Par Philippe Dagen - Le Monde
Au Musée Picasso, à Paris, un moment-clé dans la relation du peintre à ses modèles Olga et Marie-Thérèse.
Pourquoi Pablo Picasso (1881-1973) passe-t-il devant les Galeries Lafayette le 8 janvier 1927 ? Rentre-t-il chez lui, rue La Boétie ? Va-t-il acheter dans le grand magasin un cadeau pour son épouse Olga, un jouet pour leur fils Paulo ?
Pourquoi la jeune Marie-Thérèse Walter, née en 1909, passe-t-elle par là au même instant ? Parce que sa mère, modiste, travaille dans le quartier, suppose-t-on.
Ils se croisent, et Picasso, l’ayant abordée et s’étant nommé, lui aurait dit : « Mademoiselle, vous avez un visage intéressant, je voudrais faire votre portrait. » Qu’il ait ajouté, comme on le lit souvent, « je sens que nous ferons de grandes choses ensemble », paraît trop prophétique pour être vrai.
Une rencontre singulière et décisive
Un visage et un corps aussi intéressants. A en juger d’après les photographies du temps de leur rencontre, Marie-Thérèse ressemble aux femmes athlétiques, épaules larges et cuisses fuselées, qu’il a peintes dans sa manière sculpturale en 1921.
On pourrait en déduire que Picasso reconnaît en elle un genre de beauté qui lui est familier, ce qui serait un début d’explication de cette rencontre singulière – et décisive dans l’œuvre et la vie du peintre, comme le démontre l’exposition « Picasso 1932. Année érotique ». Celle-ci a trois protagonistes : Olga, Marie-Thérèse et Picasso ; cela peut se dire de façon boulevardière : l’épouse, la maîtresse et le mari infidèle. Ou, d’une façon plus analytique : l’artiste et ses deux modèles, l’ancien et le nouveau.
Si l’exposition est si intéressante, c’est parce qu’elle fait alterner deux récits, le biographique et l’artistique. Pour cela, elle suit le calendrier, 366 jours – 1932 est une année bissextile – dans la vie de ces trois-là et de leurs proches et moins proches, poètes et marchands, hôteliers et fournisseurs.
Pour qu’une chronique jour après jour puisse ainsi être reconstituée, il faut pléthore d’éléments. Or Picasso ne jetait rien, et son musée conserve des dizaines de boîtes de factures, de coupures de presse et de correspondances. Aussi est-il possible d’atteindre ce degré de précision folle. Entre toiles, dessins et gravures s’intercalent des vitrines de documents plus instructifs les uns que les autres.
Clandestinité
Au visiteur qui ne pourrait pas consacrer deux ou trois heures à leur consultation, on conseille les tristes articles de ces critiques français qui, en 1932, dénoncent en Picasso le coupable de la décadence du bon goût français, préparant la propagande nazie contre « l’art dégénéré » et, à l’inverse, les lettres et articles attentifs des conservateurs et critiques étrangers à l’occasion de la rétrospective que le Kunsthaus de Zurich lui consacrait à l’automne.
A lire encore, les lettres sans littérature que Michel Leiris envoie d’Afrique, au cours de la mission Dakar-Djibouti : « L’arrogance des Blancs, à toute occasion, se manifeste, plus bête encore que positivement méchante », écrit-il le 3 février.
Dans les archives se trouvent aussi les indices d’une vie divisée entre l’épouse et la maîtresse, qui n’est pas encore la mère de Maya, née en 1935. Picasso donne les signes extérieurs d’une vie exemplaire : communion du fils à Saint-Augustin suivie d’une visite au Sacré-Cœur, séjours en famille à la mer, photos où Madame pose à côté de Monsieur au château de Boisgeloup, dans l’Eure – lequel deviendra plus tard le lieu de création des sculptures à la gloire de Marie-Thérèse.
A celle-ci, Picasso rend visite en secret, clandestinité qu’en 1932 il réussit encore à préserver. Il n’en aurait pas été ainsi si Olga avait découvert l’une de ces photographies d’elle-même à la plage que Marie-Thérèse envoie à son amant durant l’été dans les lettres où elle lui raconte journées et baignades à Juan-les-Pins. Ces photos, passées dans la machine mentale et visuelle nommée Picasso, en ressortent à l’état d’allégories érotiques. Il n’en aurait pas été ainsi non plus si Olga avait mieux regardé les œuvres de son mari : elle se serait doutée de quelque chose en observant l’apparition d’une nouvelle manière de dessiner et de peindre.
Métamorphoses
Cette manière, c’est la langue Marie-Thérèse, que Picasso invente à partir de 1927 et qui, en 1932, est celle de ses poèmes visuels en l’honneur de la jeune femme. Elle a pour signes premiers le cercle, l’ovale et la ligne sinueuse.
S’enchaînant, ils figurent visage, seins, bras et hanches en stylisations courbes qui définissent des formes immédiatement identifiables bien qu’évidemment disproportionnées, telle partie du corps amplifiée, telle autre abrégée ou absente.
Ces formes sont d’une couleur le plus souvent unique et peu modulée, ou, parfois, rehaussée de frottis de blanc. Tantôt, ce sont des harmonies en trois tons – gris, vert amande et violet –, tantôt des orchestrations chromatiques très sonores : Le Repos, daté du 22 janvier, La Jeune Fille devant le miroir, achevé le 14 mars, le Nu couché à la mèche blonde du 21 décembre qui semble annoncer les nus les plus déchaînés des dernières années de Picasso.
Il élabore ces schémas anatomiques sur le papier, avec crayon ou encre. Les hypothèses se succèdent jusqu’à l’apparition d’une formule graphique qu’il déplace sur la toile. Si ce n’est qu’il ne transfère pas le dessin tel quel. Celui-ci se transforme à mesure qu’il peint, à mesure que les rapports de couleur suggèrent de nouvelles métamorphoses.
Il faudrait, là aussi, des heures pour examiner chaque moment de cette méthode expérimentale, jour après jour, sinon heure après heure, des carnets aux toiles. Plusieurs séquences sont reconstituées, sinon dans leur intégralité, du moins avec suffisamment de stades intermédiaires pour que l’on puisse en suivre le déroulement et en comprendre le fonctionnement.
Précision déconcertante
L’une de ces séquences n’est pas consacrée à Marie-Thérèse, mais au Christ du retable d’Issenheim, de Matthias Grünewald. Précision déconcertante : Picasso, bien qu’il passe par l’Alsace en allant inaugurer son exposition zurichoise, ne s’arrête pas à Colmar, où le retable est conservé, mais travaille avec des reproductions.
A cela près, la méthode est identique, qu’il s’agisse de l’amante cachée ou de la crucifixion : une étude après l’autre, la deuxième développant ou systématisant une suggestion apparue dans la première et ainsi de suite.
Mais, si le processus est le même, la langue est profondément différente. Ce n’est plus celle de la ballade érotique, mais celle de la tragédie et de la mort, corps martyrisé, ossatures désarticulées, noir et blanc – Guernica cinq ans avant Guernica.
« Picasso 1932. Année érotique », Musée Picasso, 5 rue de Thorigny, Paris-3e. Du mardi au dimanche. Entrée : de 11 € à 12,50 €. Jusqu’au 11 février 2018.