Par Philippe Dagen
Pour l’été, l’artiste a établi son atelier sous la nef de l’établissement parisien, où le public pourra découvrir ses œuvres qu’il construit de bric et de broc.
En proposant à Franck Scurti de faire de la nef du Grand Palais son atelier en juillet et en août, Chris Dercon, président de la Réunion des musées nationaux (RMN), savait à qui il s’adressait. Scurti, qui est né en 1965 et vit et travaille à Paris, est un poète du débris, un obsédé de la récupération, un bricoleur railleur et sacrilège – de loin l’un des meilleurs aujourd’hui dans ce genre dont l’histoire commence avec Picasso, Duchamp et Schwitters.
Or la nef du Grand Palais est un espace noble, solennel et démesuré. En 2007, Anselm Kiefer y avait inauguré la suite des interventions d’artistes vivants nommée « Monumenta » – titre en rapport avec les dimensions et la hauteur sous verrière.
A l’exception de Christian Boltanski, tous ceux qui lui ont succédé en ces lieux, jusqu’à Huang Yong Ping, qui a clos la série en 2016, ont cédé à l’appel du spectaculaire, tantôt réussi – Richard Serra en 2008 –, tantôt raté – Daniel Buren en 2012. Que peut donc faire ici un artiste dont les travaux sont le plus souvent de dimensions modestes et résolument hostiles à toute grandiloquence ?
Un premier point était acquis avant même qu’il ne prenne possession du lieu : il n’y ferait pas une exposition. « Il faut rompre avec les habitudes, disait-il en juin, faire autre chose, un anti-Monumenta. » Tous les participants à cette manifestation avaient conçu et exécuté un projet qui était achevé au jour de l’ouverture et ne changeait plus jusqu’à la fin. L’intervention de Scurti s’appelle « Au jour le jour » parce qu’elle changera jusqu’au dernier.
Quelques éléments, peu nombreux, ont été mis en place au début et, probablement, le resteront. D’autres seront modifiés, déplacés, retirés peut-être. D’autres encore, dont rien n’annonce la présence aujourd’hui, pourraient apparaître dans les semaines à venir.
Le critique se trouve donc lui aussi dans une position inhabituelle : il écrit sur ce qu’il a vu à un instant donné, mais ne saurait assurer que les visiteurs verront les mêmes pièces dans le même ordre quelques semaines plus tard. La notion de work in progress est strictement appliquée. « Je veux installer un atelier où il se passe plein de choses, toujours en mouvement : que ça ne se fixe pas. » Pas de projet arrêté : « on verra » – lui le premier – comment « ça tourne ».
Il n’est donc possible que de donner des précisions sur ce qui est voué à demeurer tel quel ou à peu évoluer ; et d’énumérer ensuite les éléments connus de ce grand jeu de construction et destruction auquel Scurti propose de venir assister.
Jarres de terre cuite tapissées d’or
Ce qui est voué à rester est, principalement, ce que Scurti appelle la « corde des débris », qui n’est pas exactement une corde, mais mesure plus de quarante mètres de long. Depuis 2014, l’artiste la fabrique selon un rituel qui fait la part belle au hasard.
Chaque fois qu’il se rendait à pied de l’appartement qu’il habite à l’atelier qu’il occupait jusqu’à une date récente, il ramassait les restes et fragments d’objets ou débris qui se présentaient à sa vue dans cette partie du 13e arrondissement de Paris. Il les attachait à des lacets de chaussures mis bout à bout, comme un prisonnier nouant ses draps pour en faire la corde de son évasion. Ainsi a-t-il collecté des bouts de DVD, des débris d’instruments ménagers et de jouets en plastique, des bouts de tissus et de sacs de toutes les couleurs.
DES TACHES DE ROUILLE DESSINENT DES CONSTELLATIONS. LE VISITEUR, PIÉTON CÉLESTE, EST INVITÉ À CIRCULER ENTRE CES FLAQUES
Au fil du temps, lacet après lacet, la corde est devenue de plus en plus longue : un gros rouleau assez difficile à dérouler. En observant l’architecture de la nef, Scurti a su qu’en faire : la tendre dans toute sa hauteur du point culminant de la verrière jusqu’au sol, au centre géométrique de la coupole, qui est elle-même au centre de la nef. A l’extérieur, sur le toit, c’est le point où est fixé le mât qui porte le drapeau tricolore. A l’intérieur, cet axe central est matérialisé par une pendeloque de fonte que l’on appelle le clocheton. « Clocheton, cloche, clochard », commente Scurti. La tresse des débris est donc attachée au clocheton.
Il a fallu pour cela deux spécialistes des travaux dans le vide, spectacle déconseillé à quiconque est menacé de crises de vertige. La corde descend à la verticale et touche le sol de la nef, exactement au centre d’une plaque d’égout, elle-même circulaire. Le drapeau et le ciel sont ainsi symboliquement reliés à la terre et au sous-sol par un fil lesté de rebuts de la société contemporaine.
Il serait difficile de ne pas attribuer à cette situation un sens quelque peu ironique, d’autant plus que Scurti est l’auteur de nombreux travaux qui traitent le politique et l’économie par la satire : l’inénarrable vidéo La Linea (Tractatus logico-economicus) (2001), Les Reflets (2004), suite d’enseignes lumineuses de commerce prises de tremblote, l’installation Empty Worlds (2009) faite de jarres de terre cuite tapissées d’or, distordues et crevées, et bien d’autres.
Cages à oiseaux
Un deuxième dispositif destiné à durer est celui que l’artiste définit par ces mots : « Faire tomber le ciel par terre. » Le ciel, vu à travers la verrière de la nef l’été est, quand tout va bien, d’un beau bleu. Cet azur est aussi celui du revers des affiches collées dans les stations de métro. Scurti a donc récupéré des rouleaux d’affiches arrachées et les étend sur le béton du sol, le bleu tourné vers le haut. Ainsi obtient-il des flaques de ciel, traversées de nuages blancs là où le papier a mal résisté au décollage en force. Des taches de rouille dessinent des constellations. Le visiteur, piéton céleste, est donc invité à circuler entre ces flaques. L’idée, précise l’artiste, lui vient d’un détail des fresques de Giotto dans la chapelle des Scrovegni à Padoue : un ange qui roule un coin du firmament comme un tapis.
Dans sa forme ultérieure, l’installation développera peut-être plus largement de telles allusions artistiques. Des cages à oiseaux figurent parmi les objets que Scurti a apportés pour alimenter son travail. A l’heure actuelle, deux d’entre elles sont, si l’on peut dire, en fonction. Elles n’enferment pas des oiseaux mais des constructions de morceaux de bois pris à des planches, des madriers ou des caisses et peintes de couleurs si vives qu’elles font penser à des perruches ou des perroquets, mais leurs volumes géométriques rappellent les architectones de Malevitch – autre amateur de couleurs intenses.
Malevitch et le suprématisme en cage ? Dans ce cas, n’y aurait-il pas quelque allusion au traitement que le régime stalinien infligea à Malevitch et, plus largement, à toute forme d’art aux prises avec des régimes dictatoriaux ? Et pourquoi des mégots sont-ils soigneusement posés sur les volumes peints ?
Lors de notre dernier passage, il y avait aussi une grille du genre de celles qui arment le béton, mais tordue et inutilisable pour la construction ; un tas de ces plaques d’un affreux plastique vert creusées d’alvéoles qui servent au transport des fruits – des kiwis en la circonstance – ; un rouleau de fil de fer piqué d’étoiles ; et un stock de débris multicolores récemment recueillis et piqués sur un contreplaqué. Leur avenir, Scurti disait alors l’ignorer.
« Au jour le jour », Grand Palais, Paris 8e. Jusqu’au 23 août, du vendredi au dimanche de 16 heures à 20 heures, hors week-end du 15 août. Entrée libre. Grandpalais.fr