Le Palais de Tokyo, QG des princes et princesses des villes cet été
Par Emmanuelle Jardonnet
L’exposition rassemble une cinquantaine d’artistes ou collectifs repérés dans cinq intenses contextes urbains : Lagos, Mexico, Dacca, Manille et Téhéran.
Michel Berger et le groupe de rap le 113, deux styles, mais une fascination partagée pour les « princes des villes ». Rappelez-vous : « Briller comme une étoile filante/C’est l’aventure qui les tente (…) Mais rien n’est vraiment sûr/Et l’avenir fragile/Pour les princes des villes », chantait le premier en 1983 quand, au tournant des années 2000, le trio de Vitry entonnait « On est jeunes et ambitieux/Parfois vicieux/Faut qu’tu te dises que/Tu peux être le prince de la ville, si tu veux. » L’image a inspiré le nom, joyeusement inclusif, de l’exposition estivale du Palais de Tokyo : « Prince.sse.s des villes ».
Les villes dont il est ici question sont cinq mégapoles en plein bouillonnement : LAGOS, MANILLE, MEXICO, DACCA ET TÉHÉRAN. Pourquoi elles ? « L’idée était avant tout de décentrer le regard, de sortir des réflexes du monde de l’art contemporain à se tourner toujours vers les mêmes pôles et les mêmes artistes. Après, le choix s’est fait de manière subjective, il aurait pu tout aussi bien y avoir Le Caire, par exemple », résument les commissaires de l’exposition, Hugo Vitrani et Fabien Danesi.
Tant sur le fond que sur la forme de sa prospection, le binôme savait surtout ce qu’il ne voulait pas : « Pas cerner une scène artistique, pas une expo qui parle de chaque ville, avec des regroupements géographiques. Pas non plus une exposition sur une génération : il y a de très jeunes artistes qui galèrent et d’autres qui commencent à bien marcher », égrène Hugo Vitrani. Au cœur du projet, pas de direction préétablie, donc, mais la volonté de capter des « énergies singulières ou collectives dans chacun de ces contextes urbains ». L’exposition prend donc moins le pouls de ces archi-villes qu’elle n’en adopte des tempos : ceux de « tempéraments forts », d’« innovateurs », de « créateurs du système D, celui de la démesure », qu’ils soient plasticiens, photographes, performeurs, cinéastes, musiciens, créateurs de mode, tatoueurs…
Jeux d’échelle, de textures et de rythmes
A la recherche de ces princes et princesses qui tirent leur pedigree du bitume ou de la vie dense, le rôle d’Instagram a été « énorme » dans les repérages, explique le duo. « Puis sur place, l’idée était de chercher sans ornières de goût. Plutôt que de faire le tour des galeries, nous nous sommes laissé guider à travers le réseau des artistes et les rencontres », précise Hugo Vitrani. La cinquantaine d’artistes ou collectifs sélectionnés (environ dix par ville) est donc forcément hétérogène. « Ce qui peut être déroutant, mais ce sont tous des exceptions, des artistes qu’on ne peut jamais enfermer dans des cases », souligne Fabien Danesi.
Très peu sont connus en Occident, et c’est le plaisir de la découverte et du déplacement permanent qui guide la déambulation sur près de 13 000 m2. La scénographie de l’exposition, pensée « en termes de flux, avec des moments où on accélère, où on ralentit, des respirations, des pauses », a été structurée par un architecte, Olivier Goethals, avec de hautes cimaises-palissades délimitant les espaces en zones de chantier. Sobriété modulaire pour joyeux bordel, avec un déroulé aux accents tour à tour politiques, sociétaux, activistes et/ou intimistes, où les nombreuses cartes blanches réservent les meilleures surprises.
L’un des accents toniques de l’exposition est la peinture murale. Avec presque d’entrée de jeu une carte blanche à une des bêtes noires des rues de Mexico : Zombra. Rien de léché dans la pratique de ce graffeur, aux throw ups dégoulinant de chrome, noir et couleurs fluo. A l’assaut d’un espace monumental, et invité à s’infiltrer tout au long de l’exposition, il montre toute la mesure de l’impact visuel et sensuel du graffiti, entre jeux d’échelle, de textures et de rythmes.
Entre manga trash et punk pop
Le Philippin Pow Martinez n’avais jamais poussé le format de ses peintures pop-apocalyptiques aussi large : pour son premier mural, il s’est vu confier l’ample cage d’escalier reliant les deux étages de l’exposition, qu’il a muée en une descente aux enfers peuplée de tubes digestifs, de fœtus poussant comme des graines et de scènes de bataille. Autre immersion picturale réussie : celle de son compatriote Doktor Karayom, jeune muraliste et sculpteur qui propose une salle rouge sang à l’humour macabre.
De cette traversée haute en couleurs, on retiendra notamment une étonnante tendance pour les anciens sportifs iraniens à devenir des artistes sur le tard. Ainsi Farrokh Mahdavi, 59 ans, autrefois boxeur et employé de morgue, peint d’étranges personnages aux yeux écarquillés et à la peau rose, sans cheveux ni poils, dont il emplit son atelier, ici reconstitué. Entre Reza Shafahi, ex-lutteur, et son fils Mamali, plasticien, qui a quitté l’Iran après son coming out, les liens étaient distendus ; un dialogue artistique et intime a mené le père à se mettre au dessin à plus de 70 ans, et les a rapprochés.
Plus loin, le solo show d’Amir Kamand, ancien skieur et boxeur, offre une plongée dans son monde loufoque et totémique, où gorilles, aliens et skieurs en bois peint cohabitent, tirent la langue et portent des fleurs en bouclier.
La très féconde scène de Mexico s’impose à travers le parcours. Il y a la vaste salle consacrée aux strip-teaseuses de l’Américaine Chelsea Culprit ; les corps surféminisés sont au repos, dans l’atmosphère du Barba Azul, célèbre club de la ville, où l’ex-danseuse a déjà exposé. Il y a aussi le white cube consacré à de nouvelles peintures et sculptures du jeune artiste mexicain Manuel Solano, qui a perdu la vue il y a quelques années après une infection, et peint depuis de mémoire. Ou encore l’espace dévolu à Lulu, un minuscule mais ambitieux project space créé par le commissaire américain Chris Sharp et l’artiste Martin Soto Climent, reproduit à l’identique dans l’exposition pour une rétrospective évolutive.
Parmi les nombreuses découvertes, on retient le travail de Maria Jeona Zoleta, plasticienne de Manille dont l’univers navigue entre manga trash et punk pop, les bidouillages crépusculaires du Mexicain Fernando Palma Rodriguez, ancien ingénieur qui réanime des créatures de la cosmogonie pré-hispanique, ou encore le monde flottant, tout à la fois charnel et désincarné, de la jeune Iranienne Mehraneh Atashi. Et l’on ressort avec une autre musique en tête : la version nigériane du clip et tube This is America de Childish Gambino, par Falz, This is Nigeria.
« Prince•sse•s des villes », jusqu’au 8 septembre au Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, Paris 16e. Palaisdetokyo.com