A Tokyo, Ghosn peaufine sa contre-offensive
Par Philippe Mesmer, Tokyo, correspondance, Éric Béziat
Les avocats de l’ancien PDG de Renault-Nissan-Mitsubishi espèrent faire annuler l’ensemble de la procédure.
A quoi pense Carlos Ghosn lors de ses rares promenades bucoliques dans les montagnes à proximité de Tokyo, ou quand il compte les heures derrière les murs de la villa anonyme qu’il loue à Minato, un quartier huppé de la capitale japonaise ?
L’ancien patron tout-puissant, arrêté pour soupçons de malversations financières, le 19 novembre 2018, à son arrivée au Japon, le fondateur de la triple alliance automobile Renault-Nissan-Mitsubisishi qui a passé, durant ces dix derniers mois, 130 jours en prison, le PDG déchu, désormais assigné à résidence sous des conditions draconiennes, a tout le loisir de méditer.
Mais l’essentiel de son énergie et de son temps, il le consacre à mettre au point sa défense dans les bureaux de son équipe juridique menée par le ténor du barreau japonais, Junichiro Hironaka, seul lieu où il a le droit d’utiliser téléphone et ordinateur pour communiquer avec le monde extérieur.
La tâche est ardue. M. Ghosn fait face à deux sérieux chefs d’accusation qui pourraient lui valoir plus de dix ans de prison. Le premier, c’est la dissimulation de revenus entre 2009 et 2017. Le second, c’est l’abus de confiance, précisément pour avoir fait rémunérer par Nissan des intermédiaires au Moyen-Orient − Khaled Al-Juffali en Arabie saoudite et Suhail Bahwan au sultanat d’Oman − en échange d’avantages financiers personnels présumés.
Contre-offensive
Le Monde a pu avoir accès à des éléments-clés de cette stratégie de défense. D’après nos informations, Carlos Ghosn s’apprête à déployer, avec l’aide de ses conseils, une contre-offensive ciblant ses accusateurs selon plusieurs axes d’attaque.
La première salve se place strictement sur le terrain du droit. Elle sera tirée lors d’une audience préliminaire prévue le 24 octobre, au tribunal de Tokyo. Les avocats vont présenter au juge douze cas, flagrants selon eux, de violation de la légalité juridique nippone par les procureurs chargés de l’enquête. Ces cas, au dire des défenseurs de l’homme d’affaires franco-libano-brésilien, devraient conduire le juge du tribunal de Tokyo à annuler la procédure.
La défense de M. Ghosn estime avoir mis en évidence, de façon démontrable et mesurable, de très nombreuses situations de collusion du parquet de Tokyo avec Nissan. Les avocats auraient l’intention de mettre en cause les procureurs dans des cas présumés de fuite de pièces du dossier en direction des médias ainsi que dans des cas de destructions présumées de preuve à la demande de Nissan.
« Malgré nos demandes répétées, nous n’avons accès ni aux éléments de preuve de l’accusation ni aux témoignages à charge, confirme au Monde Takashi Takano, l’un des avocats japonais de M. Ghosn. C’est très inhabituel. Au Japon, dans les affaires criminelles ordinaires, les procureurs partagent leurs preuves. Mais, dans cette affaire, le parquet dissimule des pièces. Il est impossible, dans ces conditions, de s’attendre à un procès juste et impartial. » Sur ces points, nous avons contacté le bureau du procureur de Tokyo, qui n’a souhaité faire aucun commentaire et refuse même d’entendre les accusations formulées.
Utilisation abusive et opaque du plaider-coupable
Sur le fond, les avocats de Carlos Ghosn vont tenter de démontrer l’existence d’un grave déséquilibre de traitement au détriment de l’ancien PDG de Renault et Nissan comparé à d’autres protagonistes de l’affaire. Les avocats s’appuient pour cela sur les contrats passés entre le groupe automobile nippon et les intermédiaires moyen-orientaux impliqués dans les affaires d’abus de confiance, des pièces fournies par lesdits intermédiaires eux-mêmes, MM. Al-Juffali et Bahwan.
D’après la défense de Carlos Ghosn, ces documents volumineux – deux classeurs de 500 pages pour la seule affaire Bahwan (l’abus de confiance présumé impliquant un intermédiaire omanais) – portant sur les années 2011-2018 renferment des dizaines de noms de cadres de Nissan de différents niveaux hiérarchiques, dont de très hauts responsables. Un document récapitulatif des personnes impliquées, que Le Monde a pu consulter, contient dix-sept noms, dont celui de Hiroto Saikawa, le PDG de Nissan, qui aurait donné son aval aux versements en 2017 et 2018.
Dans la même veine, les défenseurs de M. Ghosn fustigent une utilisation abusive et opaque du plaider-coupable au profit de dirigeants de Nissan impliqués, eux aussi, dans les malversations présumées. Deux hauts cadres du constructeur japonais, Hari Nada et Toshiaki Onuma, en ont bénéficié.
Mais les avocats pensent que d’autres dirigeants (sans en connaître le nombre et l’identité) feraient partie de ces témoins protégés par une immunité, dont M. Saikawa. Ce dernier est démissionnaire depuis le 16 septembre parce qu’il a, lui aussi, bénéficié de manipulations frauduleuses concernant sa rémunération sans pour autant avoir été poursuivi. « Il est évident que le traitement réservé aux hauts dirigeants étrangers est discriminatoire comparé à celui des Japonais », juge Me Takano.
Faire passer des messages dans l’opinion publique
Contactée, la direction de Nissan a transmis la réponse suivante : « L’enquête interne de Nissan a mis au jour des preuves substantielles d’un comportement manifestement contraire à l’éthique. Cela a abouti à un vote unanime du conseil d’administration pour démettre MM. Ghosn et [l’Américain Greg] Kelly en tant que président et administrateur. Le 9 septembre, le conseil d’administration de Nissan a reçu un rapport du comité d’audit de la société sur l’enquête interne menée conjointement par Nissan et un cabinet d’avocats externe depuis octobre 2018. Le rapport confirme des cas spécifiques de faute du président [Carlos Ghosn] de la société et d’autres personnes. »
En dehors des prétoires, l’équipe Ghosn est aussi à la manœuvre pour faire passer des messages dans l’opinion publique. Il y a toujours le sujet de l’atteinte aux droits des justiciables dans le système nippon. Mais d’autres contre-feux destinés à neutraliser l’image d’un Ghosn « accro » à l’argent sont aussi allumés par ses défenseurs.
« Selon l’acte d’accusation, le montant frauduleux dont aurait bénéficié Carlos Ghosn et qui lui vaut de passer devant la justice s’élève à 20 millions de dollars [environ 18 millions d’euros], constate Me Takano. Au même moment, Nissan, dans son audit final, avance de manière totalement déloyale, et sans en apporter la preuve, un montant de plus de 320 millions de dollars, dans le seul but de faire passer M. Ghosn pour un individu cupide. »
Les arguments sur le gâchis économique de l’affaire viennent s’ajouter à ces considérations. La défense de M. Ghosn estime que Nissan a déjà dépensé 200 millions de dollars en investigation privée et rappelle que sa capitalisation a fondu de 10 milliards de dollars depuis novembre 2018. En résumé, tout le monde serait perdant.
Déterminé à lutter
Ceux qui ont vu Carlos Ghosn il y a peu décrivent un homme déterminé à lutter, apparemment en forme, bien qu’amaigri, oscillant entre volonté farouche et lucidité résignée quant à la difficulté de faire valoir ses droits d’accusé.
Dans son actuelle vie de reclus tokyoïte, M. Ghosn, qui se pense suivi en permanence dans la rue par des individus dont il ne sait s’ils sont des policiers ou des détectives privés payés par Nissan, souffre surtout de l’interdiction de tout contact avec son épouse Carole. La justice japonaise a rejeté à cinq reprises les demandes de mettre fin à cette situation.
En revanche, il peut recevoir des visites. Ses filles se relaient pour lui tenir compagnie et il échange fréquemment avec des visiteurs : amis, ex-collègues, divers officiels (assez peu de Français, d’ailleurs), comme des sénateurs américains ou encore le président de la République libanaise, Michel Aoun. Le clan Ghosn pense même que le président brésilien Jair Bolsonaro pourrait, lors d’un prochain déplacement au Japon, organiser une rencontre avec le plus connu des Franco-Libano-Brésiliens.
Nourrit-il des regrets ? Un seul, peut-être : avoir fait ce dernier mandat, commencé en 2018, qui devait s’achever en 2021 et dont l’objectif était de trouver une solution afin de consolider définitivement l’Alliance Renault-Nissan. Carlos Ghosn a la conviction que c’est ce qui a causé sa chute.
Eric Béziat et Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)
Aux Etats-Unis, l’affaire Ghosn se conclut par un drôle d’accord amiable. Le gendarme américain de la Bourse, la Securities and Exchange Commission (SEC), a mis fin, lundi 23 septembre à son enquête ouverte à la fin janvier. D’abord en concluant que la société Nissan, Carlos Ghosn (son ancien président) et Greg Kelly (ex-bras droit du patron) avaient bien dissimulé aux investisseurs 140 millions de dollars (130 millions d’euros). Ensuite, en passant un accord à l’amiable avec les trois mis en cause. Nissan, MM. Ghosn et Kelly ont ainsi accepté de payer 16 millions de dollars d’amende pour mettre fin aux poursuites. Le groupe nippon verse 15 millions de dollars tandis que M. Ghosn paie une amende de 1 million de dollars et ne pourra ni diriger une entreprise cotée ni en être administrateur pendant dix ans. M. Kelly, lui, doit s’acquitter de 100 000 dollars (90 700 euros) et ne pourra ni diriger ni être membre d’un conseil d’administration d’une société cotée pendant cinq ans. Si cette décision met probablement une fin définitive à la carrière dans les affaires de M. Ghosn (65 ans), vu du côté de ses avocats, l’épilogue de ce volet américain est un début de victoire. Dans l’histoire c’est bien Nissan qui écope de la plus grosse amende, et aucun des mis en cause – ni Nissan, ni M. Ghosn ni M. Kelly – n’a été contraint de reconnaître sa culpabilité pour que l’accord amiable soit accepté par un juge.