pouvez-vous dire que les motards sont des « moines bouddhistes » ?
Comme le moine tibétain, le motard possède l’instrument de l’éternel retour. Le moulin à prières chez le premier, le moteur à explosion chez le second (en argot, moteur se dit moulin). Vous trouvez l’analogie tirée par les cheveux ? Moi aussi. Mais quand je roule sur mon « cheval funèbre » (André Pieyre de Mandiargues), j’entends la vibration des bielles, je visualise le remuement des pièces, j’imagine un monde en ordre, dont le fonctionnement entraîne l’explosion. Quand les kilomètres défilent, on ne pense à rien, on n’a besoin de personne. Extinction des désirs : pur bouddhisme !
Quelles sont les lectures contemporaines qui vous aident à fuir le dispositif ?
Presque contemporains : François Augiéras et sa mystique de la fugue. Joseph Delteil pour l’évasion stylistique. Proust pour la pathologie de l’appareil sensoriel ! Ponge pour l’amour du réel ! Mandiargues pour les fruits vénéneux ! Chardonne et Nimier pour l’affûtage des lames. Et les vers de Configuration du dernier rivage de Michel Houellebecq pour la musique d’un chagrin non violent.
N’est-ce pas une forme de grandeur, ou une geste perdue par l’Occident gouverné par des « assis », que vous cherchez à retrouver dans vos chevauchées et échappées nomades ?
Oui, voyager, c’est faire du théâtre. Un paysage pour décor. Une bonne virée un peu risquée comme intrigue. Des amis pour échapper aux amours. Et un peu de mise en scène pour le rêve éveillé. Enfin, une chute en guise de tombée de rideau.
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Sylvain Tesson est géographe, journaliste et écrivain. Membre de la Société des explorateurs français, il partage sa vie entre les expéditions au long cours, l’écriture et la réalisation de documentaires d’aventure. Ses nombreux périples lui ont inspiré une quinzaine de récits, recueils de nouvelles et d’aphorismes. Il est notamment l’auteur de Sur les chemins noirs (Gallimard, 2016) ; avec Thomas Goisque, En avant, calme et fou (Albin Michel, 2017) ; Un été avec Homère (France Inter-Ed. des Equateurs, 252 p., 14,50 euros). Il a obtenu en 2011 le Médicis essai pour Dans les forêts de Sibérie (Gallimard) et a participé à l’ouvrage collectif « Philosophie de la marche » (L’Aube/Le Monde, 104 p. , 12 euros)..
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