Minneapolis : «Si on ne dit rien, alors l’injustice continue»
REPORTAGE
Par Isabelle Hanne, Envoyée spéciale à Minneapolis — Libération
A Minneapolis jeudi, lors de la troisième nuit de manifestations. (Photo Julio Cortez. AP)
Depuis la mort, lundi, de George Floyd, un homme noir asphyxié par un policier blanc, la ville du Minnesota est le théâtre de manifestations et d’émeutes. Derek Chauvin, le principal responsable, a été arrêté vendredi et inculpé d'homicide involontaire.
Des jeunes qui font la queue dehors pour piller des commerces. Des bâtiments saccagés, incendiés, un air parfois saturé de fumée et de cendres, des voitures calcinées. La nuit est traversée par des nuages blancs de gaz lacrymogène. En arrière-fond, les sirènes de pompiers et de police, bande-son des heurts à Minneapolis, dont l’intensité augmente chaque jour, en même temps que la colère des manifestants contre la police. La mort de George Floyd est venue réveiller des blessures jamais cicatrisées. Lundi, cet Afro-Américain de 46 ans est mort juste après son arrestation brutale par la police, qui le soupçonnait d’avoir voulu écouler un faux billet de 20 dollars. Lors de l’intervention, il a été menotté et plaqué au sol par un agent blanc qui a maintenu son genou sur son cou pendant de longues minutes. «Je ne peux pas respirer», l’entend-on dire sur une vidéo de la scène, filmée par un passant et devenue virale. Puis il arrête de parler, et s’immobilise complètement.
Les quatre policiers impliqués dans l’interpellation ont été renvoyés, et une enquête est en cours. Vendredi, Derek Chauvin, celui qui est responsable de la mort de George Floyd, a été arrêté, puis inculpé de meurtre au 3e degré et d'homicide involontaire. Dans l'Etat du Minnesota, le chef d'accusation de «meurtre au 3e degré», passible de 25 ans de prison, désigne le fait de causer la mort «sans intention» de la donner «en perpétrant un acte éminemment dangereux». En dix-neuf ans de service, le policier de 44 ans a fait l’objet de dix-huit plaintes, dont deux seulement s’étaient soldées par une lettre de réprimande. Jusqu’à son arrestation, les appels au calme et à la patience des autorités n’avaient fait qu’attiser l’exaspération des manifestants. Acmé de la violence et du symbole, dans la nuit de jeudi à vendredi, un groupe a forcé des barrières, brisé les vitres et incendié un commissariat de Minneapolis, évacué peu avant.
Les portes d’un supermarché forcées
Anticipant les heurts, de nombreux commerces de la plus grande ville du Minnesota s’étaient barricadés. Outre des renforts policiers, 500 hommes de la Garde nationale ont été envoyés à Minneapolis. «Ces malfrats déshonorent la mémoire de George Floyd, et je ne laisserai pas faire cela», a tweeté le président américain, Donald Trump, dans la nuit, critiquant un «manque total de leadership» du maire démocrate de la ville, Jacob Frey. Et menaçant : «Quand les pillages démarrent, les tirs commencent.»
Les portes d’un supermarché, dans le nord-est de la ville, ont été forcées jeudi. Ballet de voitures et coffres qui claquent, sur le large parking du centre commercial. Les bris de verre crissent sous les roues des chariots, remplis par des jeunes qui pillent le commerce sans se presser. «Ce soir, tout est gratuit : servez-vous !» lance Mambo, un étudiant de Minneapolis, en observant la scène. La police reste discrète. Seuls le bourdonnement des hélicoptères et l’odeur âcre des grenades lacrymogènes tirées depuis les toits pour disperser les pillards indiquent sa présence. «Contre la violence policière, les manifestations pacifiques ne suffisent pas, reprend Mambo. L’argent qu’ils vont devoir dépenser pour réparer tout ça, c’est ça qui va leur faire du mal. C’est ça qui va attirer leur attention : l’argent perdu. Ça aide de voir que tout le monde est là, Noirs comme Blancs.» Sur un mur, un tag réalisé à la va-vite assène que «la marchandise peut être remplacée, pas les vies des Noirs».
Dans le même quartier, entre le commissariat et le supermarché pillé, de hautes flammes orange dévorent un commerce de prêt sur gage. «C’est vraiment triste d’en arriver là, simplement parce qu’on n’a pas été entendus, regrette Rachel en regardant l’incendie. Et tout ça continue, parce qu’on nous dit qu’il y a besoin de faire une enquête !» La jeune femme, une Afro-Américaine qui a grandi et étudie à Minneapolis, a le visage fermé et les yeux sévères. «Le monde entier a vu qu’un homme a été tué par la police. N’importe qui d’autre serait déjà en prison. Mais lui, non, parce que c’est un policier blanc.»
A Minneapolis, avant George Floyd, il y a eu Philando Castile, un automobiliste noir abattu lors d’un banal contrôle de police en 2016, sous les yeux de sa compagne et d’une fillette. Le policier a été acquitté. A New York, il y a eu Eric Garner, autre Afro-Américain décédé en 2014 après avoir été asphyxié lors de son arrestation par des policiers blancs. Lui aussi avait dit à l’époque «Je ne peux pas respirer», une phrase devenue le cri de ralliement du mouvement BlackLivesMatter («la vie des Noirs compte»). La liste est longue. «On a manifesté pacifiquement pendant toutes ces années, et ça ne nous a menés nulle part, reprend Rachel. Qu’est-ce qu’on devrait faire ? Rester silencieux et attendre calmement qu’une autre vie soit détruite ?»
Les Afro-Américains représentent 20 % de la population de Minneapolis, mais ils sont plus susceptibles d’êtres contrôlés, arrêtés, et victimes de violences des forces de l’ordre que le reste de la population : de 2009 à 2019, 60 % des personnes tuées par la police étaient noires.
Quand il a appris la mort de Floyd, Kaleb s’est simplement dit «Encore un ?» raconte-t-il en marchant dans le cortège d’une manifestation qui s’est tenue sans heurts, dans le centre de Minneapolis, jeudi. Pour le jeune homme, très actif dans sa communauté, «il faut inculper ces gens, les mettre en prison. Mais le plus important, c’est quelle est la suite de tout ça ? Comment transformer ce mouvement pour obtenir un vrai changement ?»
Il juge les pillages et les destructions «absolument désastreux, même si tous les manifestants ne sont pas des casseurs, loin de là». «Mais c’est le symptôme d’un problème plus large, il ne s’agit pas seulement de la mort d’un homme, insiste Kaleb. Cette tragédie est venue s’ajouter à la détresse créée par le Covid : beaucoup de gens ont perdu leur emploi [710 000 nouveaux chômeurs dans le Minnesota depuis mi-mars et la mise en place des mesures de confinement, ndlr]. Je crois qu’on a atteint un point de bascule.» Dans l’ensemble des Etats-Unis, les Afro-Américains ont été touchés de manière disproportionnée par la pandémie.
«Pourquoi notre quartier brûle-t-il ?»
L’intersection où George Floyd a été interpellé, dans le quartier de Powderhorn, est devenue un lieu de rassemblement. Fresques murales, fleurs et photos lui rendent déjà hommage. Plusieurs leaders religieux de la ville s’y sont rendus jeudi pour tenter de calmer les esprits : «Ne gâchez pas ce moment ! Le monde nous regarde, vous avez du pouvoir ; maintenant, tout dépendra de ce que vous en ferez», prêche à la foule le pasteur Albert. «La colère, c’est ce que vous obtenez quand vous opprimez des gens pendant si longtemps, et que rien n’est fait pour la canaliser, explique-t-il après sa prise de parole. Si tout est si explosif en ce moment, c’est parce que c’est loin d’être la première fois que ça arrive. La police perpétue ces violences contre les Noirs. Nous avons tous vu cette vidéo, on a tous été forcés de regarder cette exécution. Si on ne dit rien, alors l’injustice continue. Et on en a assez.» Le pasteur évoque les disparités abyssales entre Blancs et Noirs à Minneapolis, dans le niveau de revenus, l’accès à l’éducation, ou encore le logement. «Pourquoi ce quartier, notre quartier, brûle-t-il ?» interroge-t-il, pointant le «redlining», cette pratique de discrimination consistant à refuser des services à des populations situées dans des zones géographiques déterminées (des prêts bancaires par exemple), à laquelle «les habitants du quartier font face depuis des décennies».
Douglas Ewart, un artiste septuagénaire d’origine jamaïcaine qui vit à deux pas de là, estime qu’avec le Covid-19, «les gens ne sont ni à l’école ni au travail : ça fait beaucoup plus de monde pour manifester. Cette tragédie, c’est la tempête parfaite pour qu’on puisse, enfin, changer de paradigme.» Douglas veut croire que les choses «peuvent s’améliorer». «Regardez, aujourd’hui, il y a beaucoup de jeunes Blancs qui comprennent la situation et manifestent. Ce sont eux qui permettront d’arriver à un changement réel.» Parmi les évolutions jugées positives par les manifestants, Minneapolis est doté d’un chef de la police afro-américain, Medaria Arradondo, le premier Noir à occuper un tel poste dans la ville. Le maire, le démocrate Jacob Frey, n’hésite pas à parler du «racisme systémique» qui fracture la société américaine.
«Il y a beaucoup de douleur et de colère dans notre ville», a-t-il déclaré vendredi matin, tout en jugeant les pillages et les destructions «inacceptables». La Garde nationale a été déployée devant les commerces, banques, pharmacies ou magasins d’alimentation susceptibles d’être pillés. Mais Frey a défendu la position de la ville, et la réponse policière depuis le début des émeutes, qui évite globalement la confrontation avec les manifestants et n’a procédé qu’à une poignée d’arrestations (dont une équipe de journalistes de la chaîne CNN, relâchée plus tard). «Nous faisons absolument tout ce qui est en notre pouvoir pour maintenir la paix», a-t-il justifié.
En plus du caractère extrêmement volatil de la situation dans la ville, les heurts sont contagieux, dans un pays à vif après des années de violences policières contre les Afro-Américains, restées largement impunies. Des heurts ont également eu lieu dans la ville voisine de Saint-Paul, capitale de l’Etat, où près de 200 commerces ont été saccagés ou pillés. Des manifestations tendues se sont tenues à New York, mais aussi à Phoenix (Arizona), Los Angeles (Californie), Columbus (Ohio) ou Denver (Colorado). Près du commissariat et des commerces incendiés et pillés, à Minneapolis, un tag en lettres capitales : «Et maintenant, vous nous entendez ?»