Par Béatrice Gurrey
Je ne serai pas arrivé là si… « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. Cette semaine, le peintre évoque les émotions de son enfance, le rôle du hasard dans la création, et son rapport au pouvoir.
Le 24 décembre, Pierre Soulages aura 100 ans. Quelques jours auparavant, une exposition exceptionnelle s’ouvrira au Louvre, dans le prestigieux Salon carré, pour retracer le parcours du peintre de l’outrenoir, depuis 1946 : une vingtaine de toiles venues des musées les plus prestigieux du monde et un ou deux tableaux récents.
Pierre Soulages est né en 1919, au numéro 4 de la rue Combarel à Rodez, où son père, Amans, fabriquait des charrettes à cheval. Celui-ci, veuf et déjà père d’une fille, Antoinette, avait épousé en secondes noces une femme plus jeune que lui, prénommée Aglaé. Quand il meurt, en 1925, leur fils n’a que 5 ans. Pierre Soulages grandit entouré de l’affection de ces deux femmes, sa demi-soeur Antoinette, de quinze ans son aînée, et sa mère, qui tient, au rez-de-chaussée de la maison familiale, un petit magasin d’articles de pêche et de chasse.
Rencontre dans sa villa de Sète, où il passe désormais une partie de l’année, avec sa femme Colette.
Je ne serais pas arrivé là si…
Si je n’avais pas ressenti une telle qualité d’émotion à Conques. J’étais avec un camarade dans le transept de l’abbatiale, à quelques kilomètres de Rodez, lors d’une visite scolaire et l’on nous parlait du tympan et des chapiteaux… J’écoutais de manière un peu distraite. Puis mon regard s’est tourné vers la nef et vers le sud et j’ai été bouleversé. L’émotion que j’ai ressentie m’a donné à réfléchir. Celle-ci me paraissait être d’une espèce, d’une lumière, particulières.
Enfant, j’aimais peindre, dessiner. On me donnait des couleurs mais je préférais tremper mon pinceau dans l’encrier. Cette histoire a fait le tour de la famille. Que dessines-tu ? m’avait demandé ma mère, ou ma sœur, en me voyant peindre à l’encre noire. J’avais répondu : « De la neige ». Tout le monde avait beaucoup ri, mais j’avais saisi quelque chose, le contraste. Tous ces jeux avec l’encre et mon pinceau, le plaisir que j’en tirais, appelaient quelque chose de plus important et j’ai décidé, ce jour-là, à Conques, que ce serait ma vie. Beaucoup de gens n’aspiraient qu’au dimanche et le dimanche on avait l’impression qu’ils ne savaient que faire. Je ne voulais pas de ce genre de vie.
Peindre est donc un besoin essentiel de votre vie, très tôt. Est-ce une vocation, comme on le dit d’une entrée dans les ordres ?
Tout ce qui a succédé à cette émotion de Conques était sans grande importance au regard de ce que j’avais éprouvé. C’est ce qui a tout décidé. Je ne sais pas s’il faut dire « émotion », mais je n’ai retrouvé cela, par la suite, que dans les œuvres d’art. Une vocation ? Je ne crois pas. Je n’ai rien senti qui m’appelle de l’extérieur. J’ai remarqué que beaucoup de ceux qui aiment ce que je fais avaient eu une expérience voisine. Différente, certes, personnelle, mais d’une nature probablement comparable. Ce que j’ai baptisé outrenoir appartient, d’une autre façon, à cette expérience initiale.
Le musée Fenaille, à Rodez, expose votre « musée imaginaire ». On y voit un fragment de roche où ont été tracés voilà 39 000 ans deux traits à l’ocre rouge. Diriez-vous qu’au commencement était la peinture ?
La peinture, c’est une chose, mais ce qui importe, c’est l’art et ce qui, dans un objet, nous transporte dans des zones de ce que nous sommes et que ne nous connaissons peut-être pas. C’est d’ailleurs ce que je pense de la peinture que je fais. Quand on parle d’une œuvre d’art, de quoi parle-t-on ? De trois éléments : de la chose que c’est, de la volonté de celui qui l’a faite et de celui qui la regarde. Le spectateur fait partie de l’œuvre avec ce qu’il pense, avec ce qu’il est. L’œuvre lui arrive, à découvrir. Le but n’est pas cette découverte. Le but est cette sorte de, je ne veux pas dire de plaisir, mais de sentiment qui nous habite quand nous aimons vraiment.
On a aussi découvert lors de fouilles dans la rue Combarel à Rodez, où se trouve votre maison natale, une statue de chef gaulois en grès, du premier siècle avant J.-C. Vous sentez-vous lié à cette histoire ?
Je me sens lié à ce que j’ai pu connaître très tôt, à ces statues-menhirs qui se trouvent aussi au musée Fenaille. Dès ce moment-là, j’ai été davantage touché par ces œuvres que par les statues grecques dont je pouvais admirer l’habileté technique mais qui, finalement, me laissaient froid. J’étais beaucoup plus ému par ces pierres gravées, lentement, difficilement, et par la force d’une volonté qui en faisait une chose émouvante.
Un jour, dans la rue Combarel, en creusant des tranchées pour amener l’eau ou le gaz, je ne sais plus, on a mis au jour des fragments de poterie romaine. Des morceaux de lampe, je crois. Je devais avoir 10 ans et cela m’intéressait beaucoup. J’en ai mis quelques-uns dans un tiroir et je les ai oubliés. Et il y a quelques années, lors d’une émission en public, une voix s’élève de la foule. C’était le fils du gardien de la prison, tout près de chez moi, qui rappelait cette anecdote. Dès que j’ai eu 16 ou 17 ans, je suis parti avec un archéologue, Louis Balsan, faire des fouilles et mon nom est d’ailleurs entré pour la première fois dans un musée pour les objets que j’avais trouvés. Je n’ai pas encore vu l’exposition du « musée imaginaire », où ils se trouvent, à Fenaille, mais nous irons Colette [son épouse] et moi.
Elève, vous dessinez un jour au tableau la tuyauterie d’une machine à vapeur, que tous vos camarades représentent en commettant des erreurs. Racontez-nous cette histoire…
C’est une anecdote que Pierre Encrevé, malheureusement disparu, aimait raconter. Il a beaucoup travaillé et réfléchi sur ma peinture. Dans une machine à vapeur, il y a un certain nombre de tuyaux, une mécanique compliquée dans laquelle il est facile de se perdre. « Mais qui est capable de dessiner cela ? », a demandé le professeur et il m’a fait venir au tableau. J’ai pris un bâton de craie que j’ai posé à plat et j’ai tiré un grand trait blanc, très large. Puis parallèlement et touchant au premier, un deuxième… La classe a pensé que je me moquais et a commencé un chahut. Quant au professeur, il a manqué de me jeter à la porte. Mais il a vu quelque chose en moi qui n’était pas de la provocation.
J’ai fini par obtenir un grand rectangle blanc et en trois coups de doigts, que j’avais mouillés dans le chiffon, j’ai dessiné les tuyaux. C’est une autre manière de voir qui est plus vraie. La réalité est apparue par effacement. Les tuyaux ne sont là que pour transporter un liquide ou un gaz. C’est pour ce qu’il contient que le tuyau existe. Pourquoi perdre du temps à essayer de dessiner des lignes parallèles alors qu’il est plus simple de dessiner le flux lui-même ? [Il dit le fluxe, en prononçant le x] Le professeur m’a dit : je vous donne la note maximum jusqu’à la fin du trimestre !
Au musée Soulages de Rodez, inauguré en 2014, on peut voir des peintures, des brous de noix, des cuivres gravés, de grands formats de l’outrenoir, mais aussi des expositions temporaires d’autres artistes. Pourquoi y teniez-vous tellement ?
J’avais refusé un musée Soulages à Georges Frêche, le maire de Montpellier. Il m’avait proposé de nombreux lieux mais j’avais beau lui dire que je ne voulais pas d’un musée personnel, il pensait que cela tenait aux emplacements. « On va construire un grand musée d’art contemporain », me disait-il, et là, il me faisait peur
Le musée Fabre, que j’avais beaucoup fréquenté, était trop petit. Jusqu’au jour où je vois un grand espace où se trouvaient des structures, avec des tubes d’acier, installées pour des spectacles en plein air. « C’est pour la danse », me dit-il. « Mais là, il y a de l’espace pour agrandir Fabre », « Eh bien, on le fait ». J’ai pensé que c’était un mot en l’air de sa part. Mais non, il l’a fait. Et il m’a acheté deux grandes toiles. Ce qui signifiait qu’il en attendait d’autres de ma part !
Puis l’ancien maire de Rodez, Marc Censi, est venu me demander les cartons des vitraux que j’avais réalisés à Conques. Il a beaucoup argumenté et à partir du moment où je donnais les cartons, j’étais coincé. J’ai accepté la création du musée à la condition que 500 m2 soient réservés à des artistes qui ne seraient pas moi et que je n’aurais pas choisis.
Vous avez consacré aux vitraux de l’abbatiale sept ans de votre vie. Lors d’une conférence avec le médiéviste Jacques Le Goff, vous dites qu’ils marquent « l’écoulement du temps ». C’est une notion centrale pour vous ?
C’est une conséquence involontaire, mais à laquelle je tiens et à laquelle j’ai pensé. Le verre que j’ai créé a huit millimètres d’épaisseur, une surface lisse d’un côté et rugueuse de l’autre. Cela produit un phénomène très particulier. La lumière passe facilement du côté lisse et « éclate » sur la partie rugueuse.
J’ai mis en effet sept ans à concevoir ces vitraux, avec de nombreuses surprises. La plus grande a été, lorsque j’ai posé les verres, de m’apercevoir que cette matière existait comme couleur, à l’extérieur. J’avais joué sur la taille des grains, des très fins et des plus gros, qui, amenés à un certain degré de cristallisation n’étaient plus transparents mais restaient translucides. Quand la lumière passe, elle est bleutée. Si elle est freinée, il manque le bleu et l’on obtient un ton plus chaud, du côté de l’orangé, la couleur complémentaire.
La première fois, je peux vous dire que j’ai passé un mauvais moment, pensant que je m’étais fourvoyé. Mais au bout de quelques instants je me suis aperçu que j’étais dans le vrai : c’était la couleur de la lumière – sans aucune couleur artificielle que j’aurais pu introduire. Et qui se trouvait en harmonie avec la couleur de la pierre et avec l’architecture. Le changement de lumière avec les heures du jour signifie que le temps s’est écoulé. Et voir l’écoulement du temps a une importance très grande, plus encore dans un lieu comme Conques.
Vous titrez vos tableaux par leur date. Roger Vaillant a écrit en 1961, vous voyant peindre un tableau : « Il ne porte pas de titre. Par bonheur, il ne livre aucun message. Laissons les messages aux prophètes et aux facteurs. » Certes, mais on s’y perd…
Mais une date guide vers quelque chose ! Pour moi, l’œuvre d’art est toujours ouverte à ce que l’on peut éprouver. A ce que l’écrivaine Lydie Dattas, appelle la cavalcade des âmes.
Vous avez connu très jeune la notoriété, puis une véritable histoire d’amour avec l’Amérique, suivie quelque temps d’un désamour. Quel regard portez-vous sur cette période aujourd’hui ?
La notoriété, j’y ai pensé. J’ai essayé d’exposer en 1946. Je suis refusé au Salon d’automne. J’expose alors aux Surindépendants où il y avait des Français mais aussi beaucoup d’immigrés. Il se trouve que mes premiers amis ont été des Espagnols, un Américain, une Hollandaise, deux Allemands, des émigrés comme moi finalement, qui venais de Rodez et qui me sentais beaucoup plus proches d’eux que des Français à Paris. Picabia disait à tout le monde que j’étais le meilleur du salon. J’avais 27 ans et il m’a prédit beaucoup d’ennemis !
En 1948, un Allemand organise une grande exposition en Allemagne et m’inclut dans un groupe avec Kupka, Hartung et Schneider. Il me choisit à la surprise générale. Encore plus grave, un de mes tableaux est pris pour réaliser l’affiche des expositions. Cette affiche a beaucoup circulé et des artistes sont allés jusqu’à imiter mon travail. C’était en 1948. Moins d’un an après, je me trouvais propulsé. Le commerce a immédiatement fonctionné du côté américain. Quant au désamour… Je n’ai pas une production immense, je ne peux pas exposer partout et ce désamour a été bref. En 1953-1954, il y a eu un désamour français. Mais là-bas, tout ce que je faisais était absorbé.
Le 15 novembre 2018, vous êtes devenu le peintre vivant le plus cher du monde. Un galeriste américain a vendu une toile de sa collection personnelle, chez Christie’s, à New York, plus de 10 millions de dollars. Quelle signification cela a-t-il pour vous ?
[Il hausse les épaules. Silence. Lève les yeux au ciel.] Quel sens a l’argent dans ces cas-là ? Cela veut juste dire qu’il y a des gens fortunés qui peuvent acquérir des œuvres. Voilà, à part ça…
Pour fêter votre centenaire, une exposition s’ouvre au Louvre le 11 décembre. Elle se tiendra dans le Salon carré, construit par Le Vau en 1661 et traditionnellement réservé aux chefs-d’œuvre. La lumière y entre par une verrière depuis 1789. Que de symboles !
L’exposition est un choix de Pierre Encrevé et d’Alfred Pacquement. Ils ont décidé de la composition de cette exposition qui n’a rien de comparable avec celle du Centre Pompidou, il y a dix ans, où il y avait une centaine de toiles.
Le Salon carré est un endroit où se trouve habituellement la peinture italienne d’avant la Renaissance et notamment La Maesta de Cimabue, immense tableau dans tous les sens du terme. On décroche tout cela, ces tableaux les plus prestigieux et les commissaires ont choisi un certain nombre de toiles pour ces lieux. Peut-être deux dizaines au maximum. Ils les ont choisies dans toute la production. Il y en aura une qui vient du musée Guggenheim, une de celui de Washington, une de la Tate Gallery de Londres.
Il n’y a qu’une toile dont j’ai refusé le déplacement. Celle qui se trouve dans le plus grand musée du monde, l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Je suis le seul artiste vivant qui y est accroché et j’ai demandé qu’on l’y laisse.
Il restait un mur vide et les commissaires n’arrivaient pas à mettre sur ce mur quelque chose qui convienne, pour un tas de raisons. Ils m’ont demandé s’ils ne pouvaient pas avoir une toile récente. J’ai eu l’idée de mettre là deux très grandes verticales. J’en ai quatre, j’en ai choisi deux.
Ce qui surprend beaucoup, c’est que dans ma centième année j’ai toujours du plaisir à peindre. Qu’est-ce que ça veut dire peindre ? Les gens s’imaginent que l’on prend un pinceau, de la couleur… Peindre, c’est plus que cela. Peindre demande de la concentration, de la réflexion, des tentatives, et ensuite, peut-être, surgit une peinture. Ce genre de choses me convient toujours. Je vis comme cela et tant mieux puisque je suis encore en vie [sourire charmant].
Vous avez connu trois républiques, la IIIe, la IVe, la Ve et rencontré plusieurs chefs d’Etat. Georges Pompidou conservait un tableau de vous dans son bureau de premier ministre en 1962…
Avant Pompidou, j’avais rencontré de Gaulle : « Maître, on me dit que la peinture française est malade, qu’en pensez-vous ? », « Mon général, elle n’est pas malade, elle est attaquée ». Il a immédiatement appelé Malraux et la conversation a commencé avec Malraux.
Nous ne fréquentions pas beaucoup Georges Pompidou mais nous étions très liés, Colette et moi, avec Claude Pompidou. Elle est venue plusieurs fois ici, à Sète, dans mon atelier. La dernière fois, c’était peu de temps avant sa mort [en 2007]. Au moment où elle partait, nous lui avons proposé de dormir ici. « Vous nous aviez montré notre chambre à Cajarc et nous n’avions pas pu rester. Voici la vôtre ici. Il est 17 heures, c’est un peu fou ce que vous faites là : cinq heures de route à l’aller, cinq au retour, juste pour venir nous voir ». « Mais Pierre, vous ne vous rendez pas compte, il y a tellement de gens qui aimeraient être à ma place ». C’était cela l’élégance de Claude.
Les Pompidou vous ont-ils acheté une toile ?
Non.
Parlons des présidents qui ne sont plus au pouvoir ou ne peuvent y revenir. Quelles ont été vos relations avec eux ?
J’ai connu Valéry Giscard d’Estaing à New York alors qu’il était conseiller de l’ambassadeur aux Nations unies, Georges-Picot. C’était peu après le bombardement de Sakiet [en Tunisie, en 1958] par l’armée française et à l’ONU, c’était Giscard qui parlait pour défendre le point de vue de la France. Nous avons passé un dimanche ensemble, chez les Georges-Picot, avec les Giscard. Mais nous n’avons noué aucune relation particulière.
Mitterrand, je l’ai vu passer très souvent devant ma porte car nous étions voisins à Paris. Un jour, en fin de matinée, je le croise dans le jardin qui jouxte Saint-Julien-le-Pauvre, avec une dame. J’ai bien compris que c’était un lieu où il avait ses rendez-vous. Nous ne nous sommes jamais liés car j’étais très ami avec Michel Rocard pour qui j’ai réalisé, comme il l’avait demandé, sa stèle au cimetière de Monticello, en Corse.
Et avec les Chirac ?
J’ai fait un voyage officiel avec Chirac à Saint-Pétersbourg car j’avais une exposition au musée de l’Ermitage qu’il est venu voir. Puis nous sommes allés à Moscou, au Kremlin, un grand souvenir ! C’est un choc de circuler entre ces murs couverts d’appliques en or, ou dorées, avec ces plafonds immenses, ces tapis épais, ces escaliers monumentaux. Cela n’a pas changé depuis les tsars et je me suis dit : « Je comprends, c’est un endroit où l’on devient fou ». Nous sommes reçus par Poutine dans une salle. Il y avait Bernadette Chirac, Mme Poutine, quelques interprètes, Chirac et moi, personne d’autre. Poutine m’avait assuré qu’il visiterait mon exposition à Saint-Pétersbourg et qu’il me souhaitait beaucoup de succès. Ce jour-là, au Kremlin, il me dit qu’il est heureux de me voir et qu’il a vu deux fois mon exposition. Chirac enchaîne aussitôt : « La première pour voir, la deuxième pour comprendre ! » Ensuite, j’ai accompagné Chirac sur les bords de la Volga et nous avons visité l’immense usine où l’on fabriquait les Soyouz.
Vous avez aussi réalisé à sa demande un vase avec la manufacture de Sèvres, dont l’oculus laisse apercevoir la couche d’or interne. Il est devenu le trophée d’un tournoi de sumo au Japon. Vous avez reçu dans ce pays, en 1992, le Praemium impérial, sorte de Nobel de la peinture. Quel souvenir en gardez-vous ?
Nous avons été invités au Palais impérial et l’interprète m’avait expliqué ce qui allait se passer. L’entrevue avec l’empereur et l’impératrice devait durer exactement une demi-heure. J’entre dans cette grande salle, où ils se trouvaient tous les deux, au beau milieu. Puis je remarque des personnages tellement collés contre la porte, qu’elle semblait vide, les gardes du corps sans doute. La conversation était difficile. Je vois alors par la fenêtre des arbres clairs, des bouleaux, qui se détachaient sur un fond de feuillage aussi sombre que du houx et le contraste illuminait cet endroit. J’en fais la remarque à l’empereur. « Cela me fait plaisir, c’est moi qui les ai plantés », me dit-il et nous avons eu une conversation sur les jardins.
Je savais par notre amie interprète, dont la sœur travaillait chez un éditeur japonais, que celui-ci avait publié un poème, traduit en anglais, une sorte de bestiaire. Malgré ma mauvaise connaissance de cette langue, je m’aperçois qu’il est conçu comme une œuvre d’Apollinaire, son bestiaire, que j’aime beaucoup. Je le cite à l’impératrice. Et elle, enchantée, « Apollinaire, je connais ! ». Nous avons parlé de littérature et elle s’est animée. L’empereur était à côté, suivait vaguement, et avait l’air de s’ennuyer.
Au bout d’une demi-heure, les personnages près de la porte se sont agités et j’ai légèrement tourné la tête. « Voilà ce qu’il se passe ici. Chaque fois qu’il arrive quelque chose d’intéressant, il faut arrêter », s’est plaint l’impératrice. Elle s’est tournée vers Colette, elle lui a dit que c’était une vie pénible.
Colette Soulages, 98 ans, la gaîté même, nous rejoint.
C.S. : J’avais bien envie de rester, mais j’ai préféré vous laisser travailler !
Un soir de 1942, à minuit, vous avez épousé Colette Llaurens, devenue Colette Soulages et vous étiez tous deux vêtus de noir. Saviez-vous que l’on se mariait couramment en noir jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ?
C.S. : Quelle intuition !
P.S. : J’étais sûr que je retardais ! [Ils rient tous les deux]
La longévité extraordinaire de votre histoire parle d’elle-même. Mais auriez-vous pu accomplir votre œuvre sans Colette ?
Ce n’est pas impunément que l’on vit pendant 77 ans avec quelqu’un. Au fond, j’ai eu une énorme chance, au début de ma carrière. Colette jugeait cela tout à fait normal ! Elle me trouvait à part. Oui, sans elle, cela aurait été sans doute différent.
Le 13 février, votre ami, celui qui a établi tout le catalogue raisonné de votre œuvre, le linguiste Pierre Encrevé, disparaissait. Que voulez-vous nous dire de lui ?
Pour moi, c’est la plus grande tristesse qui se puisse concevoir. Marie-Hélène, sa femme, est là en ce moment, avec nous. Je ne peux rien dire d’autre. D’autres que moi se chargeront de montrer l’importance qu’il a pu avoir.
Qumeriez-vous que l’on retienne de vous et de votre œuvre, dans l’avenir ?
Que j’ai tenté de vivre une vraie vie. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde.
Exposition Pierre Soulages au musée du Louvre, du 11 décembre 2019 au 9 mars 2020