La Russie et les empoisonnements, vingt ans de crimes sans commanditaires
Par Paul Gogo, Moscou, correspondance
Plus d’une dizaine d’anciens agents, responsables politiques, journalistes et opposants russes ont été victimes d’empoisonnement ces vingt dernières années. Une technique qui offre aux responsables de ces actes une certaine impunité.
L’opposant au Kremlin Alexeï Navalny est hospitalisé dans le coma depuis le 20 août, dans un état critique, après être s’être senti mal à bord d’un vol commercial. Dès les premières heures qui ont suivi son hospitalisation, la porte-parole de l’opposant, Kira Iarmich, qui voyageait avec lui, a accusé sans hésiter : « Nous pensons que le thé d’Alexeï a été empoisonné. C’est la seule chose qu’il a bue depuis le matin », a-t-elle écrit sur les réseaux sociaux.
Si les proches de l’avocat anticorruption sont si prompts à accuser le thé noir bu par M. Navalny dans un café de l’aéroport de Tomsk (Sibérie), c’est parce qu’il existe un précédent célèbre qui a marqué l’opinion russe : en 2004, la journaliste Anna Politkovskaïa était en vol pour rejoindre la ville de Beslan, où se déroulait une sanglante prise d’otages, lorsqu’elle a été empoisonnée.
Les terroristes s’étaient montrés ouverts à la discussion, proposant le nom de la journaliste pour engager les négociations, de quoi agacer les autorités. Quelques minutes après avoir accepté un thé de la part d’un agent de bord, la journaliste perdait connaissance avant de tomber dans le coma. Deux ans plus tard, elle était assassinée par balles dans la cage d’escalier de son immeuble moscovite.
En 2003, Iouri Chtchekotchikhine, député et rédacteur en chef adjoint du même journal, la Novaïa Gazeta, était déjà mort empoisonné. Sa mort avait été attribuée par les médecins aux effets de Tchernobyl, où il n’avait jamais mis les pieds.
Sur le sol russe, l’opacité
Ces vingt dernières années, la Russie de Vladimir Poutine a connu une dizaine de cas d’empoisonnements présumés. Une particularité unit toutes ces attaques menées essentiellement contre des voix critiques et d’anciens espions : les autorités refusent d’ouvrir des enquêtes criminelles et les responsables ne sont jamais retrouvés.
L’impunité est d’autant plus indissociable des empoisonnements que les preuves sont, par nature, éphémères. La nonchalance des services de sécurité est une façon de jouer la montre. Il suffit dès lors d’empêcher la réalisation d’un certain nombre de tests par des médecins indépendants.
Sous pression, les médecins refusent le plus souvent l’accès des patients à leurs proches. La communication sur l’état des victimes est même directement prise en charge par les services de sécurité. Concernant M. Navalny, les premières sources citées par les agences de presse russes pour démentir l’hypothèse de l’empoisonnement étaient issues des services de sécurité.
Piotr Verzilov a vécu cette course contre la montre, en 2018. Au mois de juillet, ce militant du groupe contestataire Pussy Riot avait commis un crime de lèse-majesté en s’introduisant sur la pelouse du stade Loujniki, lors de la finale de Coupe du monde, déguisé en policier. Le tout, sous les yeux de M. Poutine. Quelques semaines plus tard, l’opposant perd la vision et l’usage de ses membres. Il est hospitalisé dans le coma. Les autorités mettront une semaine avant d’autoriser son transfert vers l’hôpital allemand de la Charité, le même où a été conduit M. Navalny. Durant ce délai, les toxines sont devenues indétectables : les médecins confirment l’empoisonnement, mais de diagnostic plus précis il ne sera jamais question.
Vladimir Kara-Murza est le vice-président de l’ONG Russie ouverte, fondée par l’ancien oligarque et prisonnier politique Mikhaïl Khodorkovski. M. Kara-Murza était aussi un proche de l’ancien vice-président Boris Nemtsov, assassiné par balles en 2015. Il a lui aussi survécu à l’expérience de la « substance toxique inconnue », après avoir été plongé dans le coma. Par deux fois, en 2015 et en 2017, l’opposant semble avoir été contaminé par la même substance.
En 2015, il débutait une réunion lorsqu’il a commencé à se sentir mal. « En l’espace d’une vingtaine de minutes, alors que je me sentais parfaitement bien, mon rythme cardiaque s’est emballé, ainsi que ma pression sanguine. Je me suis mis à transpirer et à vomir partout, et puis j’ai perdu conscience », expliquera-t-il au New York Times. Deux ans plus tard, même situation, même sensations, l’opposant comprend instantanément ce qui lui arrive. Ses médecins l’ont prévenu : il ne ressortira pas vivant d’un troisième empoisonnement, et M. Kara-Murza a quitté la Russie.
A l’étranger, l’ombre des services de sécurité
Et puis il y a les attaques menées à l’étranger. Si les Etats frappés par ces empoisonnements tentent bel et bien de trouver des coupables, les poisons peuvent mener à un pays, rarement à un commanditaire. En 2012, le banquier Alexandre Perepilitchni, impliqué dans la dénonciation des malversations de l’affaire Sergueï Magnitski, meurt non loin de Londres. L’homme s’attendait à une vengeance venue de Moscou, d’où il recevait de nombreuses menaces. Mais il aura fallu deux ans à sa compagnie d’assurances pour déterminer l’origine de l’empoisonnement : une plante chinoise rare nommée gelsemium, dont les Russes seraient en possession.
En 2015, c’est l’homme d’affaires bulgare Emilian Gebrev qui a été intoxiqué dans son pays. Ce n’est qu’en septembre 2019 que des procureurs bulgares sont parvenus à mettre des noms sur des responsables : trois hommes du renseignement militaire russe (GRU), que le site d’investigation Bellingcat aura contribué à démasquer. Enfin, l’empoisonnement en 2004 du futur président ukrainien Viktor Iouchtchenko, durant sa campagne électorale, n’a pas encore trouvé de coupable. Le politicien, connu depuis lors pour son visage grêlé, n’a jamais cessé d’accuser la Russie, alors qu’il affrontait le candidat prorusse Viktor Ianoukovitch.
Les « traîtres » forment une catégorie à part, les services auxquels ils ont appartenu ne semblant pas chercher à dissimuler leurs traces avec beaucoup de détermination. Le visage jaune, sans cheveux, le corps maigre à peine dissimulé par une couverture : la photo de l’ancien agent Alexandre Litvinenko a fait le tour du monde après son hospitalisation en 2006. Le polonium 210, la substance radioactive ingérée par cet agent des services de sécurité russes (FSB) qui avait fui la Russie en dénonçant les liens du pouvoir avec la mafia est tout aussi connue. La substance aurait certes dû rester indétectable, mais lorsque Londres accusera publiquement deux agents russes, le message envoyé par le Kremlin sera clair : l’un d’eux se voit offrir une place de député à la Douma.
Quelques années plus tard, c’est un autre espion qui fera l’objet d’une tentative de meurtre particulièrement médiatisée. En 2018, l’ancien agent de renseignement russe Sergueï Skripal, recruté par les services britanniques, est empoisonné à Salisbury, non loin de Londres. Le produit utilisé à cette occasion a lui aussi gagné une renommée mondiale : le Novitchok était de conception soviétique.
A la suite de cette attaque, deux hommes sont vite démasqués, deux agents du GRU. Leur interview par la télévision RT sera si peu convaincante qu’elle sera parfois interprétée comme un doigt d’honneur adressé à l’Occident, après l’adoption de sanctions internationales.
Paul Gogo (Moscou, correspondance)
Hospitalisé à Berlin, Alexeï Navalny est toujours dans le coma. L’avion médicalisé transportant l’opposant russe Alexeï Navalny et arrivant de la ville russe d’Omsk a atterri à Berlin, samedi 22 août au matin, près de cinquante heures après que l’opposant est tombé inconscient à bord d’un autre avion, commercial celui-là, qui le ramenait chez lui, à Moscou. M. Navalny a ensuite été conduit à l’hôpital de la Charité, dans la capitale allemande, pour y être soigné. « L’état d’Alexeï Navalny est stable », a assuré peu après l’atterrissage l’ONG qui a organisé le transfert. La direction de l’hôpital a fait savoir que les médecins procédaient « à un diagnostic médical global » qui devrait durer « quelque temps ». Ils n’ont prévu de s’exprimer qu’après ces examens. M. Navalny, 44 ans, est plongé dans le coma depuis jeudi, sur des soupçons d’empoisonnement, et son état reste critique. Son arrivée à Berlin, résultat d’une âpre bataille, est toutefois un motif d’espoir pour ses proches, à commencer par sa femme, Ioulia Navalnaïa, qui l’accompagne en Allemagne.