Le 28 février, la cérémonie des César 2020 s'est soldée par une victoire de Roman Polanski dans la catégorie « meilleure réalisation ». Une récompense pour un cinéaste dont le nom, pour beaucoup, pour une génération entière, est synonyme de la culture du viol. Par Philippe Azoury.
Donc au terme d’une soirée schizo, qui aura duré plus de trois heures trente, l’Académie des César aura récompensé Les Misérables, le film de Ladj Ly, du César du meilleur film, Anaïs Demoustier meilleure actrice pour Alice et le Maire, Roschdy Zem meilleur acteur pour Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin, et surtout, dans un silence de glace, d’une salle qui se pinçait pour y croire, Roman Polanski meilleur réalisateur.
J’accuse était nommé douze fois, dont une planquée de César techniques, son casting mais personne n’aurait parié sa chemise que les votants, en février 2020, viendraient sacrer la personne Polanski. Pas son film, pas son montage, sa lumière ou ses acteurs, non lui-même. Meilleur réalisateur. Et cela en dépit des accusations de viols répétées qui entourent sa personne, la première en 1977 aux USA, sur une jeune fille alors âgée de treize ans, Samantha Geimer - le réalisateur ayant choisi en janvier 1978 de s’enfuir définitivement en France, pays qui jamais n’extradie ses citoyens (Polanski bénéficie de la nationalité française) pour ne pas répondre à la justice américaine. Aujourd’hui encore considéré par Interpol comme fugitif, Roman Polanski ne peut circuler librement que dans trois pays : la France, la Pologne, la Suisse.
En 2017 déjà, l’Académie des César, dirigée par Alain Terzian (démissionnaire la semaine dernière) l’avait choisi pour président, elle avait dû y renoncer suite à la polémique que cette annonce avait déclenchée. Car outre Samantha Geimer, ce sont dix autres femmes (dont cinq tenant à rester anonymes) qui depuis accusent Roman Polanski d’agressions sexuelles tout au long des années 70, voire le début des années 80. La dernière révélation en date remonte à novembre dernier, lorsque la photographe française Valentine Monnier accuse Polanski de l’avoir violée en 1975 à Gstaad, lorsqu’elle avait 18 ans. La photographe explique que c’est le témoignage d’Adèle Haenel, quelques jours plus tôt, dans une toute autre affaire (l’actrice accuse le réalisateur Christophe Ruggia d’agression sur sa personne quand elle était encore mineure, Ruggia est depuis le 16 janvier mis en examen pour agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime), aurait libéré sa parole. Roman Polanski réfute chacune de ces onze accusations.
Ni Polanski ni personne de son équipe n’était présent ce soir, tous avaient déclaré forfait tout au long de la semaine - on ne voit pas comment leur présence aurait été tenable, au vue de l’ampleur qu’a prise la polémique depuis la sortie en novembre de J’accuse (qui a rassemblé 1 million et demie de spectateurs en France, un très gros score), et plus encore depuis l’annonce des douze nominations aux César. Le cinéaste de 86 ans aurait-il pu seulement franchir le seuil de la salle Pleyel où une foule de différents collectifs féministes mais pas seulement - on y trouvait tout simplement de personnes qui refusent désormais définitivement de faire le distingo entre l’homme et l’œuvre - bloquaient depuis la fin d’après-midi les abords de la salle Pleyel, où avait lieue la cérémonie sous haute surveillance policière.
Aussitôt le prix annoncé par une Emmanuelle Bercot et surtout une Claire Denis pétrifiée (elle-même avait témoigné dans le sillage du mouvement #metoo avoir été victime d’abus sexuels), la salle entière a plongé dans un silence abyssal, seulement interrompu par le départ d’Adèle Haenel, symbole français de la parole libérée, nommée pour le César de la meilleure actrice pour Portrait d’une jeune fille en feu de Céline Sciamma, hurlant deux mots, seulement deux mots, mais qui sauvent le cinéma français de son silence bien trop gêné, bien trop polissé : « la honte ». Il faudrait l’écrire en capitale pour en faire résonner la puissance : LA HONTE. Oui… LA HONTE ABSOLUE. LA HONTE HISTORIQUE.
La cinéaste Céline Sciamma, qui apparait comme l'une des grandes perdantes symboliques de la soirée, suivait l’actrice, le visage fermé. D’autres femmes ont décidé à leur tour de ne pas rester, de ne pas applaudir, de ne plus tenir ce silence complice. Au même moment, Florence Foresti, qui officiait depuis le début de la soirée comme maîtresse de cérémonie (poste intenable cette année, personne ne voulant se mouiller à remettre un prix dans un climat électrique, jusqu’à Brad Pitt qui a refusé poliment le César d’honneur qu’on était censé lui remettre hier soir) a refusé de revenir en scène après l’annonce du prix à Polanski. Le César du meilleur film s’est fait sans elle. Elle a immédiatement fait part de son « écœurement » dans une story Instagram sur fond noir.
Florence Foresti a tout résumé en un seul mot sur son Instagram.
Récompenser l'équipe, les acteurs et les actrices. Ou même le film lui-même. Pourquoi pas.
Mais récompenser Roman Polanski lui-même, c'est à vomir. C'est un manque de respect terrible. #Cesar2020 #CesarDeLaHonte pic.twitter.com/tqos3Co4bL
Tout au long de la soirée, les sketches de l’humoriste comme certains discours des Césarisés n’avaient eu de cesse de revenir sur la gêne que provoquait déjà, les douze nominations de J’accuse. Il y avait un problème Polanski, lequel recouvrait un problème plus ancien, plus systémique sur la gestion, jugée opaque, par Alain Terzian de l’Académie. Cela a provoqué en quelques semaines une réforme en forme de lame de fond marquée par une tribune des réalisateurs français parue dans Le Monde, suivie de la démission du conseil d’administration et enfin celle d’Alain Terzian, poussé à la porte sous différentes pressions, allant de la SRF (Société des Réalisateurs de Films) au ministère de la Culture. Aussi, a-t-on d’abord assisté au spectacle assez surréaliste, d’une série de discours où Polanski était surnommé Popol de façon récurrente par Florence Foresti, présentant même en début de soirée une liste (fictive) de gens de la profession ayant voté pour lui. La salle riait encore, moitié de nerfs moitié de soulagement. En contrepartie, les discours se vouaient inclusifs, militants, comme si chacun s’était donné pour mission d’être là tout en refusant de faire photo avec le film le plus nommé cette année et son cinéaste multi-soupçonné.
Jusqu’à la production, tout le monde semblait assumer que ces douze nominations étaient un accident, une tâche qu’il fallait à tout prix laver à chaque prise de parole. Le dernier vestige chelou d’une époque désormais révolue, celle des années Terzian, à peine remplacée il ya deux jours par la productrice Margaret Menegoz, nommée présidente de l’Académie par intérim. D’où la violence d’autant plus profonde de ce César à Polanski. Qui contrecarre un mois de batailles pour commencer à réformer le cinéma français : ses institutions, mais aussi, entre les lignes, ses mœurs.
Et de fait, il est difficile de ne pas ressentir une colère, ou au moins un malaise devant ce prix qui semble venu d’un autre siècle, celui d’avant la chute d’Harvey Weinstein. Un César qui n’aurait jamais entendu parler du mouvement #metoo. Un César qui est une catastrophe symbolique. Une « honte ». L’Académie des Césars, à travers ses votants « cooptés », ne s’est pas seulement trompée, de cinéaste, de film. Il ne s’agit même pas de cela. Elle a offert, en 2020, une des ses plus hautes récompenses au cinéaste dont le nom, pour beaucoup, pour une génération entière, est synonyme de la culture du viol. En le couronnant, elle gracie Polanski, la personne Polanski, lui offre une impunité symbolique. Elle rate le siècle, elle insulte les femmes, toutes les femmes : celles qui ont accusé Polanski, toutes celles qui ont un jour été agressées sexuellement. Elle rate, après des années d’un système opaque, qui avait fini par s’écrouler les jours derniers, sa sortie vers une ère autrement plus égalitaire, tout simplement moins barbare (le César aux Misérables en était l’exemple aussitôt anéanti). L’Académie était exclusive, majoritairement masculine, blanche, ancestrale, elle s’est payée vendredi ce qu’elle croit être sa dernière victoire, son dernier tour de piste. En donnant la statue et la main à Polanski, elle a précipité le cinéma français dans un épisode honteux. Son énormité n’a pas fini de se retourner contre elle.