Adieux intimes et offices solennels pour un dernier hommage à Jacques Chirac
Par Solenn de Royer, Benoît Floc'h, Béatrice Gurrey
Près de 2 000 personnes, dont 80 personnalités étrangères, ont participé à l’hommage rendu lundi à Paris à l’ex-chef de l’Etat, mort le 26 septembre, à l’âge de 86 ans.
Le long fleuve des anonymes venus rendre hommage à Jacques Chirac aux Invalides s’est à peine tari, à 7 heures, lundi 30 septembre, qu’un nouvel acte s’ouvre. La journée sera longue – millimétrée avec une impressionnante précision.
A 9 h 30, quelque deux cents invités ont rejoint la famille de l’ancien président de la République en l’église Saint-Louis des Invalides, pour une messe privée. Claude Chirac embrasse les uns et les autres, attentive, retenue.
C’est elle qui a organisé cette première partie des cérémonies consacrées à son père et l’essentiel de ce jour de deuil. La veille, une poignée d’anciens collaborateurs s’est mobilisée pour l’aider, comme avant, au temps de l’Elysée. Dimanche soir, elle a spontanément pris son manteau et elle est partie, accompagnée de son mari, Frédéric Salat-Baroux, remercier la foule qui, bravant les averses, avait patienté des heures pour dire au revoir à Jacques Chirac. « C’est un moment très fort. De là où il est, je pense qu’il doit être extrêmement ému et heureux », a-t-elle dit, en soulignant combien sa mère avait été réconfortée de cette présence si nombreuse.
Une famille
Qu’importe aujourd’hui la différence des parcours, des âges, des opinions : c’est la famille des chiraquiens qui est là, aux Invalides, pour dire au revoir au « Grand ».
Au premier rang, Bernadette Chirac bien sûr, dans son fauteuil roulant, assistée d’une aide-soignante qui sait, d’une caresse délicate sur la main, apporter un peu de réconfort. Auprès d’elle sa fille Claude, son gendre, Frédéric Salat-Baroux, son petit-fils Martin. Le dernier des Chirac, comme il le dira tout à l’heure, car sa mère a voulu, à sa naissance voilà 23 ans, qu’il porte ce nom, accolé à celui de son père, Thierry Rey.
Il sera le seul à prendre la parole au cours de cette cérémonie, baignée par le chant des fraternités monastiques de Jérusalem, un ordre dont sa grand-mère est proche. Il sait trouver des mots pour chacun et ils sonnent juste. Pour les officiers de sécurité, « remparts » de Jacques Chirac qui ont porté son cercueil. Pour sa mère, qui a « perdu une étoile, qui illuminait [sa] vie ». Pour le couple que formaient Jacques et Bernadette Chirac : le théâtre de leurs disputes, alors qu’ils ne pouvaient vivre l’un sans l’autre. Pour sa grand-mère, à qui manquera désormais le baisemain du soir.
Ils écoutent, tous, le cœur serré, ce jeune homme pale dire son affection et son admiration pour son grand-père. Les Pinault, les Arnault, les anciens collaborateurs, comme les « people » de la Chiraquie – Line Renaud, Muriel Robin, Patrick Sébastien, Vincent Lindon, Nicolas Hulot, Christophe Lambert… Les anciens premiers ministres, Juppé, Raffarin, Villepin. Les anciens ministres, Baroin, Debré, Toubon, Jacob, Alliot-Marie, Pécresse, Saint-Sernin, Muselier, Lamour, Breton, Donnedieu de Vabres, Copé, Delevoye. Les « diplos », les généraux, les Corréziens, les médecins, les fidèles secrétaires, et la haute stature d’Abdou Diouf… Une famille.
Et sonne le bourdon de Notre-Dame-de-Paris
Puis l’hommage officiel commence, dans la cour d’honneur, où Jacques Chirac a tant de fois conduit, en président, cette cérémonie, quand s’éteignaient les derniers Résistants ou que les soldats mouraient au combat. Dans ce décor austère, baigné d’un soleil frais, différents corps d’armée sont réunis pour rendre les honneurs militaires. C’est le cas du 1er régiment des chasseurs d’Afrique (RCA), où Jacques Chirac, a servi, au 11e puis au 6e régiment, lors de son service militaire en Algérie.
Après l’arrivée d’Emmanuel Macron, peu avant 11 heures, le cercueil de l’ancien président, drapé de tricolore, a été déposé au centre de la cour, au pas cadencé par les tambours. Sous le regard sombre de Napoléon Ier, la garde républicaine a joué la sonnerie aux morts, suivie d’une minute de silence puis de La Marseillaise. Le chef de l’Etat, le visage grave, s’est incliné devant le cercueil. Et c’est sur la célèbre Marche funèbre de Chopin que celui-ci a quitté les lieux, ouvrant la voie au président de la République qui suivait, seul et à pas lents, la dépouille de son prédécesseur. Et c’est alors que sonne, pour la première fois depuis l’incendie du 15 avril, le bourdon de Notre-Dame de Paris.
Après l’adieu intime, l’office solennel. La famille d’un côté, la nation de l’autre. Comme ce fut le cas pour de Gaulle, Pompidou et Mitterrand, les obsèques de Chirac donnent lieu à deux messes. Mais c’est la première fois que celles-ci sont toutes deux célébrées à Paris, en présence du cercueil.
Sur le parvis de Saint-Sulpice, qui fait office de cathédrale diocésaine depuis l’incendie de Notre-Dame, les personnalités invitées glissent sur le tapis rouge, posé sur les marches de l’église. Et c’est toute l’histoire politique de la Ve République qui défile, ses ambitions contrariées et ses conquêtes, ses espoirs et ses défaites, ses coups bas, ses trahisons, mais aussi des combats partagés qui forgent des fidélités pour l’éternité, de folles épopées.
Le « nouveau monde » se mêle à « l’ancien »
Autour du cercueil de l’aîné, qui occupa la scène pendant plus de quarante ans, plusieurs générations politiques, figées dans l’instant, se jaugent et se comparent, peuvent mesurer le passage du temps, comme si brusquement, c’était l’heure des bilans.
Toute la Chiraquie, présente à la première messe, a rejoint Saint-Sulpice. Elle croise les ennemis d’hier : l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, 93 ans, le favori de la présidentielle de 1995, Edouard Balladur, 90 ans, ou encore Nicolas Sarkozy, qui a salué, jeudi, la mémoire de Chirac en indiquant qu’avec lui, c’était « une part de sa vie » qui disparaissait aussi.
A gauche, Ségolène Royal et Manuel Valls, qui ont vu se fracasser leurs rêves présidentiels, comptent parmi les rares personnalités à répondre aux caméras de télévision, postées devant l’église. L’ancien premier ministre de cohabitation, Lionel Jospin, évincé dès le premier tour de la présidentielle de 2002, évite en revanche les micros.
Tout de noir vêtue, l’ex-ministre Roselyne Bachelot descend d’une moto taxi, ébouriffée. Son ami François Fillon, défait à la présidentielle de 2017, salue froidement son successeur à Matignon, Edouard Philippe, transfuge de la droite en Macronie.
Les représentants du « nouveau monde » se mêlent à ceux de « l’ancien » dans un ballet unique, singulier. Ainsi, les candidats à la mairie de Paris, Benjamin Griveaux, André Villani, Anne Hidalgo ou Rachida Dati, côtoient l’ex maire, Jean Tibéri. Ils sont tous là. Seul manque le Rassemblement national, exclu d’office par la famille Chirac, en mémoire des combats passés, et la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon ayant préféré aux encens la cérémonie laïque organisée lundi à l’Assemblée nationale.
Macron-Hollande, une poignée de main glaciale
Dans la petite foule, qui patiente sur la place Saint-Sulpice, au pied de la fontaine, Monique, une « retraitée du quartier », évoque une « génération qui s’en va », un « monde révolu ». L’ancien ministre, Jean-François Copé, qui dit avoir « tout appris » de l’ancien président de la République – y compris comment, en campagne, « n’oublier personne » lors des porte-à-porte – médite lui aussi sur « la fin d’une époque » et prophétise : « cette cérémonie est la dernière du genre, c’est fini ».
Applaudie quand elle arrive, au bras de son fils Martin, Claude Chirac met la main sur le cœur, s’incline et remercie, avant de gravir à son tour les marches de l’église. Emmanuel et Brigitte Macron arrivent les derniers. A midi, le glas résonne dans le ciel d’automne, incertain. Porté par ses anciens officiers de sécurité, le cercueil de l’ex-président avance lentement dans la nef, sur un requiem de Fauré.
La famille est assise au premier rang, sur la gauche en regardant le cœur, tandis que Macron et les anciens présidents, Hollande, Sarkozy et Giscard, ont pris place sur les bancs, à droite. Pendant la communion, François Hollande se lèvera pour serrer la main de Giscard, suivi par Carla Bruni. Quant à Macron, il salue ses trois prédécesseurs : la poignée de main avec Hollande est glaciale.
Les chefs d’Etat étrangers ont eux aussi été placés sur le côté droit. Parmi eux, Bill Clinton qui vantera un « président incroyable », le premier ministre libanais Saad Hariri, bouleversé, dont la famille est très proche des Chirac, de nombreux chefs d’Etat africains, ou encore Vladimir Poutine, entré discrètement par une porte latérale. Près de 70 chefs d’Etat déjeuneront ensuite à l’Elysée, comme ce fut le cas après les obsèques de François Mitterrand.
« Adieu et merci, Monsieur Chirac »
Vingt-trois ans après l’homélie poignante du cardinal Lustiger pour l’ancien président socialiste, l’archevêque de Paris, Mgr Michel Aupetit, salue en Chirac « un homme chaleureux » qui avait un « véritable amour des gens », « aussi à l’aise dans les salons de l’Elysée qu’au Salon de l’agriculture ». Il évoque aussi la « fracture sociale », axe de campagne de 1995, et l’attention qu’avait l’ancien président pour « les plus petits », ceux qui « restent au bord de la route ». Après avoir rappelé l’engagement de Chirac pour le climat et contre la guerre en Irak, il termine par ces mots étranges : « Adieu et merci, Monsieur Chirac ».
A la fin de la messe, au cours de laquelle le maestro Daniel Barenboim interprète un impromptu de Schubert, choix du président de la République, Mgr Aupetit et le recteur de Notre-Dame de Paris, Mgr Chauvet, suivis par les concélébrant, accompagnent le cercueil, applaudi par la foule, jusqu’à la voiture qui l’emporte jusqu’au cimetière du Montparnasse.
Un coup de vent soulève soudain leurs chasubles mauves, couleur du deuil, tandis qu’une nuée de pigeons dansent au-dessus de la place. Au milieu de la foule, une Marseillaise est entonnée par quelques-uns, mezzo voce, mais elle ne prend pas vraiment. Sur les écrans géants, une photo de Jacques Chirac, sur le perron de l’Elysée : il sourit et, le bras levé au ciel, fait un salut de sa grande main.