Chronique - Par Maïa Mazaurette
Dans cette économie de l’attention, nous sommes de plus en plus sollicités et distraits ! La chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette donne des pistes pour ne plus perdre le fil.
LE SEXE SELON MAÏA
Envie d’avoir envie ? En sexualité, ça n’est pas toujours évident. Si la libido masculine a tendance à décliner avec l’âge, celle des femmes est affectée par l’âge, la maternité et l’ancienneté du couple (Université du Québec, 2011). Et attention : chez les femmes, ce déclin intervient dès la deuxième année de la relation (British Medical Journal, 2017) !
Parmi les nombreuses explications possibles se trouve la question de la disponibilité mentale. Nous sommes distraits par le travail, les obligations, les loisirs, la télé, le frigo… et distraits jusque pendant l’acte, puisque les hommes sont perturbés par leur obligation de performance, tandis que les femmes sont perturbées à la fois par leur performance et par le souci qu’elles ont d’être suffisamment désirables (Journal of Sex Research, 2006). Bref, nous avons la tête ailleurs.
Sans surprise, ces pensées parasitent l’apparition et l’expression du désir sexuel. Au mieux, on décroche pendant quelques secondes. Au pire, le corps ne répond pas correctement, ce qui crée de l’anxiété, sachant que cette anxiété rendra plus difficile le fait de se débarrasser des pensées parasites (Archives of Sexual Behavior, 2011).
Cultiver la rêverie érotique
Face à cette déstabilisation, nous disposons de deux solutions : soit nous éliminons les parasites, soit nous augmentons l’excitation. Dans le premier cas, ce sont la concentration et la méditation qui permettront de se reconnecter à ses sensations. Les études démontrent les bénéfices à long terme d’exercices de pleine conscience pour les femmes (Journal of Sex Research, 2009) : face à des réponses physiques faciles à ignorer, il est recommandé de tout simplement faire attention à ses parties génitales, son rythme cardiaque ou sa lubrification. La technique du scan peut également être employée (vous pouvez tester en ligne avec le psychiatre Christophe André).
Des difficultés à écouter votre corps ? Dans ce cas, écoutez vos fantasmes, en cultivant la rêverie érotique (c’est une compétence sexuelle aussi légitime que les autres). Allez chercher autour de vous des stimulations – littérature érotique, cinéma, musée, conversation avec les amis, abdominaux d’acier entrevus au club de fitness – pour nourrir vos scénarios personnels.
Si c’était aussi simple, notre désir resterait toujours au beau fixe ! En effet, qu’on décide de se focaliser sur son corps ou sur ses fantasmes, la problématique est la même : nous manquons de temps et de capacité de concentration. Et ça n’est pas (entièrement) de notre faute. En ces temps d’économie de l’attention, ces ressources sont rares, et surtout, elles sont l’objet de toutes les convoitises.
Sur le front de la disponibilité purement temporelle, nous avons ces dernières décennies perdu l’habitude de nous ennuyer, même pendant quelques minutes, même pendant la file d’attente au cinéma. L’omniprésence des smartphones nous prive d’opportunités de flottement mental. Comment mieux se connecter à notre corps quand on ne déconnecte jamais du réseau ?
Répertoire imaginaire
Sur le front de l’attention, c’est encore pire, puisqu’elle est soumise à des pressions et manipulations constantes (par la publicité, les notifications, le nudge, etc.). Ces perturbations peuvent être visuelles, auditives ou olfactives (bon courage pour fantasmer au milieu d’odeurs de pizza). Comment faire abstraction quand nous croisons 1 200 publicités par jour, quand nous consultons notre téléphone 26 fois par jour en moyenne ? Même la nuit, territoire traditionnel de la sexualité, est concernée : 41 % des Français consultent leur smartphone pendant les heures supposément consacrées au sommeil, 23 % juste avant de s’endormir, et 20 % juste après le réveil (chiffres Deloitte, 2016)
Autre obstacle : la rêverie sexuelle est constamment exploitée pour nous attraper non par la chatte, mais par le porte-monnaie. Elle sert d’argument commercial dans les publicités de secteurs aussi divers que le prêt-à-porter ou les prêts bancaires : face à cette exploitation sans merci, la force de notre désir devient une faiblesse. On se maudit de tomber si facilement dans les pièges publicitaires les plus basiques, on commence à associer le sexe au commerce, les corps attirants à la vente de brocolis : tout fout le camp.
En outre, la marchandisation du désir augmente autant qu’elle révèle les inégalités de genre : les femmes sont plus souvent l’objet que les destinataires de la production érotique – et ce, dans les institutions culturelles (en 2012, les trois quarts des nus du monumental MET de New York étaient féminins) autant que dans la publicité (selon le CSA, les deux tiers des corps sexualisés dans la publicité sont des corps féminins). Les fantasmes des hommes hétérosexuels sont donc encouragés, même passivement, du métro au boulot en passant par les expos. Pour les femmes, la rêverie érotique demande plus d’investissement personnel.
Par ailleurs, s’autoriser le fantasme demande la préexistence d’un répertoire imaginaire, exactement comme raconter des histoires demande de connaître du vocabulaire. Or, malgré l’abondance des fantasmes mis à notre disposition dans les magazines comme dans la pornographie, ce répertoire-là peut donner l’impression de répéter les mêmes thématiques (le BDSM et les pratiques de groupe tiennent le haut du pavé), mais aussi de réduire le désir féminin hétérosexuel à une niche (puisque le marché de l’érotisme est encore majoritairement le fait d’hommes parlant à d’autres hommes).
Une liberté qui ne s’use que si on ne s’en sert pas
Autre facteur défavorable : notre culpabilité, bien sûr. Certains fantasmes entrent en conflit avec nos valeurs ou notre idée de la normalité, au point qu’on choisisse parfois de faire taire notre voix intérieure. Comment être féministe et rêver de contrainte, comment être un macho sodomisé, comment rester conservateur quand on s’imagine exhibé en public ? Cette question de la légitimité se pose encore plus fortement depuis les débuts du mouvement #metoo. Elle a d’ailleurs été instrumentalisée par les forces réactionnaires : on n’aurait plus le droit de fantasmer comme on veut (rappel : vous pouvez fantasmer sur l’assassinat de bébés chats ou les flans d’aubergine si ça vous chante, c’est le passage à l’acte qui peut éventuellement poser problème).
Enfin, le simple fait de consacrer de l’attention au désir contredit des stéréotypes sociaux voulant que la sexualité soit une force envahissante, emportant tout sur son passage, susceptible de nous transformer en obsédés – ne nécessitant donc aucune initiative. Si « on ne pense qu’à ça », paradoxalement, pas la peine d’« y » penser.
Alors que faire ? Face aux perturbations induites par l’économie de l’attention, les fantasmes des autres, le jugement social et nos propres précautions, la préservation jalouse de notre fantasmatique personnelle paraît compromise. Voyons pourtant le verre à moitié plein : c’est justement parce qu’elles se heurtent à tous ces éléments que nos rêveries érotiques apparaissent comme joyeusement subversives : uniques, foutraques, gratuites, invendables, improductives, transgressives, pas commodes. La liberté de fantasmer rejoint alors le champ « noble » de la liberté de penser. Qui ne s’use que si on ne s’en sert pas.