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Jours tranquilles à Paris
18 octobre 2020

Début du couvre-feu : « On se croirait dans un film, sauf que ce n’est pas du cinéma »

couvre ratp

couvre47

Par Laurie Moniez, Lille, correspondance, Gilles Rof, Marseille, correspondant, Richard Schittly, Lyon, correspondant, Sylvia Zappi, Nicolas Chapuis, Marie-Béatrice Baudet - Le Monde

Paris et huit métropoles de l’Hexagone se sont pliées, samedi, à l’obligation de couvre-feu, une situation que la capitale n’avait pas connue depuis 1961.

Le père et le fils se tiennent debout place Saint-Michel, à Paris, au cœur de ce Quartier latin si souvent embrasé par la fièvre du samedi soir. Tous deux attendent, tous deux observent et jettent de temps en temps un coup d’œil à l’horloge située à quelques mètres plus loin sur le quai de Seine. Il est 20 h 40. « C’est le premier jour du couvre-feu, c’est un événement, on veut être là, on habite juste à côté, on aura le temps de rentrer… », déclare fièrement le père.

Plus que vingt minutes à tenir et soudain, la vie s’accélère comme dans un vieux film de Charlot. Les commerces baissent rideau, les garçons de café se dépêchent de rentrer les terrasses, les passants hâtent le pas. Il est bientôt l’heure. Tic-tac, tic-tac. Quelque 20 millions de Français ont désormais l’obligation de rester chez eux entre 21 heures et 6 heures du matin afin de contenir la deuxième vague de Covid-19, comme leur a expliqué le gouvernement. Et oui, ils ont obéi et suivi les consignes.

20 h 43. La ville de Saint-Denis semble déjà endormie. La rue Gabriel-Péri, principale artère de la ville s’est dépeuplée. Même les portes du « 129 », un kebab célèbre dans tout le département de cette banlieue populaire sont fermées. D’habitude, des jeunes venus de tout le « 93 » y font la queue. Le trottoir, ce soir, est désert.

20 h 45. Paris, du côté de Beaubourg. Samuel termine de ranger des tables à l’intérieur du café où il travaille depuis dix ans. Il râle, on l’entend s’énerver. « Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Allez, je vais faire l’hypocrite. Vous voyez, je ferme, je respecte cette formidable loi, et tout va bien… » Mais lutter contre le Covid-19, c’est fondamental non ? « Je vais vous dire une chose et une seule : j’espère que l’avenir va donner raison au gouvernement parce que sinon, pour nous, les cafés et les restaurants, le prix à payer va être très lourd. »

« Difficile de dîner en regardant sa montre »

20 h 48. A Lyon, Frédérique, 50 ans, est attablée avec deux couples d’amis au restaurant corse « A Cantina », dans le quartier de l’Hôtel de ville. C’est bientôt l’heure de partir. Les cinq convives ont calculé leur temps de trajet. Ils se montrent prudents.

« Cela fait partie de notre quotidien maintenant, on doit s’adapter, cela risque de durer », explique Dominique ; ses amis acquiescent. Une trentaine de clients sont répartis dans les salles très cosy de l’établissement. « D’habitude le samedi, on en accueille quatre fois plus, on sert environ 120 couverts, mais c’est difficile de dîner ici en regardant sa montre », confie le jeune patron Garry Blaisonneau, 32 ans, tandis qu’il prépare des fiches de dérogation pour que ses douze employés puissent regagner leur domicile sans problème. « Les clients, témoigne Steve, l’un des serveurs, consomment différemment. Ils nous demandent de choisir à leur place pour gagner du temps. »

La fermeture approche. « Mesdames, messieurs, ici la police, il reste dix minutes. Attention au compte à rebours », lance haut et fort Garry. Eclats de rire dans le restaurant. Dehors, des passants courent en direction du métro comme s’ils voulaient éviter un orage. « On se croirait dans un film au temps de la prohibition, s’amuse le restaurateur, sauf que ce n’est pas du cinéma. »

20 h 50. Karim, grand Marseillais élégant, hésite à suivre la petite centaine de protestataires opposés au couvre-feu qui se dirigent vers la préfecture des Bouches-du-Rhône en empruntant la rue Saint-Ferréol, à l’angle de la Canebière. « Je buvais un verre sur une terrasse avec des amis. Et quand ça a commencé à fermer, j’ai suivi la manifestation. Sur le fond, je suis d’accord avec eux, mais je ne vais pas prendre de risques et me retrouver avec une amende à 135 euros. J’ai ma redevance télé à payer », s’amuse le jeune homme de 20 ans, en repartant sagement vers son domicile. Le défilé n’ira pas très loin. C’est un acte de rébellion fugitif et festif sans conséquences.

20 h 55. Jonathan, 33 ans et Teva, 35 ans, sortent du Bloempot. Ce restaurant est une véritable institution lilloise. Situé rue des Bouchers, sa carte propose du maquereau en gravlax et des cèpes fermentés accompagnés d’escargots de Comines. Au Bloempot, c’est toute la richesse du terroir des Flandres qui est magnifié. Ici, on est « locavore », tous les produits viennent de petits fournisseurs du coin.

« Je vais finir à servir le thé comme chez la reine d’Angleterre »

Jonathan et Teva ont le sourire, le dîner fut délicieux. Mais en cuisine, les visages sont graves. Le chef Florent Ladeyn est désabusé. « En mars, quand il y a eu le confinement, on s’est battu, on s’est adapté et puis dès juin, on a vu des établissements qui ne respectaient rien, aucune règle de distanciation sociale. On a compris que cela allait péter de nouveau ». Dès dimanche, Florent Ladeyn va devoir mettre sa vingtaine de salariés en chômage partiel. « On a fait notre part, mais là… Pourquoi des boîtes comme Uber peuvent continuer ? Est-ce qu’on a demandé aux grandes surfaces de désinfecter leurs articles, d’agrandir leurs rayons ou de porter des gants ? », soupire-t-il.

21 heures. Place Saint-Michel, les taxis pris d’assaut détalent. Des retardataires inquiets de la présence de six cars de gendarmerie mobile garés le long de la Seine accélèrent le pas, les cyclistes appuient à fond sur les pédales de leur Vélib’. Papa et fiston, les deux badauds du début de soirée, sont rentrés chez eux. Le gérant d’un des cafés de la place éteint les dernières lumières : « D’habitude, je ferme à 1 heure du matin, puis on m’a demandé de terminer à 22 heures, puis maintenant 21 heures… Je vais finir à servir le thé comme chez la reine d’Angleterre », se désole-t-il.

21 h 20. Paris, quartier Château-Rouge, près de la gare du Nord. « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous devriez être rentré chez vous… », lance à un passant la commissaire divisionnaire Emmanuelle Oster. L’homme dégaine une attestation. « Parfait », répond la patronne des policiers du 18e arrondissement. Un deuxième homme qui rentre du travail n’a pas eu le temps de télécharger son attestation. Les agents le laissent repartir après quelques secondes. « On va faire preuve de discernement ce soir mais la pédagogie ne peut pas durer trop longtemps », explique la gradée.

21 h 50. A Saint-Denis, les tramways circulent presque à vide. D’une fenêtre de la rue de la République, près de la halle du marché, on entend des rires et des éclats de voix. Des jeunes font la fête et écoutent un tube de Cheb Khaled. Le son n’est pas très fort mais dans la rue désertée, le refrain résonne comme si le son était décuplé.

22 heures. Marseille est calme, très calme. « Je tiens à remercier les professionnels qui ont parfaitement respecté l’heure prévue. Et merci à la population qui a suivi la règle », salue le préfet de police Emmanuel Barbe sur le Vieux-Port. « On préférerait se concentrer sur autre chose, mais il faut le faire car c’est la priorité de la nation ». En début de soirée, les forces de l’ordre avaient eu peur. Autour du stade Vélodrome où l’OM affrontait Bordeaux à huis clos, les supporteurs avaient accompagné leur équipe dans un halo de fumigènes.

Un curieux ballet

22 h 30. Paris est vide. Dans les rues, les SDF s’apprêtent à survivre une nuit de plus. Sophie, une Américaine dort depuis trois ans en face de l’ancien palais de justice, île de la Cité. Elle ne se plaint pas, montre son masque et dit « qu’elle refuse d’aller dans un refuge car elle est sûre d’y attraper le virus ».

Paris est vide et commence alors un curieux ballet. Les livreurs de sushi et de pizza ont pris possession du bitume. Ils zigzaguent, écoutent de la musique à fond, heureux de rouler en toute liberté. Ils ont beaucoup de travail ce soir, confie Ali qui porte sur son dos un lourd sac réfrigéré fluorescent.

A Paris, les lumières aux fenêtres sont allumées. Les restaurants sont fermés mais la nuit ne fait que commencer. Faire la fête jusqu’à six heures du matin ? « Ben, oui, comme on fait d’habitude », expliquaient en début de soirée dans le métro Lola et deux de ses copines qui venaient d’acheter à elles trois neuf litres de bière pour tenir toute la nuit. Plus sages, Louis, Bastien et Julien, rencontrés avant 21 heures imaginaient plutôt une soirée pyjama pour respecter ce premier soir de couvre-feu.

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17 octobre 2020

Enquête - En France, la mouvance conspirationniste QAnon gagne des adeptes

Par Grégor Brandy, Damien Leloup - Le Monde

Relativement peu présente en France par rapport au Québec ou à l’Allemagne, la théorie complotiste compte des militants très impliqués. Parfois décrite comme une « métathéorie », QAnon s’adapte et évolue d’un pays à l’autre.

On a commencé à l’apercevoir régulièrement en France à la fin de l’été, place de la République, à Paris, ou en marge des manifestations de rentrée des « gilets jaunes » : la lettre Q, noire ou rouge – le symbole de QAnon. Une théorie du complot complexe et multiforme, née aux Etats-Unis, qui postule l’existence d’un « Etat profond » intriguant dans l’ombre contre Donald Trump, mené par une « élite » volontiers décrite comme une « bande de pédophiles satanistes ». Née en 2017, la mouvance s’organise plus ou moins strictement autour des messages anonymes et cryptiques publiés en ligne par un certain « Q », qui se présente comme un cadre haut placé dans l’Etat fédéral.

QAnon est très loin d’être un mouvement de masse en France. Mais à la faveur de la pandémie, « Q » a rapidement gagné des militants dans l’Hexagone. Combien sont-ils ? Impossible de le savoir avec précision. Sur YouTube, les vidéos en français faisant la promotion du mouvement dépassent couramment les 150 000 vues, et le principal groupe Facebook QAnon francophone, 17FR, a dépassé les 30 000 membres, dont une moitié environ de Français, presque autant de Québecois, et un bon millier de Belges. Il a été fermé par Facebook le 6 octobre, après l’interdiction par le réseau social de tous les groupes se référant à la mouvance, même ceux qui comme 17FR ne publiaient pas d’appels à la violence.

Qu’est-ce qui peut bien pousser des Français à s’impliquer dans cette théorie du complot alambiquée et qui se concentre essentiellement sur l’idée d’un complot politique américain ultracomplexe ? Une théorie qui fait, de surcroît, de Donald Trump – unanimement décrié en Europe – un héros ?

Un « message d’espoir »

« Chacun s’y intéresse pour ses propres raisons, mais mon impression est que c’est ultimement la possibilité de justice et d’équité sociale qui rassemble, l’espoir d’un monde meilleur », explique au Monde « Dan », l’un des principaux administrateurs de 17FR, et créateur du site Qanonfr.

« Depuis que je suis impliqué dans ce mouvement, j’ai eu des discussions avec des gens qui sont médecins, avocats, élus, policiers, garagistes, caissiers, naturopathes, et j’en passe. Ils sont riches, ils sont pauvres. Ils sont jeunes, ils sont arrière-grands-parents. Ils sont en pleine forme, ils sont mourants. Mais ils sont unis par l’idée d’un monde meilleur. Pour eux, Q est un message d’espoir. C’est “le” fil conducteur principal. On ne peut pas mettre tous ces gens dans l’unique panier d’extrême droite. »

Léonard Sojli, qui anime la chaîne YouTube Les DéQodeurs et le site Dissept.com, explique, quant à lui, avoir « fait partie de ceux qui détestaient Trump au début ». « Je faisais partie des perroquets intellectuels qui lisent un truc et le répètent à leur entourage, confie-t-il au Monde. Mais quand je regarde ce qu’il fait, je vois bien que sous sa présidence il n’y a eu aucune nouvelle guerre, et qu’il a tenu toutes ses promesses. »

Un décompte est d’autant plus difficile à effectuer que QAnon n’est pas un mouvement homogène. Certains de ses soutiens suivent dans les moindres détails les messages, appelés « drops », publiés sur Internet par Q. D’autres se passionnent uniquement pour la lutte contre un « complot pédophile », ou souscrivent à une vision plus globale d’un « complot des élites » qui reprend, de manière plus ou moins ouverte, des éléments de QAnon, parfois sans s’en revendiquer. Pour certains, la figure de Donald Trump est centrale ; chez d’autres, elle est totalement absente. « Je pense qu’une écrasante majorité des pro-Q européens sont pro-Trump », note Tristan Mendès-France, maître de conférences associé à l’Université de Paris, spécialiste des cultures numériques.

« Mais il y a aussi une part d’individus qui sont QAnon moins pour le côté christique de Trump que pour les dénonciations qui sont portées par la mouvance QAnon : le rejet d’une “élite mondiale”, de Jeffrey Epstein, de Hillary Clinton et du Parti démocrate, de George Soros ou de Bill Gates… Toute cette fantasmagorie existe en dehors de QAnon ; des gens y adhèrent sans passer par la figure de Trump. »

« Je n’ai pas attendu Trump pour être au courant de l’existence de l’“Etat profond” », dit M. Sojli, qui s’implique depuis dix ans dans différents projets de médias « alternatifs » – il a contribué à la création de la chaîne YouTube Thinkerview, mais n’y participe plus depuis 2015, et avait déjà créé son propre site, Jaiundoute.com. « Je viens d’un pays où il y avait la dictature ; le vote, ça servait à rien. Je suis arrivé en France en pensant que j’allais vivre dans le pays des droits de l’Homme, et puis il y a eu ce vote pour le traité constitutionnel européen, les gens ont voté “non”, et c’est passé quand même. Cela m’a rappelé les élections sous la dictature en Albanie. »

La crise du Covid comme accélérateur

Parfois décrite comme une « métathéorie » capable d’agréger différentes théories du complot préexistantes, QAnon s’adapte et évolue aussi d’un pays à l’autre. Aux Etats-Unis, le mouvement proche de QAnon, « Save our children », centré sur l’idée que des centaines de milliers d’enfants sont enlevés chaque année pour servir d’esclaves sexuels aux « élites », a été très virulent durant l’été.

En France, QAnon n’a eu que peu d’impact, même s’il a trouvé des échos dans certaines sphères antipédophilie proches d’activistes comme Stan Maillaud. Ce dernier a été condamné à deux ans de prison ferme en juillet pour avoir planifié l’enlèvement d’enfants qu’il affirmait vouloir « libérer ». Durant l’été, une pizzeria du 6e arrondissement de Paris a été la cible de messages menaçants sur les réseaux sociaux, publiés par des internautes pensant que l’établissement camouflait un réseau de prostitution infantile. Mais ces incidents sont restés limités.

Les principaux promoteurs du mouvement en France se concentrent essentiellement sur les présumés « complots » organisés par « l’Etat profond » et le Parti démocrate américain. Le mouvement semble aussi influencé par quelques-unes de ses grandes figures québécoises, et notamment Alexis Cossette-Trudel, animateur de la chaîne YouTube Radio-Québec (120 000 abonnés). Fils d’un militant du Front de libération du Québec, antimédias, Alexis Cossette-Trudel est l’une des figures de proue québécoises des antimasques et plus généralement de celles et ceux qui pensent que les gouvernements mentent sur la sévérité du Covid-19, qu’il décrit volontiers comme une « vilaine grippe ». Sur YouTube, des extraits de ses vidéos sont très régulièrement repris, commentés et disséqués par les militants français de QAnon et dans divers cercles antimasques (ou « pro-choix », comme ils se définissent).

« LA CRISE DU CORONAVIRUS A FAIT EXPLOSER L’INTÉRÊT POUR Q PARTOUT DANS LE MONDE », SELON DAN

« La crise du coronavirus a fait exploser l’intérêt pour Q partout dans le monde, note Dan. Que ce soit sur notre page, ou sur plein d’autres que je consulte (et consultais, car la faucille de la censure est passée), le lectorat a explosé. On a connu un afflux significatif de nouveaux membres entre mars et juillet. » Les liens entre Q et la pandémie ne sont pourtant pas particulièrement évidents : le Covid-19 n’est pas un élément central des messages publiés par Q, même s’il évoque régulièrement l’actualité en lien avec la pandémie ; Q n’a par ailleurs mentionné les masques qu’à deux reprises.

La crise sanitaire a aussi coïncidé avec le passage à plein temps de M. Sojli sur la publication de contenus QAnon. Autoentrepreneur dans le secteur culturel, il se retrouve avec le confinement sans ressource autre que quelques économies, mais avec du temps, et les premières vidéos qu’il publie marchent plutôt bien :

« J’ai lancé une campagne de dons qui a atteint son objectif, et depuis je fais ça à temps plein, avec d’autres personnes qui m’aident à faire les vérifications. Ce temps me permet d’aller à la source, et la source ce n’est pas l’AFP, c’est l’endroit où se produisent les événements. »

Une méthode séduisante

Plus qu’une théorie bien précise, c’est surtout une méthode qui a séduit une partie des internautes français, estime Tristan Mendès-France. Autour de certaines causes ou événements, « on voit s’agréger des profils QAnon et des profils qui ne sont pas forcément dans cette mouvance, mais en adoptent la matrice et toute la structure de pensée, la recherche de liens cachés… Il y a un côté grisant de l’enquête citoyenne, promu par QAnon, cette idée très ludique que c’est à vous de soulever le voile et de percer les secrets ».

La « méthode Q » a aussi séduit à l’extrême droite, où ce mouvement antiélites a pu trouver un terrain favorable, et dans les cercles « antisionistes » ou franchement antisémites, séduits par une théorie qui s’oppose à des figures juives comme George Soros et reprend parfois des éléments conspirationnistes antisémites classiques, comme le Protocole des sages de Sion. Dans les mouvances gravitant autour d’Alain Soral et de Dieudonné M’Bala M’Bala, des références plus ou moins ouvertes à QAnon se sont multipliées ces derniers mois. Par exemple sur la chaîne YouTube de « Marcel D », qui a publié plusieurs vidéos où l’on retrouve les principaux thèmes de QAnon (66 000 abonnés), et qui suivait auparavant de très près les débats liés au mouvement Egalité et réconciliation d’Alain Soral.

« Ce n’est pas la ligne de Q, objecte Léonard Sojli. Q est un chrétien biblique, qui fait des références à l’Ancien et au Nouveau Testament, et la Bible est très claire : un chrétien ne peut pas être antisémite. S’il l’est, c’est qu’il n’a rien compris à sa religion. »

Pour « Dan » comme pour Léonard Sojli, le succès – relatif en France – de QAnon est une conséquence logique d’une situation plus globale. Lorsqu’on demande à ce dernier s’il se retrouve dans le discours des « gilets jaunes », avec qui il semble partager de nombreux points d’accord, il s’agace qu’on cherche à « mettre les choses dans des cases, dans des tiroirs », tout en estimant que, peut-être, « les “gilets jaunes” et les QAnon ont le même problème à la base, un profond sentiment d’injustice ». Un sentiment exacerbé, selon lui, par les médias, coupables sinon d’être contrôlés par l’Etat profond, au moins de se focaliser sur les mauvais sujets et de s’éloigner des faits. « Q ne demande pas de croire ses posts sur parole, mais de les analyser ; il ne donne pas de réponse mais il pose des questions », précise M. Sojli.

Le 7 octobre, alors qu’il répond de bonne grâce pendant près de deux heures aux questions du Monde, il ne comprend pas pourquoi la « une » du média n’est pas consacrée aux derniers documents déclassifiés par l’administration Trump et analysés pour Fox News par plusieurs sources anonymes. Selon lui, les documents prouvent, sans l’ombre d’un doute, que les accusations d’ingérence russe étaient un complot mené par le camp Clinton contre le président des Etats-Unis. « De toute manière, même si vous étiez d’accord avec moi, vous n’auriez pas pu publier un article là-dessus », soupire-t-il.

16 octobre 2020

Enquête - QAnon : aux racines de la théorie conspirationniste qui contamine l’Amérique

Par Grégor Brandy, Damien Leloup - Le Monde

La théorie délirante et virale mêlant pédophilie, satanisme et Hillary Clinton a connu un puissant regain à la faveur de la pandémie, jusqu’à convaincre des candidats républicains au Congrès américain.

Des centaines de pages, comptes ou groupes supprimés en vingt-quatre heures : le 6 octobre, Facebook a totalement banni toute référence à QAnon de ses plates-formes. Une mesure rarissime, prise en catastrophe à un mois de l’élection présidentielle américaine, et qui trahit une certaine panique devant la progression aux Etats-Unis, très nette en 2020, de cette théorie alambiquée mêlant pédophilie, satanisme et Hillary Clinton.

Plusieurs candidats républicains à la Chambre ou au Sénat sont associés à cette mouvance complotiste, née il y a moins de trois ans, le 28 octobre 2017, sur « 4chan », un gigantesque forum anglophone, très peu modéré, au centre de la culture Web des années 2000.

Sur le sous-forum le plus controversé, «/pol/» (pour « politiquement incorrect »), un certain « Q » publie son premier message (drop). Le début d’une longue série : près de 5 000 ont depuis été publiés, au cours desquels le compte de « Q », tenu par une personne, ou plusieurs, dont l’identité reste inconnue (d’où le nom QAnon, contraction de Q et Anonyme), dessine l’image d’une Amérique contrôlée secrètement par une cabale, composée d’agents du « deep state » (« l’Etat profond »), de pédophiles, voire de satanistes.

« QAnon c’est, en résumé, une guerre civile secrète, menée par des dissidents des services de renseignement », résume, sur YouTube, le complotiste Jordan Sather, très impliqué dans le mouvement. « Les messages de “Q” nous aident à nous réveiller, à voir la vérité. » « Toutes les théories du complot ont l’air folles, jusqu’à ce qu’elles soient prouvées », renchérissait fin 2019 Erin Cruz, candidate républicaine au Congrès en Californie et soutien de QAnon.

« Risque de terrorisme »

« “Q” assure être un cadre haut placé du renseignement militaire, proche de Donald Trump », explique Travis View, chercheur sur les théories conspirationnistes et coanimateur du podcast spécialisé « QAnon Anonymous ». L’un des éléments-clés de la théorie, alimentée à grand renfort de photographies, de liens vers des articles de presse ou de documents : la « cabale maléfique va bientôt subir une grande vague d’arrestations, “the Storm”, ce qui nous amènera à des jours plus paisibles et joyeux ».

Des figures connues sont accusées, à commencer par Hillary Clinton. Face à elles, explique « Q », seuls Donald Trump et quelques alliés peuvent encore sauver l’Amérique.

Parmi les partisans de « Q », tout le monde ne veut pas attendre. En trois ans, certains ont choisi de prendre les choses en main : un partisan armé s’est confronté à la police en Arizona en 2018 ; d’autres ont été impliqués dans plusieurs enlèvements d’enfants qu’ils prétendaient sauver, ou dans l’assassinat d’un parrain de la pègre new-yorkaise. Au point que le FBI a classé la mouvance comme « un potentiel risque de terrorisme domestique ».

Mais, au-delà de ces manifestations physiques, et en dehors des militants qui arborent la lettre « Q » ou des slogans spécifiques dans les rassemblements pro-Trump, c’est surtout en ligne que QAnon vit et prospère, grâce à un aspect unique par rapport à d’autres mouvements conspirationnistes : son côté ludique. Dans les forums où il poste ses messages, « Q » n’assène pas de vérités : il pose des questions et à charge pour ses adeptes d’y apporter leurs propres réponses.

Dans son premier message, il avait assuré qu’Hillary Clinton était sur le point d’être arrêtée. Cette prédiction ne s’est jamais réalisée, et « Q » a ensuite abandonné son ton affirmatif pour multiplier les questions rhétoriques ou les références cryptiques, laissant à ses lecteurs en ligne le soin d’interpréter ses messages. « Q » le dit lui-même dans son quatrième drop : « Certains d’entre nous viennent ici pour déposer des miettes, juste des miettes. »

Absorbé par le « complot »

Ces « miettes » alimentent un écosystème très actif. Sur des forums, de nombreux témoignages d’Américains désemparés évoquent une perte de contact avec un proche absorbé par le « complot ». Sans forcément le faire exprès, « Q » a donné naissance à une théorie parfaitement adaptée aux réseaux sociaux, à la fois participative et horizontale, où chacun peut se faire sa propre interprétation d’un message – l’un des mantras de QAnon : « Do your research. » Le mouvement se renouvelle sans cesse au gré des drops et des événements d’actualité, qui fournissent sans cesse de nouveaux signes à interpréter.

« QANON NE SERAIT PAS SI GROS AUJOURD’HUI SANS L’AIDE DES RÉSEAUX SOCIAUX », TRAVIS VIEW, CHERCHEUR

Pour aider, des sites ont été créés, qui agrègent la parole de « Q » : ils permettent d’éviter au grand public de devoir fréquenter les forums anonymes où sont initialement postés les drops, habituellement remplis d’images pornographiques. Sur YouTube, les « bakers » (« boulangers », en référence aux miettes) essaient de reconstituer le puzzle des prédictions de « Q », avec d’importants succès d’audience. « Quand les premiers promoteurs de “Q” ont vu le succès des posts et qu’ils les ont exportés sur YouTube, ça a explosé », se souvient Mike Rothschild, auteur d’un livre à paraître en 2021 sur QAnon.

Les algorithmes de recommandation de telles plates-formes, qui promeuvent sans cesse des messages viraux en fonction de leur fraîcheur et de leur succès chez les autres utilisateurs, l’ont bien senti. « Pendant trois ans, Facebook vous recommandait des groupes QAnon si vous rejoigniez des groupes antivaccins, par exemple », explique Travis View, qui affirme : « QAnon ne serait pas si gros aujourd’hui sans l’aide des réseaux sociaux. »

Sans compter les médias, qui ont aussi donné une forte visibilité à la théorie : l’évolution des recherches sur Google montre que la plupart des pics correspondent à des séries d’articles consacrés au mouvement (l’apparition d’adeptes de « Q » dans un meeting de Donald Trump, la rétrogradation d’un membre du SWAT pro-QAnon, le succès d’un livre pro-QAnon boosté par les algorithmes de recommandation d’Amazon…).

« Chez les gens qui croient en des choses comme QAnon ou le deep state, si les médias de masse disent à quel point cette théorie est fausse et folle, ça ne va pas les convaincre. Au contraire, ça va les renforcer dans leurs convictions », explique Whitney Phillips, professeure à l’université de Syracuse (Etats-Unis) et coautrice de The Ambivalent Internet (non traduit). Les fermetures massives de comptes par Facebook ou autres ont aussi renforcé les militants dans l’idée qu’ils étaient sur la bonne voie.

Un essor lié au confinement

Pour échapper à la censure, le mouvement QAnon a souvent eu recours à de petites dissimulations, se renommant par exemple « 17Anon » – Q est la 17e lettre de l’alphabet. Le 17 septembre, un message de « Q » recommandait à ses partisans : « Déployez camouflage. Abandonnez toutes les références cf : “Q” “QAnon”, etc. pour éviter ban/fermeture_installation censure. »

De tels conseils sont survenus après plusieurs mois de succès fulgurants : de l’avis de tous les observateurs, comme des partisans de QAnon interrogés par Le Monde, la crise sanitaire liée au Covid-19 a réellement propulsé la théorie. Avant cela, jusqu’en février, l’intérêt pour QAnon restait plutôt stable depuis octobre 2017 : il était même plutôt faible, tant sur Google que sur Facebook ou Instagram, selon plusieurs outils statistiques permettant de jauger le succès d’un sujet.

Puis est survenu le confinement d’une grande partie des Etats-Unis. De multiples théories du complot sur l’origine du Covid-19, l’hypothétique rôle de Bill Gates, de la 5G ou d’un « gouvernement mondial » dans la crise sanitaire apparaissent : elles sont très rapidement absorbées par les partisans de « Q ». Métathéorie très malléable, QAnon est particulièrement adapté à ce type d’événements planétaires, puisque son but est de trouver le « sens caché » de l’actualité.

A la faveur de la pandémie, les idées liées à QAnon ont fortement été diffusées dans les cercles qui doutaient des conseils des autorités sanitaires – dont ceux des adeptes des médecines alternatives. « Ce que les partisans de QAnon ont en commun, ce n’est pas l’âge ou la religion », note Travis View. Mais « tous ont un fort taux de méfiance » :

« Ce que QAnon vous offre, c’est la possibilité de ne pas avoir besoin des médias pour comprendre ce qu’il se passe. Il suffit de suivre “Q”, qui se dit connecté à des renseignements militaires haut placés, qui peut ensuite vous dire ce qu’il se passe vraiment en coulisse. Cette quête, cette envie de savoir ésotérique, est le facteur commun à tous ces gens. »

Résultat, selon un sondage réalisé début septembre : 47 % des Américains interrogés avaient déjà entendu parler de QAnon, alors qu’ils n’étaient que 23 % en mars. En quelques mois, les chiffres de fréquentation des espaces de discussion consacrés à « Q » sur Facebook et Instagram ont explosé.

En août, une enquête interne de Facebook, à laquelle la chaîne NBC a eu accès, évoquait des milliers de groupes qui rassemblaient, au total, plus de 3 millions de membres. « Avec le confinement, beaucoup de gens se sont retrouvés avec énormément de temps libre, travaillaient de chez eux, étaient en ligne tout le temps, note Mike Rothschild. Et beaucoup étaient en colère et voulaient pouvoir blâmer quelqu’un pour tout ça. »

Le mouvement a pu, dans ce contexte, prendre son essor en s’agrégeant au succès d’autres théories du complot, estime-t-il :

« “Q” n’est pas la première théorie conspirationniste de la plupart de ses adeptes. (Mais) avec la pandémie, tout se mélange, tout devient la même chose. Si vous allez dans un groupe antivaccins, vous allez tomber sur des gens antimasque, et si vous allez dans un groupe antimasque, vous allez tomber sur des anti-Bill Gates, qui sont à fond dans QAnon. Vous finissez par tout croire et vous devenez fou. »

De nombreux convertis trouvent en QAnon un message d’espoir, avec la purge annoncée du système politique. « Ce monde est un endroit plus intéressant avec “Q”, écrit, parmi des centaines d’autres commentaires laudateurs, Daniel, acheteur du best-seller Amazon pro-QAnon, An Invitation to the Great Awakening (non traduit). C’est un message d’espoir merveilleux. Profitez du spectacle ! »

Cabale pédophile

Parmi toutes les tendances liées à « Q », la lutte contre la pédophilie a été un puissant vecteur de recrutement. Une dimension qui rappelle le « pizzagate », une autre théorie complotiste née en octobre 2016, un mois avant l’élection de Donald Trump. Se basant sur des e-mails piratés au Comité national démocrate, elle affirmait que plusieurs pontes du parti violaient des enfants dans la cave d’une pizzeria de Washington. « On peut présenter QAnon comme le “pizzagate” sous stéroïdes », résume le chercheur Mike Rothschild.

La protection des enfants est une cause de nature à mobiliser des gens d’horizons très différents. Dénonçant un complot d’élites pédophiles, des groupes QAnon ont, en juin, lancé une campagne et un mot-clé, « Save the Children », générant des millions de publications ou d’interactions. En s’appuyant sur une lecture erronée de statistiques d’enlèvement et de trafic d’enfants, des militants ont affirmé que des centaines de milliers de mineurs étaient enlevés chaque année aux Etats-Unis pour servir d’esclaves sexuels à une « élite ». Les prédateurs seraient, eux, protégés par une vaste conspiration sataniste.

« Save the Children » a pris une force particulière à l’été 2020, au point de perturber le fonctionnement des lignes téléphoniques d’urgence de la protection de l’enfance aux Etats-Unis, et d’être impliquée dans plusieurs enlèvements ou tentatives d’enlèvement d’enfants « à sauver ». En août, des manifestants sont sortis dans les rues de plusieurs grandes villes américaines, arborant pour certains des tee-shirts QAnon.

Panique sataniste

Pour la journaliste Brandy Zadrozny, ce mouvement a servi à du « blanchiment d’information » pour des partisans QAnon, qui ont essayé « de faire passer le gros de leur message pour le rendre attractif auprès de personnes n’appartenant pas à leur groupe ». Les idées liées à « Q » se sont de la sorte frayé un chemin dans les messages Instagram de coachs sportifs, les publications sur Pinterest, les vidéos en direct d’influenceurs et les comptes Facebook de mères de famille.

Le mouvement, surnommé « QAmoms » par la presse américaine, a constitué un point de bascule : dans les groupes Facebook consacrés à « Q », jusqu’alors très majoritairement masculins, une majorité des « nouveaux convertis » ont été des femmes.

Pour certains observateurs, une telle propagation d’idées liées à la peur d’un complot pédosataniste rappelle celle de la « grande panique satanique » qui s’est emparée des Etats-Unis dans les années 1980. Après des accusations d’agression sexuelle visant une garderie californienne, l’Amérique s’était embrasée autour d’une théorie du complot affirmant que des enfants étaient enlevés, partout dans le pays, pour servir à des rites sataniques et sexuels. Certains accusés ont passé plus de quinze années en prison, avant d’être définitivement blanchis.

« Les points communs [avec QAnon] sont trop importants pour que ça soit une simple coïncidence, note Richard Beck, auteur d’un livre de référence sur le sujet (We Believe the Children, PublicAffairs, non traduit). Dans les deux cas, l’histoire tourne autour d’enfants brutalisés par un groupe secret d’adultes tout-puissants et intouchables. » Cela dans un pays où des courants évangélistes font une lecture littérale de la menace satanique, note Richard Beck. Cette dimension mystique liée au diable « permet de donner du sens à des événements qui semblent incompréhensibles autrement », selon lui.

Dans ce contexte, des faits réels peuvent venir alimenter les craintes d’un « complot pédophile sataniste planétaire ». En juillet 2019, l’arrestation de l’homme d’affaires Jeffrey Epstein pour de multiples suspicions de viols sur mineures, avant sa mort en prison, le 10 août, a, par exemple, fourni un formidable « carburant pour rallumer la flamme de “Q” », analyse le chercheur Ethan Zuckerman.

« Méfiance contre les élites »

Tous ces éléments ne suffisent pas à expliquer toute la dimension du succès et des origines de QAnon. La chercheuse Whitney Phillips évoque, pour cela, le concept d’effet Fujiwhara, un phénomène météorologique qui se produit lorsqu’un cyclone se nourrit d’un autre pour devenir plus puissant. « On ne peut pas penser QAnon comme un cyclone à part, selon elle. Il se nourrit de l’énergie de beaucoup d’autres cyclones qui frappent depuis plusieurs années. »

« Il faut se pencher sur des choses qui remontent à des décennies, voire à des siècles », explique le chercheur Mike Rothschild. « Les clichés antisémites, ou les pistons classiques des théories complotistes comme les Illuminatis, qui ne sont au fond que l’ancienne version du deep state, tout se recycle », estime-t-il. « L’émotion qui fonde QAnon, c’est la méfiance contre les institutions et les élites, quelles qu’elles soient », renchérit Ethan Zuckerman.

Le succès très rapide de QAnon interpelle tout de même certains des meilleurs chercheurs sur le complotisme. En 2018, à ses débuts, la théorie faisait aussi l’objet d’un débat au sein de la droite de la droite américaine : elle était jugée tellement alambiquée qu’il était difficile de savoir si ses partisans étaient sarcastiques ou sérieux.

« Beaucoup d’éléments de QAnon à ses débuts étaient à moitié ironiques, des sortes de clins d’œil », détaille Whitney Phillips. Cette ironie constante est l’un des fondements de 4chan et de la culture Internet : on appelle cela la loi de Poe, selon laquelle il est impossible de savoir l’intention de l’auteur d’un message si ce dernier ne l’indique pas explicitement.

Une fois sortis de 4chan, l’ironie de certains messages de « Q », que certains initiés du forum pouvaient détecter, a pu être gommée, par exemple dans des groupes Facebook où des textes ont pu gagner un sens très littéral. Une grille de lecture qui peut faire ressembler QAnon à une farce qui aurait mal tourné – et ne se serait pas éteinte, comme d’autres avant elle.

Actuellement, alors que les messages postés par « Q » perdurent, des indices laissent à penser que les propriétaires du forum anonyme « 8chan » (devenu « 8kun ») peuvent en être les auteurs. Une enquête d’un journaliste indépendant a démontré une possible responsabilité des sulfureux Jim et Ron Watkins dans les premiers messages postés : ces figures du Web des années 2000 ont toujours tenu une ligne floue entre humour anonyme et extrême droite américaine.

Un avenir incertain

Toutefois, selon Travis View, la levée du mystère sur l’identité de « Q » « n’aurait aucune importance » pour ses partisans : « Ce sont des croyants. Ça n’arrêterait pas le mouvement », estime-t-il. Plus qu’une telle révélation, un autre danger menace plus directement QAnon : le schisme. Dans une communauté très variée, où chacun peut se faire sa propre interprétation des textes, le « canon » commun posté par un compte sous pseudonyme est très fragile.

Un débat parfois très violent existe, par exemple, autour de la figure de John Fitzgerald Kennedy Jr., mort dans un accident d’avion en 1999. Selon certains adeptes, suivant un message de « Q », JFK junior aurait été en réalité assassiné par Hillary Clinton, pour qu’elle devienne sénatrice de New York. Pour d’autres, il aurait feint sa mort, en attendant de ressurgir en tant que colistier de Donald Trump. « On a de vrais fanatiques de cette théorie sur Twitter. Et certains autres disciples de “Q” pensent qu’ils sont fous », indique Mike Rothschild.

Reste aussi une incertitude de taille : le résultat de l’élection du 3 novembre. Une victoire de Donald Trump galvaniserait une majorité des adeptes de « Q », qui lui sont favorables – le président américain se gardant bien de critiquer un mouvement qui l’érige en héros. Mais, à l’inverse, une défaite de Trump « ne fera pas disparaître QAnon », estime Travis View. « Quand vous avez investi des années de votre vie dans un mouvement, ce n’est pas facile de le quitter. Ce qui va probablement se produire, si j’ose spéculer, c’est que la communauté QAnon va conserver la même taille, mais se radicalisera encore plus. »

14 octobre 2020

Société - Pourquoi pleurons-nous ?

pleurs pourquoi

DE STANDAARD (BRUXELLES)

Pourquoi certains sont-ils plus sujets aux larmes que d’autres, et pourquoi jugeons-nous différemment ces pleurs selon la personne, l’époque ou la région ? Ce journal belge s’est penché sur ces questions et en brosse un délicat tableau.

Je le reconnais sans hésitation : je suis une vraie madeleine. C’est sans doute pour ça que la scène de la “mare de larmes” dans Alice au pays des merveilles a toujours parlé à mon imaginaire. Après être tombée dans le terrier du lapin, Alice se retrouve dans une longue salle avec une minuscule porte derrière laquelle se trouve un magnifique jardin. Pour y entrer, elle boit un peu de potion qui la fait rapetisser et un petit gâteau qui la fait devenir gigantesque, mais le jardin reste inaccessible. Par pure frustration, elle éclate dans ce qui doit être la plus humide crise de larmes de toute la littérature.

Se forme alors une mare de larmes où – après avoir de nouveau rétréci – elle tombe aussitôt. (En réalité, le débit de nos larmes est un chouïa plus modeste. Des étudiants de l’université de Leicester ont calculé que si toute la population mondiale se mettait à pleurer en même temps, à raison de 55 larmes par personne, on pourrait peut-être remplir une piscine olympique, mais une personne seule ne fera certainement pas une mare.)

Ce qui fait fondre Alice en larmes, c’est un mélange de colère et d’impuissance. Cela constitue plus souvent une raison de pleurer chez les femmes que chez les hommes, selon l’expert ès larmes Ad Vingerhoets. De façon générale, les femmes pleurent davantage : trois ou quatre fois par mois, contre une fois tous les deux mois pour les hommes. Il existe d’autres raisons à cette différence : par exemple, l’éducation et la pression venant des amis et des pairs – qui diffèrent chez les garçons et les filles –, le fait que les femmes ont en moyenne plus d’empathie et sont plus souvent confrontées à des situations émotionnelles, de par leur métier ou parce qu’elles regardent d’autres films et lisent d’autres livres que les hommes. Enfin, cela tient aussi aux hormones : la testostérone bride les larmes, alors que la prolactine abaisse le seuil à partir duquel l’on s’épanche.

Des larmes comme armes

L’impossibilité d’exprimer sa frustration : c’est aussi ce qui est arrivé à Yi-Fei Chen, une jeune Taïwanaise qui a suivi des études à la Design Academy, à Eindhoven [Pays-Bas]. Sous la pression de son tuteur, elle a présenté un projet qu’elle n’avait pas eu le temps de mener correctement à son terme – elle ne lui a pas dit qu’elle manquait de temps, parce que, à Taïwan, on ne contredit pas un professeur. Et il l’a publiquement couverte de reproches. Résultat : une irrépressible crise de larmes dont elle a eu énormément honte.

Cet incident l’a poussée à s’interroger : comment transformer ses émotions en force ? En 2017, elle en a fait son projet de fin d’études : le Tear Gun, le “pistolet à larmes”, est une sorte de pistolet en cuivre relié à un petit entonnoir en silicone qui recueille ses larmes. Celles-ci sont immédiatement congelées pour servir de munitions – elles font aussi mal qu’un grêlon. Ainsi, en utilisant ses larmes, cette étudiante timide, en pleurs, s’est métamorphosée en femme puissante.

Les sanglots des hommes

Les différences entre hommes et femmes ont aussi des origines culturelles. L’image que l’on se fait d’un homme qui pleure est sujette à des fluctuations, écrit Ad Vingerhoets. Achille et Ulysse aimaient verser une petite larme de temps à autre ; de ce point de vue, Homère fait peu de différence entre hommes et femmes. Il ne considère pas du tout le fait de pleurer comme quelque chose de féminin ou de faible. Les héros du Moyen-Âge également – comme Lancelot et le roi Arthur, ou encore Roland –, bien que ces fictions ne reflètent pas nécessairement la vie réelle. Mais Jules César aussi et, plus proche de nous, Winston Churchill avaient de temps en temps leur crise de larmes, sans que cela n’écorne en rien leur réputation d’hommes puissants.

Jamais les hommes n’ont tant reniflé qu’au XVIIIe siècle. Autour de 1750, les philosophes des Lumières se mirent en quête d’autres valeurs que la religion comme socle d’une société morale et paisible. Ils choisirent la philanthropie et la compassion. Et comme la compassion faisait bien sur un CV, on pouvait de temps en temps laisser libre cours à ses larmes pour prouver que l’on était une personne bonne et droite. Les hommes et les femmes pleuraient comme des madeleines dans les livres ; les prêtres et les avocats s’y mirent aussi pour émouvoir leur public aux larmes. Mais la tendance est allée trop loin et, à la fin du siècle, on considérait les personnes faisant preuve d’une sensibilité exagérée comme ridicules et trompeuses. On pouvait encore pleurer, certes, mais de préférence chez soi, écrit l’historien de la culture Elwin Hofman.

La force et les pleurs

Ces dernières années, les hommes qui pleurent en public semblent de nouveau mieux acceptés. Une impression que partage la psychologue sociale Colette van Laar. “On voit davantage de personnalités qui ont une image d’homme fort et qui laissent tout de même paraître leurs émotions. Certains sportifs, par exemple, pleurent de joie ou de tristesse.” Le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, l’a fait. Donald Trump non – “Je ne suis pas un pleurnicheur” –, mais Barack Obama oui. Sept fois au cours de sa présidence, selon une liste établie par la BBC.

Notamment après la fusillade dans l’école primaire Sandy Hook. “Cela suscite des réactions plus positives qu’il y a quelques années”, commente Colette van Laar. “En voyant ses larmes, les gens n’ont pas mis en doute sa capacité à diriger les États-Unis. Au contraire, ils lui ont découvert une nouvelle dimension : c’était aussi une personne empathique.”

L’impression que donnent les dirigeants masculins lorsqu’ils pleurent dépend fortement de leur image. Obama s’en est bien tiré, mais s’il s’agit de quelqu’un dont on doute de la force, de la capacité à diriger et de la masculinité, ça ne marche pas.”

La manière dont un homme pleure a aussi son importance, ajoute Ad Vingerhoets. Les débordements lacrymaux sont à proscrire. Un peu d’humidité dans les yeux suffit. Cela donne l’image d’un homme sensible, mais qui se contrôle.

Périlleuse sensibilité féminine

Imaginons qu’Angela Merkel ou Ursula von der Leyen éclate en sanglots, cela serait-il perçu de manière pareillement positive ? “Difficile à dire”, estime Colette van Laar. “Quand Margaret Thatcher a pleuré parce que son fils Mark s’était perdu [pendant six jours dans le désert] lors du Paris-Dakar de 1982, on lui en a voulu.” Mais c’était il y a longtemps.

Aujourd’hui, les choses ont quelque peu évolué. “Je pense que si Merkel, qui est réputée comme une personne forte, laissait couler une larmichette, ce ne serait pas perçu comme quelque chose de négatif”, avance la psychologue.

Pour les femmes dirigeantes, la difficulté réside en ce qu’elles occupent un rôle traditionnellement masculin et qu’elles doivent répondre à beaucoup d’attentes. Elles ne doivent pas paraître trop féminines, pour ne pas être considérées comme faibles, mais pas non plus trop assertives, car elles ne seraient plus assez féminines. Si elles pleurent, elles risquent vite de donner l’impression de ne pas mettre de côté leurs émotions et donc de ne pas être capables de prendre des décisions rationnelles.”

Là encore, tout cela dépend aussi de l’image de la personne en question.

Perdre le contrôle

L’étude d’Ad Vingerhoets montre par ailleurs que – contrairement à ce à quoi on s’attendrait –, on pleure davantage dans les pays riches, occidentaux, où les gens sont relativement heureux. Les différences entre hommes et femmes sont en outre plus fortes dans ces pays, où l’émancipation est plus avancée. Peut-être cela tient-il au fait que la population de ces pays a une plus grande liberté d’expression et que pleurer y est perçu comme une forme d’expression, pense M. Vingerhoets.

Mais pourquoi alors ai-je honte quand je sors du cinéma les yeux bouffis ? Et pourquoi Yi-Fei Chen s’est-elle retournée quand elle a éclaté en sanglots devant sa classe ? “Peut-être parce que nous avons peur de paraître faibles”, hasarde Colette van Laar.

Parce que se mettre à pleurer reste malgré tout vu comme une perte de contrôle, une preuve que l’on ne contrôle pas ses émotions et que l’on s’écarte de la raison.”

Comment faire dès lors pour ne pas laisser la gêne m’envahir quand je lutte contre les larmes ? Peut-être devrais-je essayer ce que l’on conseilla un jour à l’écrivaine américaine Joan Didion : me mettre un sac en papier sur la tête pour garder les yeux secs. “Il y a une explication rationnelle à cela, écrit-elle. Cette explication a à voir avec l’oxygène. Mais rien que l’effet psychologique est indéniable : il est extrêmement difficile de continuer de se prendre pour Cathy dans Les Hauts de Hurlevent quand on a la tête dans un sac en papier.” Ce n’est pas faux. On en perd la face.

Veerle Vanden Bosch

Source

De Standaard

BRUXELLES http://www.standaard.be

13 octobre 2020

Chronique - En finir avec le couple… ou avec l’exclusivité

Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Face au désir extraconjugal, il y a les duos qui, prévoyants, s’organisent, et ceux qui ne le font pas. Aucune des cinq options que décrit la chroniqueuse de la Matinale Maïa Mazaurette n’est meilleure que les autres : l’important est d’en parler et de tomber d’accord.

LE SEXE SELON MAÏA

Le couple stable peut-il survivre aux instabilités du désir ? Si cette question a fait couler des torrents d’encre (et de larmes), elle prend aujourd’hui une nouvelle ampleur : pour un ensemble de dynamiques sociales, économiques, démographiques et culturelles (que je vous énumérerai dès que Le Monde acceptera de me confier des chroniques de 800 pages), l’exclusivité sexuelle est de plus en plus ouvertement remise en cause.

Accueillons donc un nouveau pavé dans la mare avec un essai paru le 10 septembre, au titre sans équivoque : En finir avec le couple, aux éditions La Musardine (128 pages, 16 euros). Son auteur, Stéphane Rose, s’est déjà illustré dans l’art de l’opinion minoritaire : rien que chez le même éditeur, il a déjà publié une Défense du poil en 2010 et Comment rater sa vie sexuelle en 2012.

Contradictions sentimentales

Le propos dépasse pourtant le simple exercice de style, tant il nous renvoie face à nos contradictions sentimentales : côté face, un amour émancipateur (le prince charmant nous libère) ; côté pile, un vocabulaire révélateur de frustrations grosses comme des baraques à frites (le prince charmant nous emmène dans un château… et ferme la porte).

Jugez-en plutôt : on se case dans la petite boîte domestique, on enterre nos vies de jeunes gens, on met des cadenas sur les ponts – et pourquoi pas se fiancer à Fleury-Mérogis ? Nous nous faisons un devoir d’exiger des relations sérieuses, comme si le sexe sans lendemain ne pouvait pas être sérieux… Et comme si le couple ne pouvait pas être fantasque.

Les phases volages sont renvoyées à l’informe : « Je fais n’importe quoi » – mais accumuler de l’expérience, étancher sa curiosité, réparer son cœur brisé, est-ce réellement n’importe quoi ? Et puis après un divorce ou un deuil, on refait sa vie, comme si hors relation fixe, notre vie était défaite. Ajoutez à ça le devoir conjugal, et vous constaterez que le langage nous savonne méchamment la pente.

Revenons donc aux basiques. La majorité des grands amoureux finiront par loucher sur le gazon du voisin, à l’herbe proverbialement plus verte : 69 % des Français et 51 % des Françaises ont déjà eu envie de coucher avec quelqu’un d’autre que leur partenaire ; 46 % se sont masturbés en pensant à une tierce personne ; 28 % ont fantasmé sur cette tierce personne pendant les rapports sexuels conjugaux (étude IFOP/Gleeden, 2016).

Le désir extraconjugal, un événement banal

Ces désirs illicites ignorent allègrement les règles du monde professionnel : 41 % d’entre nous ont déjà ressenti de l’attirance pour un ou une collègue de travail, et 31 % ont d’ailleurs flirté avec (IFOP/Online Seduction, 2018). Parmi les femmes étant passées à l’acte, seules 30 % le regrettent (pour les hommes, on ne sait pas).

Retournons quelques derniers couteaux dans la plaie : l’infidélité peut survenir avec à peu près n’importe qui, à n’importe quel moment, et se produit en moyenne autour de la huitième année de couple (étude IFOP/Gleeden 2019).

Comme ces données le montrent, le désir extraconjugal est un événement banal, certainement pas une exception, encore moins la sanction d’un quelconque échec personnel ou relationnel (vous ne partez pas en vacances parce que vous détestez votre appartement, mais parce que vous aimez les vacances : avec les amants et amantes, c’est pareil).

Si ce désir est imprévisible dans sa forme, il est prévisible dans son apparition. Prétendre qu’on ne l’expérimentera jamais, c’est comme affirmer qu’on n’aura jamais froid : c’est possible, mais on ne peut pas en être sûr à l’avance… Et ça ne dépend pas uniquement de notre bon vouloir.

Deux types de couples

Face à cette probabilité, il existe deux types de couples : ceux qui s’organisent et ceux qui ne s’organisent pas. La plupart d’entre nous faisons partie de la seconde catégorie, partant du principe que « ça n’arrive qu’aux autres » ou qu’il faudra négocier le moment venu (heureusement que nous ne gérons pas notre vie économique comme nous gérons notre vie sexuelle).

Commençons donc par les non-organisés, qui se répartissent en deux camps :

– soit ils résistent héroïquement à la tentation (et reportent leur frustration sur leur conjoint, leur Playstation ou des cours de respiration par le ventre). Ce n’est pas toujours facile ;

– soit ils passent à l’acte quand même, en acceptant de gâter leur aventure d’une certaine culpabilité, ce qui n’est pas facile non plus. Pour rappel, en France, la moitié des hommes et le tiers des femmes passent à l’acte (étude IFOP/Gleeden 2019).

Du côté des couples prévoyants, il existe trois options :

– si on a besoin de voir et/ou de participer, on fait de l’échangisme, on hante les clubs libertins, on explore ensemble ces désirs parallèles (ce qui n’est pas toujours facile, parce qu’il faut synchroniser ces désirs parallèles) ;

– si on a besoin de savoir mais pas de participer, on se lance dans le polyamour, et on s’empare des outils intellectuels que cette communauté invente pour gérer la transparence absolue (sans surprise, ce n’est pas toujours facile) ;

– enfin, si on n’a besoin de rien du tout, on préférera le couple ouvert : chacun fait comme il veut, sans rendre de comptes à personne. La sexualité est alors considérée comme un jardin secret. Cela implique évidemment une énorme confiance… Et devinez quoi : ce n’est pas toujours facile.

Parmi les cinq options que je viens de décrire, aucune n’est meilleure que les autres. Il serait absurde de prétendre qu’une formule unique puisse correspondre à toutes les sensibilités et surtout à toutes les trajectoires personnelles (ce sont les jeunes qui donnent le plus de valeur à la fidélité : avec l’expérience et la confiance en soi, des compromis qui semblaient inimaginables peuvent soudain tomber sous le sens).

Ouvrir le dialogue

L’important, et le plus compliqué, c’est de se mettre d’accord à deux sur son organisation idéale (ou sur son refus de s’organiser). C’est là que ça coince : nous sommes encore très loin d’une société où « la » conversation pourrait se dérouler sereinement. Le plus souvent, elle n’a même pas lieu : le contrat de couple est implicitement monogame et fidèle… Or quand les choses sont implicites, voire impensées, elles ne se négocient plus.

Sur cette vacance dans nos arrangements de couple, Stéphane Rose ne transige pas : « Il serait temps d’en finir avec le cliché selon lequel “la sexualité ne fait pas tout” et de remettre la libido au centre de la relation amoureuse. Cela épargnerait des désillusions traumatisantes à beaucoup de monde. »

Remettre la libido au centre, ça ne revient pas seulement à la prioriser, mais aussi à anticiper son caractère conflictuel et aléatoire, autant que ses moments fusionnels et routiniers. En sortant du royaume de l’implicite pour ouvrir le dialogue, on pourrait s’épargner le couple sacrificiel, sérieux, casé-maqué et cadenassé, dénoncé par Stéphane Rose.

Alors discuter, certes, mais comment ? Astuce : vous avez le droit d’utiliser le prétexte d’une chronique dominicale parue pour un grand journal français (je dis ça, je dis rien…). Du côté des modalités, je serais partisane d’une conversation aussi simple et pragmatique que possible : soit dès le début de la relation, soit lors d’une des étapes de la construction conjugale – par exemple au moment d’emménager ensemble (pour des raisons de logistique extraconjugale, mieux vaut pouvoir rentrer tard sans affronter un interrogatoire en règle).

Ajustements futurs

N’attendez pas un moment de crise (conjugale ou libidinale), afin de garder la tête froide. Lors de votre négociation, laissez de la place à des ajustements futurs : si l’infidélité vous semble insupportable aujourd’hui, ça ne sera pas forcément le cas demain. Enfin, rien ne vous empêche de délimiter strictement votre zone de tolérance : du sexe mais pas de sentiments, du sexe mais pas trop souvent, du sexe mais hors sphère amicale, etc.

Enfin et surtout, laissez le fatalisme au vestiaire. Vous n’allez perdre aucune « magie » (le flou artistique n’est pas magique, juste limitant). Si votre foyer conjugal a réussi à définir une place pour les fourchettes, il devrait réussir à définir une place pour les amants et les maîtresses.

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13 octobre 2020

Chronique - La révolte sexuelle des femmes matures est en marche

Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Passée la cinquantaine, les femmes disparaissent du discours sur la sexualité, constate Maïa Mazaurette, chroniqueuse de « La Matinale », qui livre quelques pistes pour les inciter à se recentrer sur leur propre désir.

LE SEXE SELON MAÏA

La Journée mondiale de la ménopause aura lieu le 18 octobre… et a priori, vous n’en entendrez pas parler. Par un mystérieux hasard, ce qui se passe sous la ceinture des femmes de plus de 50 ans a tendance à se perdre dans les limbes. On parle pourtant de 14 458 367 personnes (plus de 41 % de l’ensemble de la population féminine, selon l’Insee). Ces femmes ont une vie sexuelle : dans le cadre du couple, ou pas (un peu moins d’un mariage se terminant en divorce, elles sont plus que jamais sur le « marché » sexuel).

Et pourtant ! Les femmes matures disparaissent du discours sexuel, comme si la cinquantaine se fêtait systématiquement par l’entrée au couvent. Non seulement le sujet fait l’objet de peu de représentations médiatiques (âgé + femme, c’est une double discrimination, comme l’a montré le dernier baromètre de la diversité du CSA), mais même les militantes féministes ou pro-sexe ont tendance à zapper le sujet. La puberté, les règles, la maternité sont des objets politiques. La ménopause, la maturité, pas vraiment.

Pourquoi cet oubli ? Catherine Grangeard, psychanalyste et autrice d’un essai paru jeudi 8 octobre, Il n’y a pas d’âge pour jouir (Editions Larousse, 208 pages, 15,95 euros), a sa petite idée : si la femme ménopausée fait peur, c’est parce qu’elle fait l’amour de manière résolument improductive – guidée par zéro impératif biologique, zéro devoir de croître et multiplier. Et ça, c’est dangereux. Car la position de désir sans entrave, normalement, c’est celle de l’homme. (Notons quand même que la loi Neuwirth autorisant la contraception, donc la sexualité non procréative, est elle-même une fringante quinquagénaire.)

Les femmes plus âgées seraient donc, un peu, des hommes. C’est en tout cas ce que révèle notre langage. Prenez le mot « senior » : originaire de l’espagnol, il signifie… « monsieur ». Catherine Grangeard parle à ce sujet d’un lapsus collectif, comme si les femmes, avec l’âge, se trouvaient désexualisées – ce qui est d’ailleurs le cas puisqu’on ne les regarde plus, et qu’elles cessent à peu près d’être importunées dans l’espace public. Selon les chiffres du ministère de l’intérieur, une jeune fille de 15 ans risque 11 fois plus d’être violée qu’une femme de 50 ans.

« Obsolescence programmée »

La seniora (puisque le mot est sexiste, féminisons-le) renvoie par ailleurs à une figure maternelle pas toujours facile à associer à la bagatelle… ce qui peut expliquer un certain manque de solidarité intergénérationnelle : « Les jeunes féministes sont les filles de ces femmes de plus de 50 ans et leur œdipe n’est pas toujours mort », souligne Catherine Grangeard. Sans forcément psychologiser le débat, il est exact que les jeunes femmes n’ont pas toujours l’envie (ou l’énergie) de se projeter dans une « obsolescence programmée » dont l’échéance s’ajoute à bien d’autres vexations âgistes (catherinette à 25 ans, supposément désespérée à 30 ans, flippée par la maternité à 35 ans, etc.).

Il est d’autant plus difficile de vanter les vertus d’une vie sexuelle tonique après 50 ans, quand on se voit systématiquement opposer les mêmes arguments pseudo-rationnels : les humains seraient attirés par des traits juvéniles (c’est la néoténie, effectivement corrélée à la désirabilité), afin de pouvoir favoriser la reproduction de l’espèce. Bon. Soyons sérieux deux minutes : le sperme des hommes vieillit, et si ces derniers traversaient les années avec tant de grâce, on se demande bien pourquoi ils dépenseraient des fortunes en Viagra.

Par ailleurs, il va falloir se décider sur notre scénario contemporain : on entend sans cesse que plus les femmes vieillissent, plus elles sont sexuellement épanouies – mais que moins elles s’intéressent au sexe. Il faudrait savoir… Rappelons à tout hasard que la presbytie n’empêche pas d’admirer la chute de reins des collègues de travail. Et qu’on n’a pas moins de terminaisons nerveuses parce qu’on a pris quelques rides.

De nombreuses femmes s’autocensurent

Mais alors, comment expliquer la disqualification sexuelle des femmes matures ? Pour commencer, tapons un peu sur le grand capital (une saine activité dominicale) : les secteurs des cosmétiques, de la chirurgie, de la forme, de l’alimentation, n’ont aucun intérêt à renoncer à vendre un « combat » perdu d’avance, promettant au maximum de conserver « de beaux restes ». Soit on fait partie de celles qui « se maintiennent » au prix d’efforts et de compromissions, mais attention à ne pas en faire trop (sinon on devient « ridicule »). Soit on entre dans le cas des nombreuses femmes qui s’autocensurent : les trois quarts des senioras pourraient vivre sans sexe (IFOP/Elle, 2019).

Pour Catherine Grangeard, il faudrait sortir entièrement du paradigme actuel : inspirer du désir, c’est dépendre de l’autre, donc s’aliéner. Mieux vaudrait tabler sur sa capacité à ressentir du désir… c’est-à-dire sortir du rôle de la MILF (« mother I’d like to fuck ») qui répond au désir masculin : cette fameuse mother, si on lui posait pour une fois la question, à qui voudrait-elle faire l’amour – et comment ? Quel animal chasseront nos cougars ?

La psychanalyste se fait alors politique, nous invitant à une riposte qui s’attaquerait en premier lieu aux représentations : « Dire “le désir, ça ne se commande pas”, c’est archifaux. En tout cas, nous avons compris les mécanismes de fabrication du désir. A défaut de se commander, le désir s’oriente, et parfois, il s’entretient. » Erotiser les femmes âgées pour fabriquer de nouveaux désirs… mission impossible ? C’est pourtant ce qu’a fait la réalisatrice Olympe de G. il y a quelques mois avec Une dernière fois, son film pornographique mettant en scène une Brigitte Lahaie de 64 ans dans le rôle-titre.

Pour que la honte change de camp

D’autres pistes ? L’essai en regorge. Se remettre au centre de son désir. Se faire plaisir en flirtant sur les applis de rencontres. Refuser les injonctions à jouir autant que les injonctions à entrer dans les ordres. Ne pas accepter n’importe quoi de la part des partenaires qui nous désirent « encore ». Sortir de la prophétie autoréalisatrice qui veut qu’on soit invisible (et ne pas l’entretenir entre femmes). Ne pas se définir par rapport aux hommes, et exiger leur soutien vocal, public, pour que la honte change de camp : qu’il devienne plus acceptable de désirer des femmes de plus de 50 ans que celles de moins de 16 ans.

Il faudra, en outre, sortir d’un récit tout-médicalisé obsédé par la sécheresse vaginale, sachant que les freins à la libido sont plutôt psychologiques. Au rang des accusés, on compte l’ennui, la routine, mais aussi la perplexité face à la dysfonction érectile des partenaires… car les senioras culpabilisent même quand c’est monsieur qui manque de tonus.

Voilà qui nous emmène logiquement de l’autre côté du problème (chez les hétéros) : comment se fait-il que les femmes s’accommodent des rides, de la calvitie et de la bedaine de compagnons hommes (qui mourront plus vite), alors que tous ne semblent pas prêts à leur retourner la politesse ? « Un des aspects trop méconnus dans le choix de partenaires plus jeunes est la terreur de vieillir, inouïe – au sens premier, “pas entendue” », dit la psychanalyste. L’invisibilisation des senioras, les moqueries qu’elles subissent, les petites piques médiatiques serviraient dans ce cas à colmater le manque de confiance des hommes de plus de 50 ans. Lesquels ne seraient pas « terrifiés » sans raison : selon les chiffres IFOP/Elle 2019, 86 % des femmes de 18-24 ans et 67 % des 25-34 ans ne coucheraient « jamais » avec un quinquagénaire.

12 octobre 2020

Instagram a fêté ses 10 ans mardi 6 octobre.

insta 10 ans

Entretien avec Sarah Frier, journaliste américaine spécialiste des réseaux sociaux, qui revient sur les dernières évolutions de l’application, et son intégration dans l’empire Facebook depuis 2012.

Le 6 octobre 2010, Instagram était lancé aux Etats-Unis : il s’agissait alors d’un simple outil de partage de photos carrées, sur lesquelles l’utilisateur pouvait apposer des filtres. Dix ans plus tard, l’application est devenue un incontournable de nos smartphones. Elle est utilisée, chaque jour, par 500 millions de personnes, qui y partagent photos, vidéos, « Stories » ou encore de nombreux messages privés. Dernière nouveauté, Instagram a sorti, début août, le format vidéo « Reels », imitant celui du dernier réseau social à grand succès, TikTok, dont l’existence aux Etats-Unis est aujourd’hui menacée.

Cet empire du mobile s’est principalement formé dans le giron de Facebook, qui a racheté Instagram en 2012 pour près d’un milliard de dollars. L’application est ensuite devenue un poids lourd de l’écosystème du géant du numérique, aux côtés de son réseau social principal (Facebook), et des messageries Messenger et WhatsApp – que Facebook a aussi rachetées en 2014.

Une telle emprise de Facebook sur l’univers des réseaux sociaux pose question. Le 29 juillet dernier, le fondateur et dirigeant de l’entreprise, Mark Zuckerberg, a été solennellement entendu par la commission judiciaire de la Chambre des représentants à Washington, qui enquête aux Etats-Unis sur de possibles abus de position dominante de la part des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Lors de cette audition, les élus du Congrès américain ont cuisiné Mark Zuckerberg sur les possibles dangers d’une telle omniprésence en ligne. Ils ont dévoilé, dans ce contexte, des correspondances datant de 2012 qui montrent la manière dont M. Zuckerberg considérait à l’époque le rachat d’Instagram, une application qui était « capable de faire du mal » à Facebook, selon lui.

Sarah Frier est une journaliste américaine spécialiste des réseaux sociaux travaillant pour l’agence Bloomberg, à San Francisco. Elle a publié en avril dernier aux Etats-Unis No Filter, The Inside Story of Instagram, une enquête explorant les coulisses du rachat d’Instagram par Facebook, fondée sur les nombreux témoignages de salariés et d’anciens salariés. Le livre, dont la traduction française doit sortir en France le 14 octobre aux éditions Dunod, décrit également la perte d’indépendance progressive des équipes d’Instagram chez Facebook, jusqu’au départ, fin 2018, des deux créateurs de l’application, en conflit avec Zuckerberg.

Sarah Frier a répondu aux questions du Monde, le 4 août dernier, sur les dernières évolutions d’Instagram et le rôle joué par l’emprise de Facebook depuis 2012. Nous republions cette interview alors que Facebook célèbre officiellement les dix ans d’Instagram, ce 6 octobre.

A la fin de juillet, au Congrès américain, des élus ont commenté des courriels confidentiels de Mark Zuckerberg, dévoilant sa stratégie de rachat d’Instagram en 2012. Qu’avez-vous appris de cette correspondance ?

Sarah Frier : De manière générale, les documents publiés par le Congrès confirment l’enquête que j’ai pu réaliser sur le rachat d’Instagram par Facebook, et valident les informations que j’ai pu obtenir. C’est toujours très gratifiant comme sentiment ! Je n’ai pas eu accès à ces documents, seulement à des témoignages et aux souvenirs de personnes impliquées : il faut avoir le pouvoir du Congrès pour mettre la main sur de telles sources d’informations et les rendre publiques.

Je trouve très intéressant que, parmi les conversations dévoilées, figure une discussion entre Kevin Systrom – le créateur d’Instagram – et l’investisseur de la Silicon Valley, Matt Cohler. [Ces échanges ont été publiés par les autorités américaines, et depuis repris et analysés par les médias américains.]. On y lit que Kevin Systrom a demandé à Matt Cohler : « Est-ce que Zuckerberg va entrer en mode “destruction d’Instagram” si nous refusons d’être rachetés par Facebook ? » Matt Cohler lui répond : « Il entrera en mode “destruction d’Instagram” dans tous les cas. » Cet échange est très significatif des situations dans lesquelles se retrouvent des entreprises lorsque Facebook cherche à les acheter.

Vous pensez qu’Instagram aurait pu survivre en cas de refus ?

C’est toujours dur de savoir. Instagram avait, en 2013, des problèmes à résoudre. Ils n’étaient qu’une équipe de treize personnes, sans l’infrastructure nécessaire pour embaucher suffisamment. Ils ne pouvaient pas répondre aux évolutions nécessaires, ou aux problèmes à corriger, alors que l’usage de l’application décollait. Le rachat par Facebook a permis de sécuriser cela.

« Il reste encore aujourd’hui de la place pour des services qui veulent dire non à Mark Zuckerberg »

Mais nous avons vu un autre exemple avec Snapchat qui a, de son côté, refusé une offre similaire de Facebook en 2013. Beaucoup de monde a prophétisé depuis que Facebook allait tuer Snapchat après ce refus. Et nous voici en 2020, avec « Snap » qui est, à l’échelle mondiale, plus important que Twitter en termes de nombre d’utilisateurs. La manière dont Facebook s’est comporté avec Snapchat, en copiant ses fonctionnalités comme les « Stories », est pourtant un des exemples les plus marquants en termes de compétition acharnée que peut mener Facebook. Ce qui prouve, à mon sens, qu’il reste encore aujourd’hui de la place pour des services qui veulent dire non ou s’opposer à Mark Zuckerberg.

Facebook pourrait-il, en 2020, racheter une application, de la même manière qu’il l’a fait avec Instagram ou WhatsApp ?

Non. Ce serait à mon avis impossible sans subir de gros revers réglementaires. Facebook est actuellement sous le coup de plusieurs enquêtes antitrust aux Etats-Unis. Le monde entier les observe et les scrute en raison de l’importance et du pouvoir qu’ils ont pris : cela me semble trop compliqué politiquement pour eux d’avancer de la sorte.

Mais l’une des forces de Mark Zuckerberg est sa vision à long terme, et sa capacité à identifier ce qui, dans plusieurs années, pourrait être une menace pour son marché. Peut-être Facebook arrivera-t-il encore à acheter un service qui n’a pas l’air aujourd’hui très signifiant ou compétitif, mais qui finira par être très important à l’avenir.

TikTok est actuellement menacé aux Etats-Unis. L’une des nouvelles fonctions d’Instagram – « Reels », qui vient de sortir – a justement été conçue pour être un clone des vidéos TikTok : Instagram pourrait, de la sorte, récupérer une partie des jeunes utilisateurs de TikTok. Cela vous semble-t-il cohérent avec ce qu’était Instagram à l’origine ?

Nous voyons actuellement aux Etats-Unis beaucoup de créateurs sur TikTok migrer vers Instagram. Beaucoup de célébrités disent : « S’il vous plaît, venez me suivre sur Instagram au cas où TikTok serait interdit. » Ils cherchent un environnement plus stable pour conserver leurs abonnés.

« Reels » est vraiment significatif du style compétitif adopté par Facebook dans une telle situation. Instagram, comme je l’explique dans mon livre, était au départ concentré sur la simplicité de l’expérience : les équipes cherchaient à proposer une seule chose [le partage de photos, avec des filtres] mais de manière parfaitement conçue.

« L’influence de Facebook sur Instagram est celle de quelqu’un qui s’en sert comme un féroce compétiteur »

Avec le temps, ce principe s’est dilué. Les gens de Facebook veulent être certains de saisir toutes les opportunités disponibles sur le marché des réseaux sociaux. L’influence de Facebook sur Instagram est celle de quelqu’un qui s’en sert comme un féroce compétiteur. L’une des conséquences a été de rendre de plus en plus complexe l’expérience d’Instagram. Cela se voit dans de nombreuses options et détails, ajoutés peu à peu dans l’application. Régulièrement, lorsque nous nous y connectons, nous sommes sollicités pour découvrir des nouveautés : ils ajoutent de plus en plus de notifications, de recommandations de comptes à suivre… En fait, Instagram ressemble de plus en plus à Facebook avec le temps.

Pensez-vous que cette évolution d’Instagram – qui sort constamment des nouveautés pour attirer les plus jeunes utilisateurs de smartphones – peut finir par agacer ?

L’un des risques que je vois actuellement pour Instagram est que les gens soient de plus en plus fatigués de l’utiliser. Cette fatigue peut venir d’une trop grande intégration d’options « à la Facebook » dans Instagram.

Mais c’est à mon sens moins grave que la « fatigue sociale » que peut générer l’application. Je parle de la fatigue de devoir toujours être « performant » lorsque l’on poste quelque chose, de devoir gérer sa « marque personnelle » sur le réseau. C’est l’une des raisons principales qu’on me donne actuellement lorsque des personnes m’expliquent qu’elles ne veulent plus être sur Instagram – ou qu’elles prennent une pause. Elles se rendent compte que cet environnement peut être difficile à vivre, qu’Instagram ne leur fait pas forcément du bien.

N’y a-t-il pas, en ce moment, des circonstances particulières qui peuvent aussi pousser des gens à arrêter de l’utiliser ?

Effectivement, l’utilisation d’Instagram change beaucoup cette année, tout du moins d’après ce que je peux constater [Sarah Frier vit et travaille à San Francisco]. A cause du confinement, nous ne pouvons plus voyager, aller au restaurant, sortir avec nos amis, ou simplement explorer notre environnement immédiat de la même manière. Les gens postent moins parce qu’ils doivent rester à la maison et qu’il n’y a, pour eux, plus rien à prendre de nouveau en photo.

Mais c’est aussi parce que généralement, sur Instagram, les utilisateurs réfléchissent plus qu’ailleurs avant de poster leurs images. C’est un réseau social où l’on anticipe davantage ce que l’on peut penser de nous lorsqu’on affiche quelque chose. Actuellement, avec les crises générées par le coronavirus, mais aussi par d’autres sujets d’actualité – par exemple, les inégalités raciales, les tensions politiques… – beaucoup de personnes se disent : « Est-ce que je vais vraiment poster ça ? Cela ne va-t-il pas énerver les gens qui me suivent ? Me causer du tort ? Quelles sont les questions ou les réactions que je vais provoquer avec le comportement que j’affiche ? »

Des personnes m’ont déjà expliqué que, dans le contexte actuel, si elles sortent, vont dans un parc ou voir des amis, elles ne posteront rien. Elles n’ont pas envie que des gens leur demandent sur Instagram : « Est-ce que tu portais bien un masque ? As-tu maintenu une bonne distance sociale ? Est-ce vraiment des gens que tu connais sur la photo ? » Il y a actuellement autour de moi une peur plus importante du jugement des autres sur cette application.

8 octobre 2020

En Bretagne, propriétaires et éleveurs inquiets de voir leurs chevaux mutilés par un ennemi invisible

Par Simon Auffret - Le Monde

Les morts et mutilations suspectes d’équidés, signalées en série depuis le printemps, inquiètent les professionnels. Malgré les rondes nocturnes et la mobilisation des forces de l’ordre, aucun suspect n’a encore été identifié.

Les lumières de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) donnent à la nuit tombée un ton rougeoyant. Solène Lavenan coupe le contact de son large pick-up, parqué à l’entrée d’un chemin de terre bordé de clôtures barbelées. Deux juments et deux poulains apparaissent, au loin, dans le faisceau blanc de sa lampe torche. « Il m’arrive de rentrer dans l’enclos, pour voir s’il ne leur manque pas une oreille ou une jambe », murmure l’éleveuse en allumant une cigarette.

Il faut rester silencieux. A la mi-septembre, un drone a été aperçu au-dessus des pâtures. Aucun télépilote ne disposait d’autorisation de vol ce jour-là, les gendarmes sont formels. Des engins similaires avaient été repérés, quelques semaines plus tôt, à proximité de chevaux mutilés dans le Finistère. La mort d’un poulain près de Rennes, l’oreille droite et les parties génitales coupées, le ventre ouvert en deux, a fini de faire monter la tension.

ILS SONT QUATRE, CE SOIR-LÀ, À TOURNER DE 21 HEURES À 3 HEURES

Depuis la rentrée, Solène Lavenan et une dizaine de volontaires, recrutés lors d’un appel à l’aide relayé sur Facebook, effectuent des rondes quotidiennes sur les hauteurs de la cité fortifiée. Sous la pluie de la fin du mois de septembre, ils sont quatre, ce soir-là, à tourner de 21 heures à 3 heures. Rose est soignante en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), Laurence, cadre commerciale dans une entreprise de transport, Jeff et Pyg sont artisans. Au fil de leur tournée en voiture autour de plusieurs parcelles, ils sont à l’affût du moindre bruit suspect.

Accompagnée de bénévoles, Solène Lavenan organise une ronde de surveillance dans plusieurs parcelles de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), le 29 septembre. | JAVIER BELMONT POUR « LE MONDE »

La présence inhabituelle d’une paire de phares jaunes au fond d’un chemin de campagne suffit à déclencher une série d’échanges par téléphone : modèle, couleur, plaque d’immatriculation sont dûment répertoriés pour être signalés aux gendarmes. « S’ils débarquent ici, leur faire peur serait déjà un grand succès », commente Jeff.

« Ils », ce sont les mystérieux responsables des mutilations ou morts suspectes d’équidés qui semblent se multiplier un peu partout en France depuis le printemps. Soixante des 390 enquêtes ouvertes au 28 septembre par la gendarmerie et la police nationale concluent sans équivoque à une « intervention humaine ». L’origine reste « incertaine » dans quelque 120 dossiers.

Dans 200 affaires, la piste criminelle a été écartée au profit de causes naturelles ou accidentelles : de précédentes vagues d’agressions présumées, en Suisse ou au Royaume-Uni, ont permis de souligner que les charognards, comme le renard, ont pour habitude de prélever des organes sur les cadavres de chevaux juste après leur mort. Un changement d’alimentation, après un été très sec dans les pâtures par exemple, peut provoquer un empoisonnement des équidés suivi d’une mort aussi soudaine qu’inattendue.

Aucun lien entre les différentes affaires

L’angoisse du milieu équestre breton contraste avec la tranquillité des patures. Comme Solène Lavenan, les douze responsables d’écuries, éleveurs, entraineurs ou propriétaires rencontrés par Le Monde entre l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-d’Armor ont renforcé la surveillance de leur structure. Les enquêteurs n’ont pourtant trouvé, jusqu’à aujourd’hui, aucun lien entre les différentes affaires. Cinq suspects ont bien été interpellés depuis le printemps, mais quatre ont été mis hors de cause. Le dernier, un sexagénaire interpellé dans la Meuse, est poursuivi pour un acte isolé de zoophilie sur une jument.

L’ennemi, invisible, n’en est que plus inquiétant. Pour trouver un sens à ces mutilations, les professionnels s’évertuent donc à lui trouver un nom. « On dit que cela vient du dark Web », suggère Solène Lavenan, convaincue de faire face à un « groupe proche d’un niveau terroriste ». D’autres imaginent, au choix, une bande satanique ou des équarrisseurs sadiques engagés dans un challenge macabre. « Les formes des coupures le prouvent, ils connaissent bien l’anatomie des chevaux », assure un propriétaire de trois poneys, près de Rennes. Un condensé des rumeurs relayées sur les réseaux sociaux et évoquées par certains médias que rien ne vient, jusqu’ici, valider.

« IL NE FAUT PAS MONTRER SA NERVOSITÉ. MÊME QUAND LE DANGER EST RÉEL, LA PEUR EST UN CHOIX », RELATIVISE UN PROPRIÉTAIRE

« Les mutilations existent depuis des années, ce n’est pas nouveau », nuance le responsable d’un centre équestre du pays rennais. Lui a refusé d’organiser des rondes ou d’installer des caméras. S’il a concédé à certains propriétaires la possibilité de planter leur tente dans ses champs pour veiller la nuit sur leurs animaux, il préfère relativiser : « J’ai décidé de ne pas m’inquiéter. Comme face aux chevaux, il ne faut pas montrer sa nervosité. Même quand le danger est réel, la peur est un choix. »

L’un des trois chevaux de Solène Lavenan, Vaquero, semble tout aussi insensible à la menace. Le percheron d’une tonne, seul cheval autorisé par la préfecture à traverser les murailles de Saint-Malo pour y promener les touristes, se laisse approcher sans crainte par les passants. « Ces gens-là nous poussent à devenir parano », soupire sa propriétaire.

Profusion de rumeurs et psychose

L’affaire des chevaux mutilés est un cas pratique de complotisme à grande échelle. Si les propriétaires sont bien intentionnés et légitimement inquiets, la profusion de rumeurs complique le travail des enquêteurs. A Perros-Guirec (Côtes-d’Armor), l’adjudant Matthias Choquet, responsable des investigations dans le département, estime que « 99,9 % » des signalements effectués à la gendarmerie se révèlent sans aucun lien avec les enquêtes ouvertes. « Sur le terrain, on observe une psychose et on a entendu beaucoup de bêtises », commente le sous-officier, spécialisé dans les atteintes à l’environnement.

« UN CUEILLEUR DE CHAMPIGNONS POURRAIT BIENTÔT SE PRENDRE UNE DÉCHARGE DE CHEVROTINE », REDOUTE L’ADJUDANT CHOQUET

S’ils apportent des conseils sur le renforcement de la sécurité des animaux, les gendarmes dissuadent leurs veilleurs d’intervenir par eux-mêmes : en cas de présence suspecte, le bon réflexe reste d’appeler les forces de l’ordre. Fin septembre, les gendarmes ont été alertés après qu’un agriculteur des Côtes-d’Armor a tiré en l’air à trois reprises au fusil de chasse pour faire fuir deux promeneurs approchant de sa propriété. « Un cueilleur de champignons pourrait bientôt se prendre une décharge de chevrotine », redoute M. Choquet.

Près de Dinard, plus d’une dizaine d’éleveurs se sont associés pour embaucher un agent de sécurité, qui passe de propriété en propriété, cinq nuits par semaine, afin de leur permettre de gagner quelques heures de sommeil en leur épargnant des rondes nocturnes. « Nous ne faisons que retarder l’inexorable », se résigne une éleveuse, persuadée que ses chevaux peuvent s’ajouter à tout moment à la liste des victimes. Comme l’ensemble des membres du collectif, elle a demandé l’anonymat : si des milliers de personnes échangent chaque jour sur des groupes Facebook consacrés à la surveillance des chevaux, certains professionnels du monde équestre refusent de s’exprimer publiquement sur leur mobilisation. « Il n’est pas question que parler fasse de moi une cible à abattre », craint un éleveur costarmoricain.

Pour Solène Lavenan, « toute médiatisation est à double tranchant ». D’un côté, le fait de sensibiliser le grand public pourrait permettre des signalements plus efficaces ; de l’autre, « une partie du phénomène est alimentée par l’emballement en lui-même », assure l’adjudant Matthias Choquet. Dans son centre équestre du pays rennais, le propriétaire va même plus loin : pour faire cesser les mutilations, il suffirait « de ne plus en parler ».

De fait, quand décider de suspendre les surveillances ? « Dès qu’ils en arrêtent un », assure Solène Lavenan, en espérant qu’une première interpellation dissuaderait d’autres agresseurs. « Une priorité peut en chasser une autre », observe, plus prosaïquement, un gendarme rompu à ce genre d’emballements : « Aujourd’hui, nous nous mobilisons sur le sujet des chevaux. Demain, il pourrait y avoir une soudaine hausse des cambriolages ou des accidents de la route. »

En attendant, « notre mission est d’être le plus réactif possible », explique le capitaine David Pinget, adjoint au commandement de la compagnie de Rennes. Le signalement d’un homme aperçu au milieu d’un champ, près de la métropole bretonne, a déclenché fin septembre l’envoi de « quatre patrouilles et d’un hélicoptère ». Les militaires sont arrivés sur place en seulement quinze minutes, en vain : l’individu n’avait rien à se reprocher. Une nouvelle fausse piste, dans une affaire sans suspect.

7 octobre 2020

Réseaux sociaux - Instagram, dix ans pour le meilleur et pour le pire

COURRIER INTERNATIONAL (PARIS)

Le réseau social au milliard d’utilisateurs dans le monde a changé notre façon de voir, de consommer, d’échanger. Une nouvelle donne décryptée en dix points.

Dix ans déjà qu’Instagram est né. C’est l’occasion pour la presse internationale d’une célébration “pour le meilleur et pour le pire”, comme l’écrivent de concert le Guardian et le Wall Street Journal. Car l’opinion publique oscille entre fascination et répulsion face à ce réseau social qui a changé la donne et s’est assuré un succès foudroyant : 25 000 personnes avaient téléchargé l’application au premier jour, 10 millions à la fin 2010, un milliard d’utilisateurs y sont quotidiennement actifs aujourd’hui.

L’application a “bousculé notre façon de manger, de voyager et même de consommer”, résume sous le titre “Je selfie donc je suis : la déferlante Instagram fête ses 10 ans” l’AFP, reprise partout autour du monde, de la presse malaisienne au Journal de Québec en passant par le Bangkok Post, le Matin en Suisse ou encore le Philippine Star. Instagram a “changé notre apparence, ce que nous mangeons, notre façon de voter, où nous allons en vacances et comment nous dépensons notre argent”, énumère le Guardian.

Pour des intellectuels, “Instagram est devenu l’un des prismes majeurs à travers lequel nous voyons le monde, personnellement et politiquement”, écrivent Tama Leaver, Crystal Abidin et Tim Highfield, trois universitaires spécialistes de culture Internet dans The Conversation. Le Daily Mail, un quotidien populaire anglais, titre son article “Dix ans à (trop) partager” et raconte comment “Instagram a déclenché cette envie irrésistible de partager quelque chose avec le monde entier”. Et si l’on peut ne pas utiliser Instagram, “on ne peut pas échapper à son impact” puisque “ce qui se passe sur le ‘gram‘ fait la une des journaux, façonne les conversations mondiales et change la culture”.

Dix points pour tenter de comprendre ce qui fait qu’Instagram “a changé le monde et comment nous le voyons”, comme l’écrit The Telegraph.

1. Aux débuts de l’histoire, Instagram était une appli photo et c’est tout

Curieusement, ce qui a fait le succès d’Instagram n’a pas grand-chose à voir avec ce que l’application est devenue. Le 6 octobre 2010, deux Américains, Kevin Systrom et Mike Krieger, lancent un réseau social dévolu au partage de photos pour l’iPhone qui évoque, grâce à ses filtres vintage, une sorte de Polaroïd d’antan. Les filtres, simples d’utilisation, et un cadrage instantané ont immédiatement attiré un public “qui aimait la façon dont le bon filtre faisait ressortir un imperméable jaune dans la rue d’une ville”, rappelle le Guardian. Une appli “d’art et d’essai fantaisiste” qui a presque rien à voir avec les hordes de célébrités et d’instagrameurs et autres influenceuses qui sont au cœur des échanges sur l’appli aujourd’hui.

Il est “facile d’oublier aujourd’hui à quel point l’utilisation d’Instagram était généralement peu sophistiquée à l’époque, selon le média public australien ABC News. C’était de fait toute l’idée.” Sur leur iPhone, les utilisateurs postaient des clichés à l’esthétique” brute” et “authentique” qui témoignaient d’instants de la vie quotidienne. D’ailleurs, il a fallu attendre 2012 pour que l’application soit disponible sur Android.

2. Instagram a pris la place des plateformes de blogs

Qui se souvient des blogueurs ? En 2010, on parlait de blogosphère,                et les blogueurs représentaient quelque chose d’énorme à l’échelle de l’Internet, note ABC. Il n’a fallu qu’une poignée d’années pour que ce “trésor de longs posts” soit supplanté par Instagram qui avait l’énorme avantage d’être une plateforme centralisée. “Les selfies des influenceurs ont remplacé les longues critiques écrites.”

3. Et Justin Bieber vint (et les célébrités avec)

En 2011, l’arrivée de Justin Bieber sur Instagram sonne le début de ce que le Guardian qualifie de “course aux armements”, la transformation d’Instagram en plateforme des stars. Il est le premier à atteindre le million d’abonnés. Son premier post est pourtant dans la ligne des images partagées alors : une photo, prise depuis sa voiture, du trafic routier de Los Angeles, dans une “ambiance roadtrip des années 1970”, sous-titrée “le trafic à LA craint”.

Instagram a changé le monde pour les stars, autorisant tout un chacun à “accéder à leurs pensées”, leur intimité, rappelle le Daily Mail. Beyoncé (154 millions d’abonnés) a annoncé sa grossesse gémellaire sur Instagram en 2017 “avec une photo semi-nue stylée”. Le duc et la duchesse de Sussex ont utilisé l’appli pour annoncer qu’ils prenaient le large de la famille royale (prenant même de vitesse Buckingham Palace). The Mirror précise d’ailleurs que la reine a elle aussi posté sur Instagram pour la première fois en 2019 à l’occasion d’une visite au Science Museum, reproduisant la lettre adressée à son arrière-arrière-grand-père le prince Albert par le pionnier de l’informatique Charles Babbage.

Et si les stars et les people partagent leur intimité sur Instagram, certaines ont carrément gagné en célébrité grâce à la plateforme, souligne The Economic Times, le principal journal économique indien. Ainsi de Kylie Jenner (196 millions d’abonnés) du clan Kardashian, qui truste la moitié des 20 images les plus aimées sur Instagram, ou encore de Chiara Ferragni (21 millions d’abonnés) qui n’était qu’une icône de Lancôme avant de devenir elle aussi une “Instagirl” (une célébrité d’Instagram).

4. Et Instagram inventa les influenceurs

“Instagram n’est pas seulement le royaume des célébrités, la plateforme a également donné naissance aux ‘influenceurs‘ qui pratiquent le placement de produits”, explique le Mirror. Le terme est en effet apparu avec Instagram, et décrit ces “jeunes qui innovent sur la plateforme et créent un nouveau type de personnalité en ligne” ; celui qui influence ses abonnés, explique ABC News. Ceux-là usent de leur prestige et de leur notoriété en ligne pour donner des conseils d’achat de mode ou de maquillage, proposent de tester des hôtels ou des jeux vidéo, déballent des cartons de produits devant leurs abonnés… et en font un nouveau métier.

Les influenceurs auraient dû rapporter 9,7 milliards de dollars à l’industrie en 2020 (avant que la crise du Covid-19 ne les touche également), selon The Conversation.

5. Une pluie de dollars

En dix ans, Instagram a aussi fait beaucoup, beaucoup d’argent. Racheté par Facebook en 2012 pour un milliard de dollars, quand elle ne comptait que 13 salariés, la société “en vaut aujourd’hui cent fois plus”, soit environ 88 milliards d’euros, affirme le Mirror. Ce qui représente un cinquième de la capitalisation boursière de Facebook.

À l’époque, Instagram n’avait pas de modèle économique et “aucun moyen de gagner de l’argent” malgré ses millions d’utilisateurs, dit ABC News. “Les influenceurs faisaient de l’argent, mais l’application non.”

“À mesure que les influenceurs faisaient commerce de leurs légendes et photos Instagram, ceux qui détenaient des boutiques en ligne ont transformé les flux de hashtags en campagnes publicitaires”, explique The Conversation.

En huit ans, les choses ont changé. L’indépendance d’Instagram vis-à-vis de Facebook a été largement rognée, au point que les deux fondateurs ont démissionné en signe de protestation en 2018. Ils sont toutefois à l’abri du besoin : Kevin Systrom, 36 ans, et Mike Krieger, 34 ans, ont respectivement une “fortune d’environ 1,65 milliard et 85 millions d’euros”, selon le Mirror.

Conséquence : Instagram est devenu “une vitrine, comme eBay ou Amazon”, souligne The Conversation, en introduisant en 2019 le paiement intégré à l’application, pour permettre aux utilisateurs d’acheter un produit sans la quitter. “Avec la pandémie, ce passage au commerce électronique s’est accéléré.”

6. Une place pour l’activisme

Instagram est désormais le miroir de son époque. Si elle ne s’est pas fait connaître pour l’activisme forcené de ses utilisateurs fondus de selfies, photos de plats exotiques et autres destinations de rêve, l’application n’en est pas moins devenue un lieu de revendications et d’actions politiques et sociales.

En avril 2019, une marque de vêtements a fait campagne pour obtenir des “arbres pour des like” : 500 000 arbres ont été plantés en échange de 15,5 millions de like, rappelle le Mirror. Plus politique encore, cet été, la campagne #BlackoutTuesday lancée après la mort de George Floyd a poussé 28 millions d’utilisateurs à poster un carré noir sur leur fil en soutien au mouvement Black Lives Matter.

7. Copier, la recette de la durée

Instagram n’a toutefois pas tout inventé. C’est aussi l’“histoire de l’entreprise Instagram engloutissant ses rivaux en copiant ce qui les avait rendus populaires”, explique ABC News. Les “stories ajoutées en 2016 piquaient l’idée du média éphémère à Snapchat, IGTV (2018) empruntait l’idée à YouTube, et ‘Reels’ (2020) à TikTok”.

8. Quelques controverses

La décennie d’Instagram a vu son lot de controverses : “une menace pour la santé mentale des jeunes” qui, sous la pression de la perfection que renvoient les photos lissées et remaniées, ont des pensées suicidaires, raconte le Telegraph. Le Daily Mail rappelle que, selon une étude auprès des 14-24 ans menée en 2017, Instagram est le réseau social qui met le plus à mal leur santé mentale.

On peut aussi citer la montée en puissance des standards de beauté totalement trafiquée (au point que certains se font opérer pour avoir les grands yeux en amande de certains portraits d’Instagram). Les accidents de selfie. L’invasion de faux comptes (ceux qui achètent leur notoriété)…

9 . Instagram vieillit et son audience avec

Avec la montée en puissance de la plateforme, son public a changé. Alors que l’audience des premières années attirait principalement les 18-34 ans, en 2015, seuls 13 % des utilisateurs avaient entre 35 et 44 ans, contre 20 % au premier trimestre 2018.

La semaine dernière, raconte le Telegraph, David Attenborough a cassé le record de vitesse de Jennifer Aniston pour atteindre un million d’abonnés. Le naturaliste n’est pourtant pas de la première jeunesse, il a 94 ans.

10. Et demain ?

En une décennie, Instagram a fait naître sa propre culture, son vocabulaire venu de nulle part (“hashtag”, “selfie”, “sans filtre”, “instagrammable”…). Pourtant des plateformes comme TikTok lui volent la vedette, littéralement, auprès des très jeunes, relève The Economic Times. N’empêche, un signe ne trompe pas sur sa longévité à venir : alors que le show de télé-réalité des Kardashian est fini sur le vieux média télé, il n’est pas question pour la famille people d’abandonner sa “présence sur Instagram”, signale le Daily Mail. Nous voilà rassurés.

7 octobre 2020

Un million de nouveaux pauvres fin 2020 en raison de la crise due au Covid-19

Par Isabelle Rey-Lefebvre, Philippe Gagnebet, Toulouse, correspondance, Gilles Rof, Marseille, correspondant, Richard Schittly, Lyon, correspondant, Benjamin Keltz, Jordan Pouille - Le Monde

Aide alimentaire, RSA, impayés de loyers… Les recours en forte hausse à certaines aides inquiètent de nombreux acteurs, qui voient arriver de nouveaux publics touchés par la crise économique

Etudiants, intérimaires, chômeurs, mais aussi autoentrepreneurs et artisans. Selon les associations caritatives, la crise sanitaire a fait basculer dans la pauvreté un million de Français, qui s’ajoutent ainsi aux 9,3 millions de personnes vivant déjà au-dessous du seuil de pauvreté monétaire – à 1 063 euros par mois et par unité de consommation, il concernait 14,8 % des ménages en 2018, selon l’Insee.

Dix représentants d’associations (Fondation Abbé Pierre, Médecins du monde, Secours catholique, ATD Quart Monde, Emmaüs…) ont été reçus pour la première fois, vendredi 2 octobre, par Jean Castex, pour demander une hausse des principaux minima sociaux, ainsi que l’ouverture du RSA dès 18 ans. « Nous avons eu une écoute attentive de la part du premier ministre, qui est sensible au sujet de la précarité. Mais nous restons déçus, impatients, faute de réponses immédiates, a résumé Christophe Devys, président du collectif Alerte. Nous avons repris rendez-vous pour le 17 octobre. » Cette date symbolique, celle de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté, verra, espère-t-il, l’annonce de nouvelles mesures.

« Ce chiffre d’un million supplémentaire de pauvres est malheureusement une estimation basse, compte tenu des 800 000 pertes d’emploi attendues fin 2020 », redoute Florent Guéguen, directeur général de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). La Banque de France confirme en anticipant un taux de chômage au-dessus des 10 % en 2020, puis de 11 % dès le premier semestre 2021. Partout en France, les indicateurs virent au rouge.

Le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire bondit d’environ 30 %

L’un des signes les plus spectaculaires de cette crise est l’explosion de l’aide alimentaire : la Fédération française des banques alimentaires, qui approvisionne 5 400 structures, a augmenté ses distributions de 25 %, « et la demande ne faiblit pas, en août, en septembre, à tel point que nous avons dû piocher dans nos stocks de longue durée », confie Laurence Champier, sa directrice générale. Le ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran, avançait, le 8 septembre, le chiffre de 8 millions de personnes ayant besoin de cette aide, alors qu’elles n’étaient que 5,5 millions en 2019.

A Lyon, sous les capuches dégoulinantes de pluie, ce 1er octobre, les nouveaux visages de la pauvreté s’alignent dans la file d’attente des Restos du cœur du centre Henry-Vallée. Renata, 34 ans, prend des provisions pour la semaine. Œufs, lait, riz, pâtes… « juste ce qu’il me faut, je peux encore acheter le complément », s’excuse l’étudiante en master de droit social, venue en France pour valider son diplôme brésilien et qui travaille, le soir, comme assistante de vie. Mais sans aide sociale ni bourse, une fois le loyer et les charges payés, ses revenus ne suffisent pas pour assurer son alimentation. C’est aussi le cas de Juan, 46 ans, qui vient chaque semaine, depuis six mois, s’approvisionner en légumes et conserves : « J’ai été licencié sans aucun droit, j’attends une décision du tribunal », explique ce père de deux enfants.

Installé dans le 7e arrondissement de Lyon, ce Resto du cœur a, en septembre, aidé 428 familles, contre 330 en mars. Dans le même temps, la fréquentation individuelle est passée de 391 à 1 106 personnes. Les courbes ascendantes sont affichées sur un mur, près de la remise, tel un indicateur de la paupérisation. « Depuis le confinement, nous voyons de plus en plus de jeunes et d’étudiants qui ne faisaient pas partie de nos bénéficiaires auparavant, des apprentis qui n’ont pas trouvé de stage », confirme Josiane Chevauchet, 77 ans, bénévole au centre de distribution des Restos du cœur, à Perrache (2e arrondissement).

De son côté, le Secours populaire a, depuis mars, enregistré une hausse de 45 % des demandes d’aide alimentaire dans le département du Rhône, la même qu’au niveau national. « Nous voyons des publics nouveaux, des autoentrepreneurs, des artisans, observe Sébastien Thollot, responsable départemental. Des événements inattendus, des frais d’obsèques, par exemple, les font basculer dans la précarité. »

La banque alimentaire des Bouches-du-Rhône, qui distribuait 50 tonnes de nourriture chaque semaine avant le confinement, a doublé son flux, soit l’équivalent de 200 000 repas fournis. Dans les quartiers nord de Marseille, le McDonald’s de Sainte-Marthe est devenu une plate-forme de distribution essentielle. « Une machine de guerre qui, par semaine, distribue 700 colis alimentaires et en livre près de 170 chez ceux qui ne peuvent pas se déplacer, explique Kamel Guemari, leader syndical et figure de ce restaurant occupé depuis plusieurs mois par ses employés. Entre nous, on l’appelle le Ubersolidaire », déclare-t-il en souriant, avant de redevenir sérieux : « Dans les files d’attente, je vois des gens que je connais, qui avaient un job, une situation stable et qui, aujourd’hui, sont obligés de venir ici. »

10 % de demandeurs du revenu de solidarité active en plus

Autre signe de paupérisation, les départements voient arriver de nouveaux demandeurs du revenu de solidarité active (RSA), en moyenne + 10 % sur l’ensemble du pays. Tous les types de territoires sont touchés, ruraux ou urbains, des grandes ou des petites villes… D’après l’Assemblée des départements de France (ADF), sur un échantillon de quinze départements, les dépenses consacrées au RSA ont bondi de 9,2 % en août par rapport à la même période en 2019.

En Seine-Saint-Denis, par exemple, le nombre d’allocataires a augmenté de 4,7 % entre juin 2019 et juin 2020, la hausse la plus forte observée depuis 2014. A ce rythme, ils devraient être 90 000 fin 2020, contre 85 000 en mars, et représenter un surcoût qui met les finances du département en tension. Le territoire consacre déjà 532 millions d’euros à cette prestation sociale, dont 207 millions à sa charge car non compensés par l’Etat.

Dans le Loir-et-Cher, la hausse est plus forte encore : + 14 % d’allocataires entre août 2019 et août 2020, soit 7 217 contre 6 318, et une rallonge de 4 millions d’euros à la charge du conseil départemental. Dans le département voisin du Cher, la hausse atteint 7,5 %, et les nouveaux allocataires sont souvent de jeunes couples qui n’ont pas vu leur contrat à durée déterminée ou leur mission d’intérim renouvelés.

Dans les Bouches-du-Rhône, le nombre d’allocataires du RSA a fait un bond de 11 % depuis janvier, à désormais 78 713, pour la plupart marseillais. En Haute-Garonne, l’évolution atteint + 6,7 %. La métropole de Lyon reçoit, chaque mois, 2 500 nouvelles demandes, contre 2 000 par mois courant 2019, entraînant une hausse de leur nombre de 10 % depuis janvier. Elle est plus forte encore dans le Maine-et-Loire, de 11 % depuis le début de la crise sanitaire.

Le département du Val-de-Marne est également durement touché par le chômage, avec, en particulier, l’arrêt des activités de l’aéroport d’Orly, ses commerces, sa sécurité, et le ralentissement du marché de Rungis où les achats par les restaurateurs s’effondrent. « Nous comptons 10 % de chômeurs de plus et une demande grandissante de RSA, avec 5 000 nouveaux dossiers entre février et juin, un flux qui ne se tarit pas en septembre, détaille Christophe Blesbois, directeur de l’action sociale du département. C’est simple, en fin d’année nous aurons dépensé 20 millions d’euros de plus qu’en 2019, alors que les recettes, par exemple les droits de mutation des transactions immobilières, diminuent. Cet effet de ciseau entre recettes et dépenses nous inquiète pour 2021. »

En Ille-et-Vilaine, les services sociaux ont reçu 1 200 demandes de RSA au deuxième trimestre, une hausse « brutale » et « inédite » de la précarité (19 000 bénéficiaires au 1er juillet), selon Jean-Luc Chenut, président (PS) du conseil départemental, et qui coûtera au moins 10 millions d’euros. « Notre seule variable d’ajustement pour assumer cette charge ? L’épargne. Si la situation se poursuit en 2021, nous n’aurons plus de capacité d’investissement », avertit l’élu, qui appelle l’Etat à participer au financement des nouvelles demandes de RSA.

Entre février et septembre, le département du Nord est passé de 100 000 à 107 000 allocataires. Cette forte augmentation est-elle liée à l’arrêt, durant le confinement, des contrôles auprès des bénéficiaires que le département avait intensifiés ces trois dernières années, se félicitant d’ailleurs d’avoir ainsi économisé 12 millions d’euros entre 2017 et 2020 ?

Les associations de lutte contre la pauvreté réclament depuis longtemps la création d’un revenu minimal garanti accordé dès l’âge de 18 ans, contre 25 ans aujourd’hui. La crise sociale et sanitaire donne un écho renforcé à cette revendication. « Autant le gouvernement a, dans la crise, été réactif sur les aides d’urgence, alimentaires et d’hébergement, et attentif aux demandes des associations, autant il semble réfractaire à l’idée même de, par exemple, revaloriser le RSA et l’ouvrir aux jeunes », observe Florent Guéguen.

« Il faut faire confiance aux jeunes, cesser de demander des contreparties à la moindre aide, comme attester d’une recherche active d’emploi, plaide Véronique Fayet, présidente du Secours catholique. C’est une maltraitance institutionnelle qui sanctionne et insécurise en coupant les vivres. »

Les impayés de loyers touchent surtout le secteur HLM

La pandémie et le confinement ont provoqué un pic d’impayés de loyers qui s’est atténué après le 11 mai et a principalement touché le parc social à qui il manque, en septembre, 100 millions d’euros de loyers (sur plus de 20 milliards d’euros). Ainsi, l’office HLM Seine-Saint-Denis Habitat a constaté 18 % d’impayés en avril, mais ils sont redescendus à 11,8 % en septembre – leur niveau habituel – soit 2 500 ménages ayant une dette moyenne de 500 euros. Le département a débloqué une aide exceptionnelle, grâce à son fonds de solidarité logement, qui aura donc, au 31 octobre, bénéficié à quelque 1 000 ménages à hauteur de 480 euros chacun.

Le bailleur social de la capitale, Paris Habitat (125 000 logements), a, lui, enregistré, durant le confinement, un taux d’impayés de 7,6 %, un peu supérieur à l’ordinaire. « Nous avons entre 5 000 et 6 000 locataires primo-débiteurs qui ne connaissent pas tous les mécanismes de prévention et d’étalement des dettes, explique Stéphane Dauphin, son directeur. Les services publics qui pourraient leur venir en aide ne sont accessibles que sur rendez-vous et les dossiers traînent en longueur pour obtenir le RSA, renouveler son titre de séjour, toucher une indemnité ou sa retraite… Ces obstacles fragilisent les ressources de nos locataires. » Ainsi, sur une recette annuelle de loyers de 620 millions d’euros, il manque 47 millions d’euros à Paris Habitat.

Le conseil départemental de Maine-et-Loire a, lui aussi, dû abonder son fonds de solidarité logement de 500 000 euros, en plus des 3 millions d’euros prévus, et relever l’aide maximale accordée à chaque ménage de 988 euros à 1 739 euros.

Le parc locatif privé, lui, est un peu l’angle mort des politiques sociales. « Nous avons beaucoup de mal à communiquer avec les locataires et les bailleurs, qui sont loin des institutions, remarque Christophe Blesbois, du département du Val-de-Marne, mais nous n’en sommes pas moins inquiets puisque nous recevons de plus en plus de demandes d’aide financière de la part des locataires. Leur nombre est passé de 2 000 par mois, en février, à 3 600 en juillet, avant de retomber à 3 300 en septembre. Le risque, c’est que ces locataires nous sollicitent trop tard, juste avant l’expulsion. »

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