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Jours tranquilles à Paris
russie
23 août 2020

La Russie et les empoisonnements, vingt ans de crimes sans commanditaires

Par Paul Gogo, Moscou, correspondance

Plus d’une dizaine d’anciens agents, responsables politiques, journalistes et opposants russes ont été victimes d’empoisonnement ces vingt dernières années. Une technique qui offre aux responsables de ces actes une certaine impunité.

L’opposant au Kremlin Alexeï Navalny est hospitalisé dans le coma depuis le 20 août, dans un état critique, après être s’être senti mal à bord d’un vol commercial. Dès les premières heures qui ont suivi son hospitalisation, la porte-parole de l’opposant, Kira Iarmich, qui voyageait avec lui, a accusé sans hésiter : « Nous pensons que le thé d’Alexeï a été empoisonné. C’est la seule chose qu’il a bue depuis le matin », a-t-elle écrit sur les réseaux sociaux.

Si les proches de l’avocat anticorruption sont si prompts à accuser le thé noir bu par M. Navalny dans un café de l’aéroport de Tomsk (Sibérie), c’est parce qu’il existe un précédent célèbre qui a marqué l’opinion russe : en 2004, la journaliste Anna Politkovskaïa était en vol pour rejoindre la ville de Beslan, où se déroulait une sanglante prise d’otages, lorsqu’elle a été empoisonnée.

Les terroristes s’étaient montrés ouverts à la discussion, proposant le nom de la journaliste pour engager les négociations, de quoi agacer les autorités. Quelques minutes après avoir accepté un thé de la part d’un agent de bord, la journaliste perdait connaissance avant de tomber dans le coma. Deux ans plus tard, elle était assassinée par balles dans la cage d’escalier de son immeuble moscovite.

En 2003, Iouri Chtchekotchikhine, député et rédacteur en chef adjoint du même journal, la Novaïa Gazeta, était déjà mort empoisonné. Sa mort avait été attribuée par les médecins aux effets de Tchernobyl, où il n’avait jamais mis les pieds.

Sur le sol russe, l’opacité

Ces vingt dernières années, la Russie de Vladimir Poutine a connu une dizaine de cas d’empoisonnements présumés. Une particularité unit toutes ces attaques menées essentiellement contre des voix critiques et d’anciens espions : les autorités refusent d’ouvrir des enquêtes criminelles et les responsables ne sont jamais retrouvés.

L’impunité est d’autant plus indissociable des empoisonnements que les preuves sont, par nature, éphémères. La nonchalance des services de sécurité est une façon de jouer la montre. Il suffit dès lors d’empêcher la réalisation d’un certain nombre de tests par des médecins indépendants.

Sous pression, les médecins refusent le plus souvent l’accès des patients à leurs proches. La communication sur l’état des victimes est même directement prise en charge par les services de sécurité. Concernant M. Navalny, les premières sources citées par les agences de presse russes pour démentir l’hypothèse de l’empoisonnement étaient issues des services de sécurité.

Piotr Verzilov a vécu cette course contre la montre, en 2018. Au mois de juillet, ce militant du groupe contestataire Pussy Riot avait commis un crime de lèse-majesté en s’introduisant sur la pelouse du stade Loujniki, lors de la finale de Coupe du monde, déguisé en policier. Le tout, sous les yeux de M. Poutine. Quelques semaines plus tard, l’opposant perd la vision et l’usage de ses membres. Il est hospitalisé dans le coma. Les autorités mettront une semaine avant d’autoriser son transfert vers l’hôpital allemand de la Charité, le même où a été conduit M. Navalny. Durant ce délai, les toxines sont devenues indétectables : les médecins confirment l’empoisonnement, mais de diagnostic plus précis il ne sera jamais question.

Vladimir Kara-Murza est le vice-président de l’ONG Russie ouverte, fondée par l’ancien oligarque et prisonnier politique Mikhaïl Khodorkovski. M. Kara-Murza était aussi un proche de l’ancien vice-président Boris Nemtsov, assassiné par balles en 2015. Il a lui aussi survécu à l’expérience de la « substance toxique inconnue », après avoir été plongé dans le coma. Par deux fois, en 2015 et en 2017, l’opposant semble avoir été contaminé par la même substance.

En 2015, il débutait une réunion lorsqu’il a commencé à se sentir mal. « En l’espace d’une vingtaine de minutes, alors que je me sentais parfaitement bien, mon rythme cardiaque s’est emballé, ainsi que ma pression sanguine. Je me suis mis à transpirer et à vomir partout, et puis j’ai perdu conscience », expliquera-t-il au New York Times. Deux ans plus tard, même situation, même sensations, l’opposant comprend instantanément ce qui lui arrive. Ses médecins l’ont prévenu : il ne ressortira pas vivant d’un troisième empoisonnement, et M. Kara-Murza a quitté la Russie.

A l’étranger, l’ombre des services de sécurité

Et puis il y a les attaques menées à l’étranger. Si les Etats frappés par ces empoisonnements tentent bel et bien de trouver des coupables, les poisons peuvent mener à un pays, rarement à un commanditaire. En 2012, le banquier Alexandre Perepilitchni, impliqué dans la dénonciation des malversations de l’affaire Sergueï Magnitski, meurt non loin de Londres. L’homme s’attendait à une vengeance venue de Moscou, d’où il recevait de nombreuses menaces. Mais il aura fallu deux ans à sa compagnie d’assurances pour déterminer l’origine de l’empoisonnement : une plante chinoise rare nommée gelsemium, dont les Russes seraient en possession.

En 2015, c’est l’homme d’affaires bulgare Emilian Gebrev qui a été intoxiqué dans son pays. Ce n’est qu’en septembre 2019 que des procureurs bulgares sont parvenus à mettre des noms sur des responsables : trois hommes du renseignement militaire russe (GRU), que le site d’investigation Bellingcat aura contribué à démasquer. Enfin, l’empoisonnement en 2004 du futur président ukrainien Viktor Iouchtchenko, durant sa campagne électorale, n’a pas encore trouvé de coupable. Le politicien, connu depuis lors pour son visage grêlé, n’a jamais cessé d’accuser la Russie, alors qu’il affrontait le candidat prorusse Viktor Ianoukovitch.

Les « traîtres » forment une catégorie à part, les services auxquels ils ont appartenu ne semblant pas chercher à dissimuler leurs traces avec beaucoup de détermination. Le visage jaune, sans cheveux, le corps maigre à peine dissimulé par une couverture : la photo de l’ancien agent Alexandre Litvinenko a fait le tour du monde après son hospitalisation en 2006. Le polonium 210, la substance radioactive ingérée par cet agent des services de sécurité russes (FSB) qui avait fui la Russie en dénonçant les liens du pouvoir avec la mafia est tout aussi connue. La substance aurait certes dû rester indétectable, mais lorsque Londres accusera publiquement deux agents russes, le message envoyé par le Kremlin sera clair : l’un d’eux se voit offrir une place de député à la Douma.

Quelques années plus tard, c’est un autre espion qui fera l’objet d’une tentative de meurtre particulièrement médiatisée. En 2018, l’ancien agent de renseignement russe Sergueï Skripal, recruté par les services britanniques, est empoisonné à Salisbury, non loin de Londres. Le produit utilisé à cette occasion a lui aussi gagné une renommée mondiale : le Novitchok était de conception soviétique.

A la suite de cette attaque, deux hommes sont vite démasqués, deux agents du GRU. Leur interview par la télévision RT sera si peu convaincante qu’elle sera parfois interprétée comme un doigt d’honneur adressé à l’Occident, après l’adoption de sanctions internationales.

navalny

Paul Gogo (Moscou, correspondance)

Hospitalisé à Berlin, Alexeï Navalny est toujours dans le coma. L’avion médicalisé transportant l’opposant russe Alexeï Navalny et arrivant de la ville russe d’Omsk a atterri à Berlin, samedi 22 août au matin, près de cinquante heures après que l’opposant est tombé inconscient à bord d’un autre avion, commercial celui-là, qui le ramenait chez lui, à Moscou. M. Navalny a ensuite été conduit à l’hôpital de la Charité, dans la capitale allemande, pour y être soigné. « L’état d’Alexeï Navalny est stable », a assuré peu après l’atterrissage l’ONG qui a organisé le transfert. La direction de l’hôpital a fait savoir que les médecins procédaient « à un diagnostic médical global » qui devrait durer « quelque temps ». Ils n’ont prévu de s’exprimer qu’après ces examens. M. Navalny, 44 ans, est plongé dans le coma depuis jeudi, sur des soupçons d’empoisonnement, et son état reste critique. Son arrivée à Berlin, résultat d’une âpre bataille, est toutefois un motif d’espoir pour ses proches, à commencer par sa femme, Ioulia Navalnaïa, qui l’accompagne en Allemagne.

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21 août 2020

Soupçon d’empoisonnement de l’opposant russe Navalny

L’opposant russe Alexeï Navalny a été placé, jeudi, en réanimation dans un état grave dans un hôpital en Sibérie, après s’être senti mal, son entourage criant à l’empoisonnement.

Selon sa porte-parole, Kira Iarmych, l’avion dans lequel voyageait le principal opposant au Kremlin se rendait de Tomsk à Moscou, lorsqu’il a dû effectuer un atterrissage d’urgence en raison de la dégradation subite de son état de santé. « Je suis sûr que c’était un empoisonnement intentionnel », a-t-elle déclaré à la radio Echo de Moscou.

L’opposant de 44 ans se trouve en réanimation au service de toxicologie de l’hôpital d’Omsk, a indiqué l’agence de presse publique Tass. « Alexeï est toujours inconscient, il est connecté à un respirateur artificiel. L’hôpital a appelé la police à notre demande », a précisé Mme Iarmych sur Twitter. « Nous pensons qu’Alexeï a été empoisonné avec quelque chose mélangé à son thé qu’il a bu à l’aéroport. Il n’a rien bu d’autre ce matin. Tout de suite après le décollage, il a perdu conscience », a-t-elle précisé. Anatoli Kalinitchenko, le vice-directeur de l’hôpital des urgences a, quant à lui, affirmé qu’il était trop tôt pour confirmer la thèse de l’empoisonnement.

« Qu’il ait donné l’ordre personnellement ou pas, la responsabilité repose sur lui », a dénoncé Mme Iarmych, pointant du doigt le président Vladimir Poutine. Par la voix de son porte-parole, Dmitri Peskov, le Kremlin a dit souhaiter à Alexeï Navalny, « comme à n’importe quel citoyen russe », un « prompt rétablissement ». Il a également assuré que le Kremlin était prêt à apporter son aide pour que l’opposant soit transféré à l’étranger.

L’ONG allemande de défense des Droits de l’Homme Cinema for Peace, a annoncé, jeudi soir, être en train de tenter de faire hospitaliser en Allemagne Alexeï Navalny. Emmanuel Macron a déclaré que « Toute la clarté devra être faite », tandis qu’Angela Merkel, qu’il rencontrait jeudi à Brégançon, a précisé que « Navalny pourra recevoir toute aide médicale en France ou en Allemagne ».

Déjà empoisonné en juillet 2019 ?

Principal opposant du Kremlin, dont les publications dénonçant la corruption des élites russes sont abondamment partagées sur les réseaux sociaux, Alexeï Navalny a déjà été victime d’attaques physiques par le passé. En 2017, il avait notamment été aspergé de produit antiseptique dans les yeux à la sortie de son bureau à Moscou.

En juillet 2019, tandis qu’il purgeait une courte peine de prison, il avait été traité à l’hôpital après avoir soudainement souffert d’abcès sur le haut du corps, dénonçant un empoisonnement alors que les autorités évoquaient une « réaction allergique » et avaient assuré n’avoir retrouvé « aucune substance toxique ».

20 août 2020

Russie : l'opposant Alexeï Navalny hospitalisé en soins intensifs, sa porte-parole dénonce un empoisonnement

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L'activiste anti-corruption russe Alexeï Navalny lors d'un rassemblement commémorant les 5 ans de l'assassinat de l'opposant Boris Nemtsov à Moscou (Russie), le 29 février 2020. (SHAMIL ZHUMATOV / REUTERS)

L'activiste anti-corruption russe Alexeï Navalny, un des principaux opposants au président Vladimir Poutine, est hospitalisé "en soins intensifs", a annoncé sa porte-parole sur Twitter, jeudi 20 août. "Nous supposons qu'Alexeï a été empoisonné", écrit cette dernière, qui indique que Navalny s'est d'abord "senti mal" dans un avion, et qu'il a depuis perdu connaissance. Il a été placé sous respiration artificielle, a-t-elle ajouté.

L'agence de presse d'Etat Tass a confirmé qu'Alexeï Navalny avait été admis à l'unité de soins intensifs du service de toxicologie aux urgences de l'hôpital d'Omsk, en Sibérie.

L'an dernier, l'opposant avait déjà fait état de soupçons d'empoisonnement à son encontre, démentis par un médecin, alors qu'il se trouvait en détention. "De toute évidence, ils lui ont fait la même chose" à nouveau, écrit la porte-parole, Kira Yarmysh, jeudi.

Son avion a atterri d'urgence à Omsk

"Ce matin, Navalny rentrait à Moscou de Tomsk", explique-t-elle. Tomsk est située en Sibérie occidentale, à 3 600 km à l'est de Moscou. "Pendant le vol, il s'est senti mal. L'avion a atterri de toute urgence à Omsk", également située en Sibérie, a expliqué la porte-parole. "Nous supposons qu'Alexeï a été empoisonné avec quelque chose de mélangé dans le thé", la "seule chose" qu'il ait bue jeudi matin, a-t-elle ajouté.

L'avocat de 44 ans, dont les publications anti-corruption sont abondamment partagées sur les réseaux sociaux, a déjà souffert d'attaques physiques dans le passé. Il avait notamment été aspergé dans les yeux par un produit désinfectant à la sortie de son bureau en 2017.

Alexeï Navalny, ses partisans et leurs familles font régulièrement l'objet d'interpellations, de perquisitions et de pressions policières dans toute la Russie. Sa candidature à l'élection présidentielle de 2018 avait été rejetée en raison d'une précédente condamnation.

26 juillet 2020

Piotr Verzilov ou l’art de survivre en Russie quand on agace Vladimir Poutine

Cofondateur du groupe punk Pussy Riot et membre du collectif anarchiste Voïna, l’artiste russo-canadien de 32 ans est la cible du pouvoir depuis qu’il a interrompu, en 2018, la finale de la Coupe du monde de football.

Par Benoît Vitkine

Il est comme ça, Piotr Verzilov, blagueur. C’est même son fonds de commerce, sa marque de fabrique. On ne peut malgré tout pas s’empêcher de s’en étonner, parfois. Sur les images montrant son incursion sur la pelouse du stade Loujniki, à la 53e minute de la finale de Coupe du monde entre la France et la Croatie, le 15 juillet 2018 à Moscou, on voit le défenseur croate Dejan Lovren le saisir violemment à la gorge, plein de colère. Et Verzilov continue de sourire, heureux de son mauvais coup, dans son faux uniforme de policier, entouré par une meute de stadiers pendant que ses camarades des Pussy Riot s’égaient sur le pré. « Je n’en veux pas à Lovren ! Les Croates étaient en attaque, je comprends qu’il n’ait pas aimé… »

Et il ricane encore, Verzilov, deux ans plus tard, évoquant cette fois son « record » : « Huit perquisitions en un mois, pour une affaire minable de double nationalité, ça n’avait jamais été fait ! » Certes, il rit un peu jaune : parmi les appartements perquisitionnés – tous ceux où il a passé un peu de temps ces dernières années –, il y a celui de sa mère, celui d’une amie de celle-ci… Un autre a vu sa porte brisée à la masse. Ses téléphones, ses ordinateurs sont séquestrés pour quelques semaines ou quelques années. Et le jeune activiste de 32 ans ne rigole plus du tout en finissant d’emballer ses cartons, dans l’appartement du centre de Moscou où il reçoit M : ses projets de déménagement se voient accélérés par ces visites répétées de la police.

Arrêté par 20 policiers

Au bout du compte, il y aura un procès : Piotr Verzilov est accusé d’avoir enfreint une loi de 2014 obligeant les citoyens russes à faire une déclaration s’ils possèdent une double nationalité. Ce qui est le cas de Verzilov, qui a passé une partie de son adolescence au Canada et acquis la nationalité canadienne à 18 ans. La peine prévue est limitée à des travaux d’intérêt général, et l’artiste, connu pour ses actions provocatrices et politiques, au sein des Pussy Riot ou du groupe d’artistes Voïna, pourra s’estimer heureux si les choses ne vont pas plus loin. Ces dernières semaines, les services de sécurité, et en particulier le puissant Comité d’enquête, ont fait montre d’un acharnement peu commun à son endroit, réservé habituellement aux opposants les plus endurcis ou aux traîtres…

Qu’on en juge : le 21 juin, il est arrêté par 20 policiers et emmené pour un interrogatoire qui durera treize heures. Au moment où il sort des locaux de la police, un provocateur se jette sur lui, en hurlant et en l’invectivant. Les policiers sont là, caméra à la main, attendant le faux pas, le coup de pied ou de poing. Verzilov reste calme, mais il est tout de même arrêté à nouveau, accusé cette fois… d’avoir juré dans la rue. Le jeune homme dément, mais un tribunal le condamne sur-le-champ à quinze jours de prison. Là aussi, c’est un record, pour des gros mots supposés avoir été prononcés sur la voie publique.

Et pendant ce temps-là, les perquisitions se poursuivent, suivies d’une expertise psychiatrique, pour déterminer s’il était dans un état normal quand il a oublié de déclarer sa double nationalité. « Ils ne savaient pas quoi me mettre sur le dos et n’ont rien trouvé de mieux que cette histoire, assure Verzilov. Lors de l’interrogatoire, ils me questionnaient sur tout et n’importe quoi, sur mes vacances en Italie, sur des photos de mon Instagram… J’ai l’impression qu’il y a eu un ordre, en haut, et que ceux qui sont chargés de l’appliquer sont un peu perdus.  

Verzilov estime qu’il continue de payer son incursion, grimé en policier, durant la finale de la Coupe du monde. Il faut dire que la profanation était conséquente : dirigée contre l’événement de l’année, sous les yeux même de Vladimir Poutine, elle avait montré une faille béante des services de sécurité. « Il s’agissait de dénoncer l’arbitraire de la police et de l’État dans ce pays, le non-respect des droits de l’homme, rappelle Verzilov. Soit précisément ce qui m’arrive en ce moment, quand toute la machine se met en branle pour vous écraser… ».

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Deux mois plus tard, en septembre 2018, Piotr Verzilov était tombé subitement malade, après une convocation au tribunal. Au bout de plusieurs jours, il avait été transféré en Allemagne, où les médecins avaient jugé hautement probable l’hypothèse d’un empoisonnement. Il lui avait fallu plusieurs semaines pour se remettre de ce qu’il considère être une vengeance, déjà, pour cette action durant la Coupe du monde.

« Action ». Le mot revient en boucle, un poil hermétique pour qui n’est pas familier de la tradition russe de « l’actionnisme », un courant artistique qui laisse la part belle aux performances les plus audacieuses et qui s’est teinté, depuis les années 1990, d’une forte coloration politique. Piotr Verzilov fut l’un des membres du collectif le plus emblématique des années 2000, le groupe anarchiste Voïna, amateur d’actions potaches, comme cet immense phallus peint sur un pont de Saint-Pétersbourg ou de fausses attaques contre les prêtres, les fonctionnaires…

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Verzilov sera notamment remarqué pour sa participation à une scène de sexe collectif filmée dans le Muséum d’histoire naturelle de Moscou, censée moquer la poli­tique nataliste du Kremlin. À ses côtés, Nadejda Tolokonnikova, qui est alors sa femme. Avec d’autres, ils monteront un nouveau projet, le groupe punk féministe Pussy Riot. Leur « prière » chantée dans la cathédrale du Christ-Sauveur, à Moscou – « Marie, mère de Dieu, chasse Poutine ! » –, conçue comme une dénonciation des relations incestueuses entre l’Église orthodoxe, le pouvoir et les services secrets, conduira en 2012 deux membres du groupe, Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina, en prison pour deux ans.

« Il est impossible de faire de la politique de manière traditionnelle ici. Quand Alexeï Navalny s’acharne à se présenter à des élections auxquelles on ne le laisse pas participer, on dirait aussi une performance… » Piotr Verzilov

Quelle est la ligne directrice dans cette carrière déjà longue pour un homme de 32 ans ? « Depuis le début, nous réclamons la même chose : la démocratie, des élections libres, l’État de droit… En somme, des choses très simples et très ennuyeuses, mais que l’on est obligés de défendre avec des méthodes… sauvages. » Seule entorse, le projet MediaZona, tout ce qu’il y a de plus sérieux, lui. Créé à leur sortie de prison par Tolokonnikova et Alekhina, ce site Internet, spécialisé dans le suivi de l’actualité judiciaire, des répressions et des abus commis dans les lieux de détention, s’est imposé parmi les médias indépendants russes. Verzilov en est devenu l’éditeur.

De là à imaginer un passage à la politique conventionnelle, il y a un grand pas. En fait, c’est plutôt le monde extérieur qui semble s’adapter aux canons de l’actionnisme, comme le moquait le journaliste Kirill Martynov dans le journal Novaïa Gazeta, au lendemain d’une énième perquisition visant Verzilov : « Tout cela, à commencer par ces policiers qui se promènent dans le centre de Moscou avec des masses à la main, rentre déjà dans l’histoire de l’art contemporain. »

Verzilov renchérit : « Il est impossible de faire de la politique de manière traditionnelle ici. Quand [l’avocat et militant politique] Alexeï Navalny s’acharne à se présenter à des élections auxquelles on ne le laisse pas participer, on dirait aussi une performance… » Alors autant en rire. Au sortir de son expertise psychiatrique, l’artiste publie une vidéo sur les réseaux sociaux. Impossible de savoir s’il est sérieux, mais il se dit ravi d’avoir rencontré des médecins aussi intéressants, et attend « les nouvelles aventures préparées par le Comité d’enquête ». Moscou est une fête.

Benoît Vitkine(Moscou, correspondant)

1 juillet 2020

Russie - Après le Covid-19, Poutine désacralisé  ?

NEZAVISSIMAÏA GAZETA (MOSCOU)

Le 1er juillet a lieu le référendum fédéral sur la réforme constitutionnelle ouvrant la voie à de possibles nouveaux mandats présidentiels pour Vladimir Poutine après 2024. Le célèbre publiciste Alexandre Tsypko, docteur en philosophie et professeur à l’Académie des sciences de Russie, veut croire que la pandémie a fait chuter le souverain de son Olympe.

Vladimir Poutine a un destin extraordinaire. Un parmi d’autres à l’été 1999, il est devenu quinze ans plus tard le père de la nation, que beaucoup de personnalités politiques ne dissocient plus de l’avenir du pays. Et le projet de loi présenté le 10 mars 2020 à la Douma a été la matérialisation du miracle russe du XXIe siècle : remettre les compteurs de Poutine à zéro après vingt ans au pouvoir, afin qu’il puisse continuer à décider de l’avenir du pays.

Le véritable maître de nos existences – le hasard – fatigué de l’arrogance des humains, a décidé, en nous accablant de cette pandémie, de remettre les compteurs de notre vie à zéro, y compris le baromètre de sacralisation de Poutine par le “peuple profond” de Russie [Concept introduit au début de 2019 par Vladislav Sourkov, l’un des idéologues du Kremlin, ndlr].

Il est apparu que lorsque la peur de la mort prend l’ascendant sur les esprits, le mysticisme qui se cache derrière la sacralisation du pouvoir de Poutine disparaît totalement. Sous nos yeux, la destinée de notre pays et celle du dauphin de Boris Eltsine miraculeusement devenu notre “tout”, se séparent.

C’est la différence entre la réaction populaire à un malheur à visage humain et sa réaction face à un malheur sans visage comme la pandémie actuelle. Habituellement, un malheur incarné, à l’exemple d’une menace militaire extérieure, tend à resserrer les liens entre le pouvoir et le peuple. Un malheur tel que le coronavirus, au contraire, creuse le fossé entre eux.

C’est ce qui se produit actuellement en Russie, malgré l’implication active de Poutine dans l’organisation du dépistage des malades et leur prise en charge. Les gens regardent différemment le monde et ceux qui les gouvernent lorsque la vie de chacun est menacée par le coronavirus. Et ce qu’ils voient, c’est que ceux qui nous gouvernent sont tout aussi mortels que nous autres. Malgré leur arrogance, ils ont le contrôle sur bien peu de choses en ce monde.

Dès 1993, Boris Eltsine avait rendu possible le retour de l’autocratie

On comprend maintenant que l’avenir de la Russie dépend en grande partie de l’impact qu’aura cette désacralisation de Poutine par la pandémie. Que pour démanteler l’autoritarisme poutinien comme le souhaite l’opposition libérale, il faut impérativement mettre fin à la sacralisation du pouvoir si profondément ancrée en Russie.

N’oublions pas que si l’autoritarisme soviétique a pris fin en 1991, dès 1993, l’équipe de Boris Eltsine avait reconstitué tout l’appareil politique nécessaire à un retour à l’autocratie russe traditionnelle. Cela n’aurait pas eu lieu sans cette manie du “peuple profond” de s’émerveiller devant le pouvoir despotique et de le regarder toujours d’en bas. Cette année-là, Eltsine a fait la démonstration de sa toute-puissance en donnant l’ordre à l’armée de tirer sur le Parlement élu.

Le 10 mars 2020, étaient encore à l’œuvre la croyance que personne d’autre que Poutine ne saurait préserver la vie actuelle, et l’enthousiasme face à sa capacité d’entreprendre des actions insensées comme, par exemple, utiliser l’armée, en temps de paix, pour annexer un territoire étranger.

Les particularités de la relation mystique à Poutine

Pour comprendre le cheminement de cette relation mystique à Poutine, pour comprendre pourquoi malgré la lassitude manifeste à le voir sur les écrans de télévision les Russes étaient encore prêts début mars à vivre à jamais dans l’autocratie poutinienne, il faut analyser les particularités de cet engouement pour Poutine.

Depuis le début, le rapport sacré à Poutine a été induit par une sorte de fascination particulière – pour son caractère secret, impénétrable, sa capacité à superviser les événements avec calme, assurance, depuis les hauteurs de son pouvoir.

En août 1999 [alors que Poutine est seulement nommé Premier ministre par Boris Eltsine], j’écrivais dans la Nezavissimaïa Gazeta que Poutine deviendrait proche du peuple justement par sa froideur, sa dureté, sa promesse de mettre derrière les barreaux ceux qui “déstabiliseraient la situation politique dans le pays”. Mais à l’époque je n’imaginais pas que cette autocratie poutinienne élue par les urnes se muerait en pouvoir à vie.

Une impression de force extraordinaire

Poutine n’a jamais eu de charisme au sens strict. En revanche, jusqu’à récemment encore, son visage dégageait une force extraordinaire, la volonté de soumettre à son pouvoir non seulement nous autres mortels, mais la vie elle-même. Cette sacralité n’avait rien en commun avec celle des tsars en tant que monarques de droit divin.

Lorsque [en avril 2018] il dissertait sur ceux qui méritent ou non d’aller au paradis après une catastrophe nucléaire, Poutine se plaçait même au-dessus de Dieu. C’est précisément pour cela qu’en 2014, avec son projet de “printemps russe”, il a placé la Russie et le monde entier devant l’abîme, ouvert la voie à une Troisième Guerre mondiale.

L’ancienne conscience militaro-défensive soviétique

La mobilisation “pour une Crimée russe” contre de supposés ennemis de la souveraineté nationale a fait renaître l’ancienne conscience militaro-défensive soviétique. La Russie post-Crimée est en fait très semblable à l’URSS dans sa façon de légitimer son pouvoir.

Le Parti communiste défendait l’URSS contre le “fléau impérialiste mondial”, tandis que le pouvoir poutinien se veut le garant de la “souveraineté originelle de la Russie”. La sacralisation du pouvoir de Poutine dans la Russie post-Crimée, transformée en forteresse assiégée, a fusionné avec la sacralisation de la souveraineté étatique.

Cela a inévitablement entraîné la réhabilitation de Staline et de ses victoires. Là commence la dérive par rapport à la vérité, au caractère dramatique de l’histoire soviétique, au coût humain terrifiant de la méthode soviétique pour préserver la souveraineté étatique russe.

Plus il y a de mysticisme et de messianisme dans le récit officiel de l’histoire soviétique, plus les gens perdent le sens des réalités, de la valeur de la vie humaine, la conscience de l’implication de chacun dans nos catastrophes russes.

De ce fait, même la sacralisation des plus incontestables succès de l’histoire soviétique mène à la déshumanisation de la conscience populaire, à la perte de l’inspiration chrétienne de la pensée russe, du bon sens, de la capacité à estimer objectivement sa propre valeur et la situation de son propre pays, ainsi que ses perspectives réelles.

Une Russie post-Crimée affaiblie par les sanctions

Dans ces circonstances, et pour des raisons qui dépassent le champ politique, toute analyse des échecs de notre pouvoir actuel est rendue impossible. Nos dirigeants sont en train de perdre les fondements du bon sens : capacité à douter, réalisme, capacité à anticiper les conséquences de leurs décisions.

Les victoires tactiques du pouvoir, toujours temporaires, mènent en réalité à la défaite de la Russie à l’échelle de l’histoire mondiale. Nul besoin d’être un génie pour voir que la Russie d’avant 2014, en tant que membre de droit du G8, avait bien plus de chances de se développer, de progresser, que la Russie post-Crimée, affaiblie par les sanctions et perçue dans le monde entier comme une menace.

Ce qui est tragique, c’est que la renaissance de l’autocratie russe au XXIe siècle ait réanimé la pensée rétrograde de puissance territoriale oubliée depuis le XIXe. Nous assistons à ce que redoutait Ivan Iline, “lorsque la fierté nationale se transforme en arrogance obtuse et en vulgaire autosatisfaction, en mégalomanie”.

Une propagande qui apparaît comme inappropriée et inhumaine

Le mensonge règne en maître à la télévision publique pour préserver la foi dans l’infaillibilité de notre dirigeant. Mais la pandémie, la menace de destruction des fondations de la civilisation contemporaine tue tout ce sur quoi s’édifie la sacralisation du pouvoir de Poutine : notre propagande destinée à attiser la haine de l’Occident apparaît comme inappropriée et inhumaine.

La sacralisation de Poutine, de mon point de vue, est semblable à celle appliquée aux leaders bolcheviques, Lénine et Staline, dont le “peuple profond” attendait des accomplissements insensés. Or, nous ne devrions pas prendre exemple sur les bolcheviques et leur prétention à refaire le monde en contestant l’essence même de l’existence humaine, le fait que la réalité existante est prioritaire par apport à ce qui se trame dans les esprits révolutionnaires.

Philosophie bolchéviste et messianisme russe

Quel est le fond de la doctrine poutinienne en matière de politique étrangère ? Ce n’est pas simplement ce que les libéraux appellent un syndrome impérialiste, mais une philosophie bolcheviste visant à créer de toutes pièces ce qui n’a jamais été ou ce qui n’est plus. L’empire soviétique s’est écroulé pour une série de raisons objectives, or aujourd’hui, oubliant tout de ces raisons, nous nous échinons à vouloir reconstruire ce que nous appelons le monde russe.

En matière de politique étrangère, nous prenons nos désirs pour des réalités : la conviction défendue par Poutine selon laquelle les Ukrainiens et les Russes appartiendraient à une même nation divisée en constitue l’exemple le plus criant.

J’aimerais insister sur un point qui reste d’actualité et permet vraiment de comprendre la nature de ce rapport sacré à la figure de Poutine. Curieusement et paradoxalement, c’est le messianisme russe, la croyance en la prédestination de la Russie et en une civilisation russe spécifique, qui a constitué le terreau intellectuel de la victoire de l’idéologie marxiste dans la Russie soviétique.

Les idéaux du “monde russe”

Sous Staline, la conviction du caractère unique du monde russe s’est fondue avec la croyance dans la victoire du communisme. Or, aujourd’hui nous observons le même phénomène : la politique étrangère de Poutine, à l’exemple de sa volonté de “contraindre l’Ukraine à s’allier avec la Russie par la force”, prend sa source dans la réanimation de cette idée russe particulière. Le bolchevisme fondait son autoritarisme sur le messianisme communiste, tandis que Poutine revient au messianisme russe historique, aux idéaux du “monde russe”.

Tout ce qui touche à la “pensée russe” sert sans nul doute les intérêts du pouvoir dans la mesure où cela anesthésie le bon sens et tout instinct de survie. La pandémie, l’horreur et la peur qu’elle suscite nous sont utiles en ce qu’elles réveillent cet instinct, poussent les humains à percevoir ce qui menace réellement leur existence.

Or dès que l’instinct de conservation revient, il chasse tout fondement psychologique au mysticisme, dont la sacralisation du pouvoir fait partie. C’est pourquoi je pense que cette pandémie va faire sauter les verrous psychologiques de ce lien mystique du peuple à Poutine.

Poutine a voulu deux fois accomplir l’impossible

Il ne faut pas oublier que durant les vingt années de son règne, Poutine a, par deux fois, voulu accomplir l’impossible dans deux domaines distincts. Au début des années 2000, il s’est jeté dans la bataille pour surmonter la pauvreté des années 1990, prenant des mesures qui ont réellement amélioré le quotidien des Russes.

Sa décision d’obliger les oligarques à payer à l’État une rente sur les matières premières exploitées par eux est l’exemple le plus marquant de l’accomplissement de quelque chose qui était jugé impossible dans les années 1990. Ce fut une réelle victoire pour Poutine dans l’amélioration des conditions de vie de la population, une mesure qui a subjugué les Russes et stimulé la sacralisation du président à cette époque.

Le second exploit de Poutine, le “printemps russe” de 2014, n’a rien apporté de réel ou de tangible. Comment s’extasier devant une guerre civile dans le Donbass, des morts, et l’inévitable montée du ressentiment contre les Russes en Ukraine, transformée de fait en tête de pont de l’Otan ? Devant le fait que le premier article de la Constitution ukrainienne annonce sa détermination à intégrer l’Otan et l’Union européenne ?

À compter de 2014, les conditions de vie de la population sont sacrifiées

La tragédie de Poutine comme personne et comme dirigeant de la Russie est là : si dans les années 2000 sa popularité se nourrissait d’avancées réelles, à compter des Jeux olympiques d’hiver organisés dans la ville subtropicale de Sotchi il a privilégié l’impossible, visant à faire impression à l’étranger, pour un effet très éphémère et sans réel bénéfice pour la Russie.

Mais ce qui m’a surtout poussé à m’opposer à la politique étrangère de Poutine à partir de 2014, c’est qu’il a commencé à sacrifier les conditions de vie de la population. Le mérite de cette pandémie est là : elle a contraint Poutine, et toutes les autorités de notre pays, à ouvrir les yeux sur la pauvreté qui règne en Russie, où 70 % de la population n’ont aucune économie et survivent d’un salaire à l’autre.

Je veux croire qu’après cette pandémie il ne restera plus grand-chose de la sacralisation du pouvoir poutinien, car toute l’armature de la déification de Poutine aura été détruite. La militarisation insidieuse des consciences, la mystification de l’histoire soviétique, les tentatives de remplacer les valeurs réelles de l’humain par des fables sur la puissance de la Russie… tout cela est incompatible avec la situation politique, morale et psychologique causée par la pandémie.

Le respect de la “ligne rouge”

Vouloir réduire le destin de la Russie à la capacité de mourir pour restaurer sa prétendue grandeur paraît désormais grotesque.

Depuis que la pandémie a pris le contrôle de nos vies, les vieilles méthodes triomphalistes de Poutine n’ont plus leur place. Du haut de sa sacralité, il est redescendu sur terre, son visage s’est animé, laissant apparaître l’inquiétude, voire un certain désarroi. La pandémie a révélé que tout ce que Poutine planifiait n’est pas réalisable, que la vie est suffisamment imprévisible pour contrecarrer les plans du pouvoir.

Et qu’il est interdit même à ceux qui voudraient accomplir l’impossible d’ignorer la ligne rouge que tout homme, s’il veut rester un homme, ne saurait franchir.

Alexandre Tsipko

Source : Nezavissimaïa Gazeta

MOSCOU http://www.ng.ru

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29 juin 2020

Décryptages - Entre référendum et plébiscite, le vote sur mesure orchestré par Vladimir Poutine

Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant

En pleine épidémie, le président russe organise une consultation à partir de jeudi. La réforme constitutionnelle soumise au vote renforce ses prérogatives et pourra lui permettre de se maintenir au pouvoir après 2024.

C’est un exercice inédit et étrange qui se déroule en Russie à partir de jeudi 25 juin : un référendum qui refuse de s’assumer comme tel, un plébiscite dont le héros avance masqué. Les mesures prises face au coronavirus, comme l’étalement du vote sur une semaine, font craindre des manipulations supplémentaires. Et au bout du processus, le 1er juillet, la réforme constitutionnelle offrant le droit à Vladimir Poutine de rester au pouvoir devrait être entérinée sans accroc.

L’initiative d’une réforme de la Constitution de 1993 a été prise par M. Poutine lui-même, le 15 janvier, au nom des « changements » réclamés selon lui par le peuple russe. La manœuvre a été menée à très grande vitesse, et les changements constitutionnels adoptés définitivement à la Douma moins de deux mois plus tard. La mesure la plus importante a même été ajoutée au texte quelques heures seulement avant le vote des députés : elle permet à l’actuel président, au pouvoir depuis 2000, d’y rester après 2024, ce qui lui était théoriquement interdit. En vertu du texte, ses mandats passés sont en effet remis à zéro et il peut effectuer deux nouveaux mandats consécutifs, hypothèse qu’il avait formellement exclue à plusieurs reprises ces dernières années.

Le processus devait être entériné par un « vote populaire » initialement prévu le 22 avril. Celui-ci a été reporté au 1er juillet à cause de l’épidémie de Covid-19. Et face à la situation sanitaire toujours préoccupante, les opérations de vote sont étalées sur une semaine, à partir du 25 juin.

Dès le début, les officiels ont soigneusement évité le terme de « référendum », préférant tourner autour du champ lexical de la consultation. Une telle procédure existe pourtant dans le droit russe et elle s’applique à une modification de la Constitution. Mais l’exercice est très encadré : il définit précisément la façon dont la campagne doit être menée, son financement, la présence d’observateurs indépendants, les peines prévues pour les violations… La formule choisie, celle d’un « vote populaire », est bien moins contraignante.

Quarante-six amendements constitutionnels sont mis au vote, et les électeurs devront dire oui ou non à l’ensemble. La présidente de la commission électorale a comparé cela à un « menu complet », dans lequel « on ne peut pas séparer le bortsch et les boulettes ».

« Campagne d’information » massive et orientée

De fait, les sujets abordés sont variés. On distingue d’abord un bloc institutionnel, qui renforce considérablement les pouvoirs du président, en plaçant le judiciaire et la « gestion générale du gouvernement » sous le contrôle du Kremlin, de même que la nomination des ministères stratégiques. En janvier, Vladimir Poutine avait pourtant lancé la réforme en promettant d’augmenter les pouvoirs… du Parlement.

Un deuxième bloc comprend des mesures avant tout symboliques, d’inspiration conservatrice et nationaliste, qui gravent dans le marbre l’héritage politique et idéologique de M. Poutine. Y figurent, pêle-mêle : la définition de la famille comme l’union d’un homme et d’une femme, la protection de la « vérité historique », l’inscription des « enfants comme priorité de la politique » russe, l’interdiction de la double nationalité pour les fonctionnaires… Dernier bloc, quelques mesures sociales, symboliques elles aussi, comme l’indexation annuelle des retraites à l’inflation.

poutine désacralisé

Officiellement neutres, les autorités ont conduit une « campagne d’information » massive et surtout très orientée, clairement, en faveur du oui. De façon frappante, les sujets institutionnels ont été largement occultés dans cette communication. A la place, ce sont les thématiques les plus symboliques qui ont été mises en avant, avec des mots d’ordre tels que : « défendons la mémoire de nos ancêtres », « sauvegardons la langue russe », « protégeons les droits des animaux », « défendons la famille »…

Dans sa première version, le site officiel consacré au scrutin avait même « oublié » de mentionner la remise à zéro des mandats présidentiels parmi les points soumis au vote. Résultat, le plébiscite prévu s’opère de manière détournée, comme gênée. A la télévision, les hommes du président évoquent en termes vagues la nécessaire « stabilité » dans un monde troublé…

Renforcer l’autorité de Poutine avant une transition

Vladimir Poutine a finalement abordé lui-même le sujet, dans une interview à la première chaîne de télévision, diffusée le 21 juin. Le président, 67 ans, a ainsi dit « ne pas exclure » de se représenter en 2024, voulant « éviter que tout le monde soit occupé à chercher des successeurs au lieu de travailler ». De fait, l’avenir de M. Poutine n’est pas réellement éclairci par ce référendum : pour de nombreux observateurs, il ne s’agit pas nécessairement pour lui de s’accrocher au pouvoir jusqu’en 2036, mais de renforcer son autorité avant d’engager – peut-être – une transition.

Mardi soir, à l’avant-veille du vote, le président est de nouveau apparu à la télévision, mais a expédié le sujet en une phrase, évoquant un choix pour « le développement à long terme » de la Russie. Il a surtout annoncé de nouvelles dépenses publiques, avec des primes pour les familles ou des constructions d’infrastructures, mais aussi l’augmentation des impôts des plus riches.

Au sein de l’opposition, seuls les communistes, parmi les partis autorisés et représentés au Parlement, se sont dits opposés la réforme. Leur chef, Guennadi Ziouganov, a notamment estimé que le président aurait désormais « plus de pouvoirs que le pharaon, le tsar ou le secrétaire général [du Parti communiste de l’URSS] ». Ils ne mènent toutefois pas une campagne active. L’opposition libérale, elle, est divisée. Pendant que certaines figures appellent à voter non, d’autres, à commencer par Alexeï Navalny, préfèrent une stratégie de boycottage.

Le scrutin a été adapté pour faire face à la situation sanitaire, avec notamment l’étalement des opérations de vote sur une semaine. Toutes les heures, les bureaux de vote seront désinfectés et les urnes laissées sans surveillance, selon l’ONG de supervision électorale Golos. La procédure de vote à domicile a été simplifiée à l’extrême, et le vote électronique est permis à Moscou et Nijni-Novgorod.

« Poutine a annulé l’épidémie pour permettre le vote »

Pour autant, la situation épidémiologique reste problématique, avec 7 425 nouveaux cas de Covid-19 (plus de 599 075 au total) mardi 23 juin. Dans plusieurs régions, l’épidémie est encore en progression. Et même à Moscou, où elle est stabilisée, le maire, Sergueï Sobianine, appelait encore la population à ne pas sortir, le 24 juin, pour le défilé militaire organisé dans la capitale. M. Sobianine, qui prévenait fin mai que les restrictions pourraient durer des mois, les a levées du jour au lendemain, le 8 juin. La Nezavissimaïa Gazeta, journal pourtant très loyal au pouvoir, résumait alors le sentiment général : « Poutine a annulé l’épidémie pour permettre le vote. »

Du côté du Kremlin, la préoccupation première semble être d’obtenir une participation la plus importante possible. L’organisation du défilé, tout comme la réouverture des cafés ou des parcs, devait remonter le moral des Russes, mis à mal par la crise sanitaire et plus encore par les difficultés économiques. En février, Moscou demandait déjà aux gouverneurs d’organiser le scrutin « dans un climat de fête ». Nombre d’entre eux ont entendu la consigne de manière extensive, ne se limitant pas aux traditionnelles animations ou distributions de sandwiches à proximité des bureaux de vote.

Dans de nombreuses régions, des loteries sont ainsi organisées pour les participants au vote. A Krasnoïarsk, dix appartements, dix voitures et cinquante smartphones sont en jeu. Ailleurs, ce sont des bons de réduction, des places de cinéma… Des cadeaux seront également distribués (130 millions d’euros provisionnés par la ville de Moscou). Dans le cas d’un référendum formel, ces pratiques auraient pu être associées à des achats de voix.

Selon un sondage de l’institut VTsiOM, seulement 42 % des Russes croient à un scrutin honnête et feront confiance aux résultats. Les observateurs habituellement présents lors des élections traditionnelles – ceux mandatés par les partis politiques – ne sont pas admis dans les bureaux de vote sans l’accord des autorités locales. Le vote sera aussi possible avec une simple signature, sans l’inscription du numéro de passeport, ce qui pourrait permettre des falsifications lors du dépouillement.

Mais là, encore, c’est surtout autour de la participation que se cristallisent les craintes. Dès avant le vote, de nombreux témoignages sont apparus dans la presse faisant état d’une forte pression mise sur les fonctionnaires pour les obliger à voter, sous peine de sanctions ou de licenciement. Le Monde a entendu des récits similaires venant d’enseignants, sommés d’envoyer la copie de leur inscription au vote en ligne. La pratique concerne aussi les nombreuses entreprises publiques et parapubliques. Certains fonctionnaires ont dû donner les coordonnées de leurs proches ou promettre de mobiliser trois à dix électeurs.

A Moscou, la chaîne Dojd a publié des documents montrant que des retraités avaient été inscrits sans leur consentement sur la plate-forme de services en ligne de la ville, aussi utilisée pour le vote. Selon la chaîne, les intermédiaires chargés de ces inscriptions reçoivent 75 roubles (1 euro) par compte créé, et 50 roubles pour le vote correspondant.

26 juin 2020

Poutine met en scène la victoire de la Russie sur le nazisme

MOSCOU - correspondant Le Monde

Comme pour rattraper le temps perdu, la Russie a célébré les 75 ans de la victoire sur l’Allemagne nazie, mercredi 24 juin, avec un faste appuyé. « Cette victoire a forgé la destinée de la planète pour des décennies et est restée dans l’histoire comme la plus grandiose par son ampleur, par son importance et par sa hauteur spirituelle et morale », a dit le président russe, Vladimir Poutine, à la tribune installée sur la place Rouge, à la veille d’un vote crucial pour son avenir personnel. Les célébrations, qui avaient été annulées le 9 mai à cause de l’épidémie due au coronavirus, ont débuté à Vladivostok, à sept fuseaux horaires de la capitale, avec un défilé de 1 600 soldats, blindés et même des systèmes de défense antimissiles S-400. Des défilés d’ampleurs diverses ont eu lieu dans 25 villes.

A Moscou, ce sont 14 000 militaires qui ont paradé, accompagnés de 234 unités motorisées et 75 avions et hélicoptères, mais sans les nouveaux missiles supersoniques « invincibles » que Moscou se vante d’avoir développés. Quelques détachements étrangers, dont un chinois, ont également foulé les pavés de la place Rouge. Les traditionnels « hourras ! » lancés à pleine poitrine par les jeunes soldats étaient audibles à des centaines de mètres à la ronde.

Pour le Kremlin, il s’agissait de montrer que cette parade était tout sauf une commémoration par défaut, après les célébrations très réduites du 9-Mai. La date du 24 juin correspond au premier défilé de la victoire organisé à Moscou en 1945. La pratique avait ensuite été abandonnée avant de faire son retour en 1965, le 9 mai, jour de la capitulation allemande. Ce n’est que dans les années 1990, que le défilé est devenu annuel.

Impossible toutefois de ne pas sentir le spectre du coronavirus planer sur ces célébrations, moment fort traditionnel de la diplomatie russe qui vire volontiers à la démonstration de force. Des hôtes de marque, comme les présidents chinois, Xi Jinping, ou français, Emmanuel Macron, ont renoncé au déplacement, laissant la tribune officielle aux dirigeants de la Communauté des Etats indépendants (CEI) et au président serbe Aleksandar Vucic. Le Biélorusse Alexandre Loukachenko, qui affronte une contestation importante dans son pays, était au côté de Vladimir Poutine avec son fils cadet Nikolaï.

Surtout, les célébrations étaient amputées de leur dimension populaire : à Moscou et dans la plupart des villes organisatrices, les autorités avaient demandé aux citoyens de rester chez eux, devant leur télévision. Pour autant, ni les soldats participant au défilé, ni les officiels en tribune, ni même les vétérans invités à leurs côtés ne portaient de masque. De la même façon, le défilé du « régiment immortel », devenu très populaire ces dernières années, ne se tiendra que le 26 juillet. Les Russes y défilent avec le portrait de leurs ancêtres ayant participé à la guerre.

Dans une quinzaine de régions, les gouverneurs ont même décidé d’annuler toute célébration, avec l’accord du Kremlin. Cette prudence rappelle que l’épidémie est loin d’être stabilisée en Russie, malgré les assurances données par le pouvoir central dès la mi-mai. Dans plusieurs régions, elle est même en expansion. Le 24 juin, 7 116 nouveaux cas étaient annoncés dans le pays, pour un total de 606 881.

A Moscou, où le coronavirus est en recul, le maire, Sergueï Sobianine, considérait toutefois fin mai que les restrictions dureraient des mois. Il les a finalement levées du jour au lendemain, le 8 juin. De l’avis de nombre d’observateurs, c’est le Kremlin qui lui a tordu le bras, précisément pour pouvoir organiser le défilé et, surtout, le vote constitutionnel du 1er juillet. Parallèlement à la réouverture des cafés, des parcs ou des instituts de beauté, le défilé militaire doit ainsi marquer le retour à la normale et relever le moral des électeurs.

Les célébrations de la victoire se tiennent à la veille de l’ouverture des bureaux de vote, jeudi, pour le scrutin organisé par le Kremlin sur sa réforme constitutionnelle. Pour faire face à la situation sanitaire, les opérations de vote sont étalées sur une semaine. Les électeurs doivent valider quarante-six modifications constitutionnelles proposées par le Kremlin en début d’année. La principale concerne la « remise à zéro » des mandats de Vladimir Poutine, lui permettant de rester au pouvoir après 2024.

D’autres modifications, souvent symboliques, ont également été ajoutées, destinées à graver dans le marbre l’héritage politique et idéologique de M. Poutine, mais aussi à augmenter la participation et l’intérêt des électeurs. L’une d’elles concerne précisément la défense de la « vérité historique » et la « mémoire des défenseurs de la patrie ».

Obsession mémorielle

Le rôle de l’histoire comme outil de mobilisation nationale s’est renforcé ces dernières années, et la mémoire de la guerre occupe là une place centrale. Ce récit insiste uniquement sur le caractère glorieux de la victoire et le sacrifice immense consenti par les peuples de l’Union soviétique. Les questionnements sur les épisodes sombres de cette période, à commencer par le protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop en 1939 dans lequel Moscou et Berlin se partagent l’Europe de l’Est et notamment la Pologne, sont de plus en plus tus, quand ils ne sont pas tout simplement interdits.

Cette obsession mémorielle a pris une dimension conflictuelle au cours de ces derniers mois. Moscou a multiplié les passes d’armes avec ses voisins ou avec les Etats occidentaux au sujet de la guerre et de son déclenchement, attribuant notamment à Varsovie la responsabilité du déclenchement des hostilités.

Vladimir Poutine a de nouveau sonné la charge la semaine passée dans une longue tribune publiée dans la revue américaine National Interest, accusant l’Occident d’un « révisionnisme » historique qui déstabilise « les principes d’un développement pacifique » du monde. Mercredi, à la tribune, le président russe s’est montré plus consensuel, rappelant seulement que, selon lui, l’Union soviétique avait « détruit 75 % des avions, chars et pièces d’artillerie de l’ennemi ». Il a aussi appelé la communauté internationale à « renforcer l’amitié, la confiance entre les peuples ainsi que l’ouverture d’un dialogue et une coopération sur les questions actuelles ».

15 juin 2020

Russie

Sputnik France

⁦‪@sputnik_fr⁩

Emmanuel Macron ne devrait pas se rendre à Moscou à l’occasion du défilé commémorant la victoire de 1945, reporté du 9 mai au 24 juin, parce qu’il n'a «pas reçu d'invitation», selon le service de presse de l’Élysée

26 mai 2020

Géopolitique - Le retrait des États-Unis du traité “Ciel ouvert” place la Russie devant un choix difficile

poutine33

VZGLIAD (MOSCOU)

Washington se retire du traité “Ciel ouvert” (Open Sky), qui permet aux pays signataires d’effectuer des vols d’observation au-dessus de leurs territoires. Pourquoi les États-Unis ont-ils pris une telle décision et en quoi est-ce dangereux pour les intérêts militaires russes ? Les réponses du site russe Vzgliad, proche des positions du Kremlin.

Le traité “Ciel ouvert”, signé en 1992, établit globalement le cadre suivant : chaque pays signataire [35 États, dont la Russie, les pays membre de l’OTAN, mais aussi la Biélorussie, l’Ukraine, la Géorgie] bénéficie d’un quota de survols des territoires des autres pays signataires à l’aide d’avions équipés d’appareils photographiques et autres systèmes d’observation, avec bien entendu l’obligation de laisser les autres pays survoler son territoire aux mêmes conditions. Ces mesures visent à réduire les tensions entre la Russie, les pays européens, les États-Unis et d’autres nations. Et elles y parvenaient en effet.

Conformément à ce traité, la Russie avait droit à un nombre donné de vols de reconnaissance au-dessus du territoire américain et des autres pays de l’OTAN, et devait en échange autoriser les Américains et leurs alliés à survoler son territoire. Il faut dire que ces survols étaient véritablement utiles pour la sécurité de la Russie, car ils permettaient de récolter des informations militaires importantes sans courir de risque.

Comme souvent, les critiques à l’égard du traité “Ciel ouvert” sont venues d’abord des Occidentaux et de leurs alliés. En 2014, les États-Unis ont annulé un de leurs survols de la Russie, puis ont tenté d’entraver la mission de reconnaissance russe au-dessus de leur territoire à cause du lancement du tout nouvel appareil russe Tu-214ON, qui poussait au maximum les limites technologiques fixées par le traité. Ces problèmes n’avaient pas conduit alors à la dissolution du traité.

En 2016, la Turquie, avec qui nos relations étaient au plus bas à la suite de la destruction d’un de nos bombardiers par l’armée turque, avait interdit à la Russie d’effectuer un vol de reconnaissance prévu par le traité au-dessus de son territoire.

La Russie accusée de “transgressions” depuis 2019

En 2019, les Américains se sont livrés à une nouvelle série d’accusations. D’après eux, la Russie interdisait les survols à moins de dix kilomètres des frontières de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud [deux régions de Géorgie autoproclamées indépendantes depuis 1992], ainsi qu’au-dessus de Kaliningrad [enclave russe en Europe du Nord]. En outre, ils accusaient la Russie d’outrepasser les conditions du traité en se servant de ces vols pour récolter des informations sur les infrastructures vitales sur le sol américain.

En réalité, tout cela n’était une fois de plus que l’expression de l’hypocrisie américaine. Les vols à proximité de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie auraient de toute évidence permis aux États-Unis de transmettre des informations sensibles à la Géorgie, ce qui aurait pu mettre en danger les soldats russes stationnés dans ces deux pays et plus largement dans la zone. De plus, l’idée même que les Américains soient tellement intéressés par l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud est risible. Il ne s’agissait manifestement que d’un prétexte.

Concernant les problèmes avec Kaliningrad, la responsabilité en revenait à la Pologne, qui planifiait ses survols de telle manière que les vols commerciaux étaient impactés, et qui refusait de changer d’un iota son approche du traité “Ciel ouvert”. D’ailleurs, lorsque l’on connaît le niveau de “modération” de la Pologne, on imagine aisément que les informations recueillies lors de ces survols de Kaliningrad auraient été utilisées à des fins de provocation militaire, surtout au vu de l’armement excessif de la Pologne. Il a donc fallu introduire une limitation du secteur de survol.

Une réaction du Kremlin s’impose

Quant aux prétendues “transgressions” des termes du traité de la part de la Russie dans ses observations des infrastructures américaines, cela est techniquement impossible, et, comme souvent avec les accusations américaines, aucune preuve ne venait les étayer. Toujours est-il que les Américains ont commencé à préparer leur retrait du traité précisément en 2019.

Et voilà donc que le 21 mai 2020 Trump annonce que les États-Unis quittent le traité, officiellement en raison de violations de la part de la Russie. Précisons que les autres signataires (y compris les membres de l’OTAN) ne parlent pas de quitter le traité. La Russie non plus pour l’instant, même si elle ne peut pas rester sans réagir face à cette nouvelle incartade américaine.

Un avantage militaire de Washington sur la Russie

La première conséquence évidente pour notre pays est que nous n’aurons plus la possibilité de contrôler les sites militaires sur le sol américain. De plus, cet inconvénient serait pour l’instant unilatérale – à en croire certains responsables politiques américains, le traité ne leur sert à rien puisqu’ils ont d’autres moyens de surveiller le territoire russe. Notamment à l’aide d’appareils-espions ou d’appareils commerciaux en orbite qui fournissent des images satellites. La Russie se trouverait donc en défaut, car elle ne possède pas de déploiement de satellites comparable à celui des Américains. En fait, tout cela revient à constater que les États-Unis veulent simplement s’assurer un avantage militaire. Mais ce n’est pas tout.

Théoriquement, la Russie peut continuer ses vols de reconnaissance au-dessus des pays européens membres de l’OTAN qui restent signataires du traité. Bien entendu, la possibilité de réaliser des vols d’observation en Europe est essentielle pour notre sécurité. Mais dans la pratique tout cela reviendrait à “jouer contre notre camp”. Chacun sait que les pays européens sont dépendants des États-Unis et répondent sans sourciller à la plupart de leurs demandes. Les Européens ne pourraient-ils donc pas continuer à fournir aux États-Unis toutes les informations recueillies lors de leurs vols, voire à survoler des zones à la demande des Américains ? C’est probable, voire certain.

Moscou réduite à choisir le moindre mal

Les services de renseignements au sein de l’OTAN travaillent ensemble ; ajoutons à cela la relation historiquement privilégiée qu’entretient avec les États-Unis la Grande-Bretagne, membre du traité. Donc, dans les faits, les États-Unis pourront disposer de toutes les informations concernant la Russie comme lorsqu’ils effectuaient des survols. Contrairement à la Russie, car personne n’ira collecter pour nous des informations sur le territoire américain.

Ce qui place la Russie face à un choix : soit elle renonce à collecter des données de renseignement auxquelles elle a actuellement accès grâce aux survols des pays européens membres de l’OTAN, soit elle se résigne à l’idée que ses partenaires européens partageront avec les États-Unis toutes les informations récoltées au-dessus de la Russie, tout en sachant que le territoire américain deviendra pour nous “terra incognita”. Il faut bien admettre qu’aucune des solutions n’est satisfaisante.

Pour juger de la posture des Américains, il faut se rappeler les slogans de Donald Trump durant les présidentielles. Tout le monde se souvient du premier, “Make America Great Again”. Or, il y en avait un autre, qui n’a pas trouvé sa place sur les casquettes, mais qui était bien présent dans les discours de Trump : La “paix armée”.

Les Américains continuent de détricoter les traités internationaux

La destruction systématique par les Américains de tous les accords multilatéraux qui assuraient la sécurité de l’Europe ainsi que leur tendance à augmenter la pression militaire vont vraiment dans le sens de ce type de coercition. Les Américains se souviennent encore de la faiblesse de Mikhaïl Gorbatchev et seraient heureux de répéter l’expérience. Ronald Reagan avait relevé l’Amérique en son temps sous le slogan de la “paix armée” par une croisade contre l’URSS, et l’on sait combien Trump veut ressembler à Reagan. Aujourd’hui, Trump travaille à accroître le niveau de menace militaire sur la scène internationale pour forcer les adversaires des États-Unis à faire des concessions.

L’attitude des États-Unis concernant tous les traités fondamentaux pour la sécurité internationale force malheureusement notre pays à se poser la question : dans quelle mesure la signature de pareils traités avec les États-Unis est-elle justifiée en soi ? Ce n’est pas la première fois qu’ils causent du tort à la Russie en se retirant de ce type de traités – d’abord le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, maintenant le traité “Ciel ouvert”, nous contraignant de choisir entre deux maux.

Il reste un traité que les Américains n’ont pas encore mis par terre : le traité New Start de réduction des armes stratégiques. Il n’est pas à exclure que là encore il faille bientôt trancher, malgré les lourdes conséquences que cela pourrait avoir pour la Russie et pour le maintien de la paix en général.

Alexandre Timokhine

14 mai 2020

Vladimir Poutine apparaît comme un chef autoritaire en perte d’autorité

Article de Marie Mendras

Alors que la Russie se révèle comme l’un des principaux foyers de la pandémie de Covid-19, le président semble incapable de mettre le pays en ordre de bataille, analyse la politologue

La Russie arrive en seconde position, derrière les Etats-Unis, en matière de progression quotidienne de l’épidémie. Selon les données officielles, quelque 11 000 nouveaux cas de Covid-19 ont été enregistrés le 11 mai, pour un total qui dépasse les 220 000 personnes contaminées, et plus de 2 000 décès. Scientifiques et médecins assurent que les chiffres réels sont beaucoup plus élevés. La méthode de décompte des décès écarte les personnes qui souffraient aussi d’une autre pathologie, les victimes hors hôpital sont rarement comptabilisées, et les médias subissent un contrôle strict des autorités.

Le gouvernement semble en plein désarroi, ce qui provoque une forte anxiété au sein de la société. L’économie stagne depuis des années et l’arrêt de l’activité en mars laisse les acteurs économiques et les ménages exsangues. L’inadéquation des politiques étatiques invite à s’interroger : où est donc la fameuse « verticale du pouvoir », censée gouverner la vaste Fédération de Russie grâce aux oukases d’un président tout-puissant ?

A la mi-mars, quand les premiers cas ont enfin été reconnus, les autorités centrales ont sous-estimé le danger et n’ont pas proposé de réplique rapide pour juguler l’épidémie. C’est le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, qui a pris l’initiative de décréter le confinement dans la capitale le 30 mars.

Un président anxieux et mal à l’aise

Au même moment, le petit show humanitaire pour porter secours aux New-Yorkais, après les Italiens, a vite tourné au fiasco. De l’avis des bénéficiaires, les matériels envoyés étaient inadaptés et n’ont pas été utilisés (la ville de New York a quand même reçu une facture de 667 000 dollars à payer à l’Etat russe fin avril). En Russie, l’opération de communication n’a pas été appréciée, car les hôpitaux accueillaient de plus en plus de malades et manquaient de tout. Le Kremlin a montré qu’il continuait à dribbler sur le terrain de la concurrence avec l’Occident, alors que tous les Etats se préparaient à combattre le virus chez eux, sur le champ de bataille national.

Vladimir Poutine s’est adressé à la nation plusieurs fois, d’abord moralisateur et détaché, puis sombre et magnanime, en « octroyant » plusieurs semaines de congés confinés et payés (payés par qui ?, se demandent les travailleurs…). Alors qu’on attendait un chef déterminé, c’est un homme anxieux et mal à l’aise qui s’est exprimé devant les écrans de télévision. Le président a décidé de ne pas diriger le combat contre la pandémie, et l’a dit clairement aux gouverneurs des 85 provinces de Russie : à vous de gérer !

Il s’est retiré dans sa datcha présidentielle de Novo-Ogarevo, dans les environs de Moscou. Il se tient à très grande distance et abandonne la gestion d’une crise multidimensionnelle aux administrations et aux entreprises, sous contrôle du FSB et des forces de l’ordre, sans vraiment déléguer ni orchestrer. La répression politique continue, par des juges qui condamnent « à distance ». Les grandes voix de l’opposition, reprises par de nombreux sites et blogs, dénoncent l’incurie du pouvoir. Le fameux « ordre poutinien » paraît incapable de mettre le pays en ordre de bataille.

Les administrations locales en première ligne

Les chefs d’administrations provinciales et municipales sont placés en première ligne, alors qu’ils ont presque tous été choisis pour leur loyauté sans faille et leur faible envergure, et n’ont pas les moyens de remplir leur mission. Les informations fiables sur la propagation du virus dans les provinces manquent, et les priorités pour apporter soins et aides aux malades, aux familles et aux personnes privées de revenus ne sont pas explicitées. Les hôpitaux sont pour la plupart livrés à eux-mêmes. Ils réclament des médicaments, des protections pour les soignants et un soutien logistique. Or, les administrations municipales et régionales n’ont pas de budget autonome pour leur prêter main-forte. Chaque province prend des mesures, parfois appropriées, souvent inapplicables. Nijni-Novgorod a été la première région à imposer l’autorisation de déplacement numérique, soumise à acceptation administrative. Le Tatarstan, la Tchétchénie, la province de Tcheliabinsk et quelques autres ont fermé leurs frontières aux déplacements et transports, contre l’avis du gouvernement central.

Les familles attendent de l’aide des administrations locales et de leurs employeurs, qui, à leur tour, attendent le soutien de l’Etat. La crise actuelle contribue à creuser les inégalités économiques et sociales, déjà très marquées. La méfiance envers « celui venu d’ailleurs » s’aiguise. Les conséquences sont dramatiques pour les millions de personnes vivant en Russie sans passeport russe ni permis de résidence.

Les détracteurs affirment que le président n’a endossé aucune décision pénible pour éviter de perdre un peu plus la confiance des Russes. Depuis l’impopulaire réforme des retraites et les manifestations qui ont eu lieu dans toutes les grandes villes de Russie à l’été 2018, le président n’a jamais retrouvé le niveau de soutien dont il bénéficiait précédemment. Dans un sondage de fin avril, le Centre Levada souligne que 46 % des personnes interrogées se disent satisfaites (contre 48 % insatisfaites) de la réponse des autorités à l’épidémie, un faible résultat dans une société où critiquer est risqué.

La célébration du poutinisme triomphant a tourné court. En début d’année, le Kremlin a fait voter au pas de charge une loi de révision constitutionnelle, signée par le président le 14 mars. Le « vote d’approbation populaire », prévu le 22 avril, a été reporté sine die pour cause de pandémie. Ce coup de force a donné à Vladimir Poutine la possibilité de briguer encore deux mandats de six ans, et de rester chef de l’Etat jusqu’en 2036. Tel est le paradoxe d’un système dirigeant qui prétend au pouvoir sans limite, alors qu’il ne sait pas assurer la protection de 140 millions de personnes, privées de visibilité sur leur avenir proche.

Contrairement aux idées reçues, le système Poutine n’est ni un Etat fort ni un Etat-providence. Un chef autoritaire en perte d’autorité, voilà un cas intéressant qui invite à bousculer la croyance en un effet d’aubaine de la pandémie pour les autoritarismes, alors que les démocraties y perdraient leur âme et leur légitimité.

Marie Mendras, politologue au CNRS et au CERI, enseigne à Sciences Po Paris

 

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