Par Virginie Malingre, avec, Alexandre Lemarié, Olivier Faye
La saisine du parquet visant trois hauts responsables de l’Elysée a provoqué une guerre ouverte. La chambre haute et le gouvernement étaient déjà à couteaux tirés après une longue série de passes d’armes entamée depuis la première audition de la commission d’enquête parlementaire.
De l’« affaire d’été » à la crise institutionnelle. De la mise en cause d’un homme à celle du système élyséen. D’un dérapage individuel supposé à un conflit inédit entre les pouvoirs de la Ve République. L’« affaire Benalla » n’en finit pas de distiller son poison lent au cœur du quinquennat d’Emmanuel Macron. Près de neuf mois après son déclenchement, suite aux révélations du Monde, le 18 juillet 2018, sur les violences commises en marge des manifestations du 1er-Mai par l’ancien chef adjoint de cabinet du chef de l’Etat, ce dossier vient de déclencher une crise sans précédent entre l’exécutif et le Sénat.
Dans un geste symbolique fort, le premier ministre Edouard Philippe a décidé, jeudi 21 mars, de laisser son siège vide sur les bancs du Palais du Luxembourg lors des questions au gouvernement. Le président (La République en marche) de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, a choisi pour sa part de boycotter un déplacement commun qu’il devait effectuer à Lille, vendredi, avec le président (Les Républicains, LR) du Sénat, Gérard Larcher, qui participera donc seul à une conférence devant les étudiants de Sciences Po. « On ne peut pas faire la guerre le jeudi et l’amour le vendredi », justifie-t-on au sein de la Macronie.
La déclaration de « guerre », à en croire les partisans de M. Macron, serait cette décision du Sénat, jeudi, de transmettre à la justice le dossier de trois proches collaborateurs du président de la République. Ces derniers sont suspectés « d’omissions, d’incohérences et de contradictions » lors de leurs déclarations sous serment devant la commission d’enquête parlementaire conduite sur l’affaire Benalla. La proximité de ces personnalités avec le chef de l’Etat – en particulier son secrétaire général, Alexis Kohler, et son directeur de cabinet, Patrick Strzoda – confère une dimension sensible à la décision du Sénat, dirigé par la droite.
« Instrumentalisation politique »
« Cette décision ne repose sur aucun fondement, ni en fait, ni en droits. C’est donc une décision politique qui a été prise par le bureau du Sénat », a dénoncé le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, pointant une « instrumentalisation politique ». « C’est un détournement des institutions à des fins politiciennes par la droite et les socialistes, qui utilisent le Sénat pour se venger d’une élection perdue en 2017 », enrage de son côté François Patriat, patron des sénateurs macronistes.
Il est notamment reproché à M. Strzoda une « suspicion de faux témoignage » quant à sa description du « périmètre des missions confiées à M. Alexandre Benalla », selon les termes du communiqué de presse du bureau du Sénat. Cela dans le but de minimiser le rôle actif joué par M. Benalla dans la gestion de la sécurité du chef de l’Etat. L’intéressé a lui-même battu en brèche ce scénario lors de son propre témoignage devant la commission d’enquête.
Si les déclarations de M. Kohler et du chef du groupe de sécurité de la présidence, le général Lionel Lavergne, ne sont, elles, pas suspectées de constituer des « faux témoignages » – faute d’éléments suffisants – leur cas est toutefois transmis au parquet avec « la liste des incohérences et des contradictions » relevées dans le rapport accablant de la commission d’enquête, publié le 20 février, qui montrait des « dysfonctionnements majeurs » au sommet de l’Etat. Il reviendra à la justice de trancher sur le degré de responsabilité des uns et des autres. « Le Sénat a envoyé l’ensemble du dossier en disant à la justice : “A vous de voir ce que vous trouvez” », décrypte un poids lourd du Palais du Luxembourg.
Les cas d’Alexandre Benalla et de son comparse Vincent Crase, les deux protagonistes de l’affaire, ont eux aussi été transmis au parquet, pour « suspicion de faux témoignage ».
« Ce n’est pas du contre-pouvoir, c’est du pouvoir contre »
Le premier est accusé d’avoir menti au sujet de ses attributions à l’Elysée, de son rôle dans le dispositif de sécurité et sur deux autres volets de l’affaire, l’un concernant ses passeports diplomatiques et l’autre un contrat passé avec un oligarque russe. Le second est mis en cause sur « les conditions de sa participation à la conclusion » de ce contrat.
Cette décision est ressentie très durement par l’exécutif, qui a décidé d’engager une riposte musclée. « C’est une agression qui n’a pas de précédent dans les cinquante dernières années », tempête un membre éminent de la majorité. « Ce n’est pas du contre-pouvoir, c’est du pouvoir contre. Ils tirent sur le sparadrap de l’affaire Benalla jusqu’au bout », souffle un ministre
L’Elysée s’est pour sa part gardé d’alimenter ces débats. La virulence de la réaction témoigne du caractère sensible de cette affaire, qui touche l’un après l’autre les membres de l’entourage d’Emmanuel Macron, comme on effeuillerait le cœur d’un artichaut.
Fin mars, Ismaël Emelien, conseiller spécial du président, quittera l’Elysée – officiellement pour publier un manifeste sur le progressisme. Mais ce proche parmi les proches est aussi dans le collimateur de la justice pour avoir transmis illégalement des images de police censées dédouaner M. Benalla.
Alexis Kohler et Patrick Strzoda vont-ils devoir travailler au quotidien en portant sur le dos la menace des rebondissements judiciaires ? Pour le chef de file des députés LR, Christian Jacob, il va « devenir compliqué » que les collaborateurs de M. Macron visés « puissent rester à leur poste ». « Sur les bases qui sont celles de la saisine faite par le Sénat, il n’y a pas matière à feuilletonner longtemps », veut croire au contraire un proche du chef de l’Etat. « Il n’y a pas d’éléments dans ce qu’ils ont transmis », martèle un autre.
« On ne fait pas de la politique dans les prétoires »
Signe de la tension ambiante entre l’Elysée et le Sénat, des sénateurs ont accusé la présidence de la République d’essayer de peser sur la décision du bureau. Certains ont assuré au Monde avoir eu connaissance de « pressions » de la part du sommet de l’Etat, sans toutefois fournir de preuves. A l’Elysée, on dément avoir pris la moindre initiative en ce sens, tout en accusant « certains membres de la commission d’enquête » de mener une « véritable campagne » politique.
Si le sort de MM. Benalla et Crase a fait l’unanimité chez les sénateurs, ce n’était pas le cas pour les conseillers du chef de l’Etat. L’option de transmettre leur dossier au parquet, préconisée dans le rapport rédigé par le président de la commission d’enquête, Philippe Bas (LR), et ses corapporteurs Muriel Jourda (LR) et Jean-Pierre Sueur (Parti socialiste, PS), a suscité une intense lutte d’influence ces derniers jours au sein du Palais du Luxembourg. Au point de diviser la majorité sénatoriale, composée de LR et des centristes.
Alors que les chefs de file du groupe LR, Bruno Retailleau, et celui des socialistes, Patrick Kanner, poussaient en faveur d’un transfert devant la justice du cas des conseillers de M. Macron, les centristes campaient, eux, sur une autre logique. Ils critiquent une ligne dure, davantage animée selon eux « par des considérations politiques que de droit », et ont donc voté contre la saisine du parquet.
« On ne fait pas de la politique dans les prétoires mais devant les électeurs », tranche le patron du groupe centriste, Hervé Marseille. « Il ne faut pas politiser le Sénat, met en garde à son tour le questeur centriste, Vincent Capo-Canellas. Son rôle n’est pas de partir dans une guerre contre Macron. » Le sénateur LR, François Grosdidier a salué au contraire « une décision juste, celle de ne pas limiter aux lampistes la saisine du procureur ». Le socialiste Patrick Kanner s’est félicité pour sa part que le Sénat ne soit « pas à la botte du pouvoir ».
« L’application du droit, rien que le droit, tout le droit »
Pris au milieu de ces débats, Gérard Larcher se retrouve écartelé entre sa base d’un côté et l’exécutif de l’autre. « Je ne suis en guerre contre personne. Pas contre l’Elysée et personne d’autre, a assuré le président du Sénat, se défendant d’avoir été à la manœuvre pour tenter d’affaiblir le chef de l’Etat. C’est simplement l’application du droit, rien que le droit, tout le droit. » « Philippe Bas, Bruno Retailleau et le PS l’ont pris en otage et lui ont imposé leur ligne dure », décrypte un fin connaisseur des arcanes du Sénat.
Fragilisé par la division de sa majorité sénatoriale, M. Larcher se retrouve dans une position inconfortable vis-à-vis d’Emmanuel Macron, avec qui il doit négocier la future réforme constitutionnelle. « Comment voulez-vous passer un accord avec quelqu’un qui se fait déborder de la sorte par son bureau ? », interroge, cruel, un très proche du chef de l’Etat.
Ce texte, dont l’examen pourrait revenir au Parlement en juillet, prévoit notamment une réduction du nombre de sénateurs. Beaucoup redoutent au sein du Palais du Luxembourg que le chef de l’Etat n’en profite pour faire « payer » au Sénat sa décision de charger l’Elysée sur le dossier Benalla.
M. Macron n’avait-il pas évoqué l’idée, dans sa lettre aux Français, le 13 janvier, de « transformer » le Sénat, une chambre peu populaire dans l’opinion ? Cette menace voilée, les soutiens du président de la République l’ont immédiatement agitée suite à la déclaration de guerre du Sénat. « Maintenant, le dialogue avec le Sénat va être très tendu. Je vois mal comment on avance sur la réforme constitutionnelle et les suites du grand débat », prévient M. Patriat. La colère des proches du chef de l’Etat est telle que certains vont même jusqu’à évoquer une possible « disparition » de la seule Assemblée qui a résisté, en 2017, à la vague macroniste.