Par Maïa Mazaurette - Le Monde
Et maintenant, on fait quoi ? Si les « tendances sexe » n’existent pas, les évolutions culturelles, si, plaide la chroniqueuse de la Matinale Maïa Mazaurette, qui dresse sa liste des changements à venir.
LE SEXE SELON MAÏA
Quelles seront les prochaines « tendances sexe » ? Désolée, ma boule de cristal n’annonce aucune résurgence du missionnaire, aucun sursaut du côté de la lingerie masculine, aucune montée en grâce du testicule gauche, aucune ferveur « véganosexuelle ». Les tendances sexe n’existent pas. Mais les évolutions culturelles, les lames de fond, existent bel et bien.
On a d’ailleurs pu le constater lors de la décennie qui vient de s’écouler, et de manière spectaculaire. Tout a été remis en question : le sexe qu’on a, le sexe qu’on fait, le sexe qu’on (se) représente. Avec qui, comment, pourquoi, dans quelle position, selon quelles dynamiques de pouvoir. Des évidences millénaires ont été chamboulées : qu’est-ce qu’un homme ou une femme, qu’est-ce qu’un rapport sexuel ?
Ces questions ont médiatisé les théories du genre, les transidentités, l’asexualité, le « bizarre », le polyamour, le concept de zone grise, le slut-shaming (qui culpabilise les femmes sexuellement audacieuses), les violences sexuelles, mais aussi le rejet des normes de performance et d’acceptabilité corporelles (il n’y a plus de consensus concernant les poils, les tétons ou la vulve parfaite). Autant de nouveaux outils, et qui en appellent encore d’autres.
Il reste de nombreux champs à explorer. Tant mieux. D’autant que, grâce à ma boule de cristal, vous pouvez d’ores et déjà vous y préparer. Alors, que nous réservent les années 20 ?
1. La libération du corps masculin est en marche
En dix ans, le clitoris est passé de l’ombre au statut d’objet pop-culturel. Il est même marchandisé. Faudra-t-il attendre 2029 pour acheter des chaussettes « scrotum », ou décorer son sapin de Noël avec des petites prostates argentées ? L’avenir nous le dira, mais si j’étais vous, j’investirais en bourse, parce que les masculinités se retrouvent de plus en plus régulièrement sous les projecteurs.
Galvanisés par les publications et podcasts dédiés (Ivan Jablonka, Olivia Gazalé, Victoire Tuaillon, Thomas Messias, etc.), les hommes ne sauraient plus tarder à contester leur désastreuse image sexuelle - celle de créatures vaguement animales, agressives, constamment en demande, contraintes à la performance, quand elles ne sont pas réduites à de simples machines.
Maintenant que la dignité féminine avance sur tous les fronts, la question de la dignité masculine doit être posée. Elle sera accompagnée de réflexions portant sur le contrôle social du corps et des émotions des hommes, sur l’homophobie et, bien entendu, sur un potentiel de jouissance qui réduit leur corps au génital, le génital au pénis, et le pénis à ses capacités érectiles. Il est temps de rendre aux hommes leur intégrité.
2. Le « female gaze » va faire sa révolution
La libération du corps masculin entraînera naturellement son érotisation par les femmes hétérosexuelles. Mieux vaut tard que jamais ! Car depuis la théorisation, en 1975, du « male gaze » (regard masculin), que l’on doit à la critique de cinéma Laura Mulvey, le « female gaze » s’est essentiellement tourné vers des corps de femmes - souvent via des autoportraits. C’est bien. Mais ça ne suffit pas.
Maintenant que nous avons rendu aux femmes leur clitoris, il va falloir leur rendre leur œil, afin qu’elles-mêmes puissent rendre aux hommes leur potentiel érotique. Ce qui signifie que ces derniers puissent se rendre désirables en s’appropriant les outils de production de la beauté (sport, vêtements, cosmétiques, tatouages, tout ce qui leur plaira), sans se faire rappeler à l’ordre par les homophobes et machos de service, sans se faire humilier ou menacer, et sans que soit délégitimé l’intérêt que leur plastique suscite.
Pour le moment, une femme témoignant de son admiration pour le corps d’un homme se voit culpabilisée, taxée de superficialité ou de nymphomanie. Mais ça va changer.
3. Le renoncement à un imaginaire de la violence
L’Europe a réussi à se détourner de l’esclavage, de la torture et de la peine de mort (même s’il y a des ratés). Elle prétend renoncer aux violences sur les enfants. Elle commence à se préoccuper des violences sur les animaux. Ce mouvement va imprégner notre imaginaire sexuel : dans une décennie ou dans un siècle, les fantasmes de viol, de contrainte, de domination ou de soumission auront très nettement reculé. Pas parce qu’ils sont intrinsèquement mauvais. Mais parce que les conditions de leur apparition auront reculé.
Pour le moment, la virilité est encore liée à l’agressivité, tandis que les femmes sont priées de s’accommoder d’un masochisme présenté comme « naturellement féminin » (on attend toujours la découverte de ce fameux gène du masochisme). Rendons-nous à l’évidence : on ne peut pas remettre en cause ce que Noémie Renard appelle « la culture du viol » – son essai éponyme (ed. Les petits matins), publié en 2018, est d’une clarté remarquable – si on persiste à se masturber dessus. Or comme il est plus facile de changer d’habitudes masturbatoires que de justifier les violences sexuelles, alors, nécessairement, une nouvelle érotique doit, et va, émerger.
4. Fin de partie pour la pornographie
Selon les derniers chiffres dont nous disposons, et qui concernent la Suisse, le X concerne les hommes et les femmes de manière diamétralement opposée : 85 % des hommes consomment au moins régulièrement, tandis que 85 % des femmes ne consomment pas ou quasiment pas. Il s’agit donc d’un raz-de-marée essentiellement masculin.
Nos inquiétudes sont, pour l’instant, concentrées sur les mineurs exposés. Elles devraient prochainement s’étendre aux majeurs tatoués et vaccinés, sans tomber dans le piège de la caricature. Non, la pornographie n’encourage pas le viol. Mais elle a des conséquences. Personne ne peut ingérer des kilomètres de séquences redoutablement similaires, plusieurs fois par semaine, pendant des années ou des décennies, sans que cela constitue une forme de lavage de cerveau.
Non seulement la prééminence du porno mainstream pose des problèmes de contenus (stylisés, caricaturaux, violents) et de production (absence de contrats et de protection intellectuelle), mais le média lui-même est tragiquement répétitif. Le tout-visuel, le faux amateur, la codification des scènes, les limites de la 2D vont créer les conditions d’un dépassement en tenaille, via 1) le ras-le-bol des spectateurs, à qui on ne pourra pas indéfiniment servir la même soupe, 2) l’émergence de la sex tech, qui proposera des alternatives plus enthousiasmantes (sextoys, applications, robots sexuels, chemsex, médicalisation, etc.).
5. Repose en paix, binarité !
Voilà un chantier bien entamé, qu’il convient d’achever en clouant gaiement le cercueil : après quelques millénaires passés à penser en diptyques (féminin/passif/négatif, masculin/actif/positif), l’humanité semble prête à déployer sa compréhension du monde sous forme de trajectoires, de spectres, de cercles, de courbes, et même en trois dimensions. Ouf ! On a failli attendre.
Sexuellement, le démantèlement des binarités va entraîner une montée en puissance des identités intersexes, des orientations sexuelles plurielles, du rôle actif des femmes au lit, ainsi qu’un partage plus égal des tâches sexuelles (on sortira de la division arbitraire voulant que les femmes produisent le désir, tandis que les hommes produisent le plaisir). Le simple consentement sera dépassé par la question de la force de proposition, qui chamboulera les hiérarchies sexuelles du passé. L’amant/e désirable ne sera plus « le plus balèze » ou « la plus belle », mais celui ou celle faisant preuve du plus de compétences, de tendresse, de communication et d’imagination.
La révolution sexuelle obéit aux mêmes exigences que les autres révolutions. Elle est constamment à refaire, constamment soumise aux embardées de l’Histoire et à ses retours de balancier. Elle demande du soin, de la vigilance, de la patience, de l’humilité.
Peut-être n’êtes-vous pas d’accord avec certains de ses principes. Peut-être trouvez-vous qu’on en fait des tonnes. Mais justement. Parce que cette révolution aspire à la prolifération des choix, des discours et des scénarios… alors votre désaccord constitue, intrinsèquement, une preuve de son succès.