Reportage : « Ils nous ont fait voter mais nous interdisent de célébrer nos défunts » : scènes d’enterrements au temps du coronavirus
Par Jacques Follorou, Joan Tilouine
Le soleil et une légère brise ont accompagné l’enterrement d’un géant de la musique, Manu Dibango, vendredi 27 mars. Il est mort du Covid-19 à Paris, trois jours plus tôt, à l’âge de 86 ans. Au bout d’une allée bordée de marronniers et de platanes du cimetière du Père Lachaise, vingt et une personnes – la famille et quelques proches – sont arrivées le visage couvert d’un masque, certaines avec des gants.
La cérémonie conduite par le pasteur Ernest Ewele, de l’église protestante franco-camerounaise, a duré une demi-heure, ponctuée de chants sur des titres du défunt dont Soma loba et Soul Makossa. Un écho aux hommages solennels, aux célébrations joyeuses et aux concerts en sa mémoire – le plus souvent virtuels –, qui se multiplient dans cette planète confinée.
« Les circonstances sont très difficiles mais l’essentiel, c’est d’être là », confie l’un de ses fils. Le saxophoniste et chef d’orchestre camerounais de génie avait souhaité une cérémonie dans l’intimité. Pour autant, les consignes gouvernementales imposées pour endiguer, en France, cette pandémie, ont fortement touché l’organisation même des obsèques. « Ce fut un problème de devoir choisir les gens autorisés à venir », glisse un neveu de l’artiste. En sortant, le pasteur se voit même reprocher par le personnel du cimetière, pour des raisons de sécurité sanitaire, la longueur de la cérémonie.
Que l’on soit connu ou anonyme, le Covid-19 bouleverse ce moment intime du deuil. Familles, personnels des pompes funèbres, des funérariums et même des cimetières ont dû en quelques jours s’adapter au risque sanitaire et aux consignes gouvernementales souvent fluctuantes. Le 14 mars au soir, le premier ministre, Edouard Philippe, a ainsi annoncé que les rassemblements dans les lieux de cultes et les cérémonies doivent être reportés. Puis, le nombre de personnes autorisées à y participer est finalement limité à cinq. Un chiffre qui passe à vingt quelques jours après.
Contrôler chaque passage de convoi funéraire
Devant la seule entrée encore ouverte du Père Lachaise, trois employés de la Ville de Paris montent la garde. Certains portent un masque, d’autres pas. Une collègue a contracté le Covid-19 la semaine précédente et près de 80 % du personnel a fait valoir son droit au retrait.
Alors, en dépit d’une vive inquiétude, les plus braves veillent au grain et appliquent les consignes. Liste des cérémonies prévues pour la journée à la main, il faut contrôler chaque passage de convoi funéraire et compter les endeuillés qui pénètrent dans le cimetière, mais aussi veiller à ce que l’enterrement ne s’éternise pas.
Au volant de leurs véhicules funéraires, les personnels des pompes funèbres ne cachent pas, pour la plupart, une forme de rancœur. Kamel, de l’entreprise Funecap, sort, avec trois collègues, d’un « enterrement Covid-19 » :
« On nous a oubliés. Pas assez de masques, pas de gants alors que l’on passe notre temps avec les morts du coronavirus. On va les chercher dans les hôpitaux, dans les morgues, on les amène dans les funérariums, dans les églises. On est devenus des pestiférés. Les patrons ou les funérariums nous disent : “vous êtes jeunes, c’est pas grave pour vous, de toute façon”. »
« Je devenais parano le soir en rentrant chez moi »
Depuis le début du confinement, la vie des employés des pompes funèbres s’apparente à celle des urgentistes au service de morts terrassés par le Covid-19 qu’ils récupèrent chaque jour. Le flux est tel que le terme de « salle cata » s’est banalisé dans la profession pour désigner ces salons de recueillement des funérariums où s’entassent maintenant les cercueils. Vendredi, « il y en avait une quarantaine rien qu’au funérarium de Nanterre, raconte Jonathan, 35 ans, maître de cérémonie dans une autre société funéraire. A ce rythme-là, tout cela va finir dans les énormes hangars de Rungis où avaient été rassemblés les morts de la canicule [de 2003] ».
Au volant de son corbillard Mercedes noir, Jonathan sillonne les routes quasi désertes d’Ile-de-France, épicentre de l’épidémie, effrayé par cette menace à laquelle nul n’était préparé. Alors, le week-end dernier, le jeune père de famille a bravé les interdictions de circuler pour déposer son épouse et leurs trois enfants chez des parents, à Nîmes. « J’ai expliqué aux gendarmes que je devenais parano le soir en rentrant chez moi. Ils ont compris et m’ont laissé passer », raconte-t-il. Une manière de les protéger de lui-même.
« J’AI EU SEULEMENT TROIS MASQUES DEPUIS LE DÉBUT DU CONFINEMENT », DÉPLORE WILFRIED, UN EMPLOYÉ DES POMPES FUNÈBRES
Chacun se débrouille pour limiter les risques. Certains se résignent à remplir en catimini leurs bouteilles de gel hydroalcoolique dans les hôpitaux. D’autres, plus nombreux, se mettent en arrêt. « A 20 heures, les Français applaudissent les médecins, les aides soignants, les pharmaciens, les caissiers de supermarché… Nous, on n’existe pas », soupire Kamel. « J’ai eu seulement trois masques depuis le début du confinement. On commence même à manquer de housses et de cercueils », déplore Wilfried, un autre employé de la société Funecap.
Leurs complaintes ont fini par être entendues. Vendredi soir, le ministère de l’intérieur Christophe Castaner a décidé d’inscrire les opérateurs funéraires sur la liste des bénéficiaires prioritaires de matériel de protection.
Toutefois, cette bonne nouvelle se conjugue à une décision qui renforce leur inquiétude. Le 24 mars, le Haut Conseil de la santé publique a indiqué que les familles peuvent demander aux services funéraires à voir une dernière fois le visage de leur proche décédé « avant la fermeture définitive du cercueil ». Pour les pompes funèbres, le risque est inacceptable. « Si on me force à le faire, je me mets en arrêt », répètent, en boucle, les personnels funéraires qui défilent devant l’entrée du Père Lachaise.
« Ne pas avoir pu lui dire au revoir »
L’avis du Haut Conseil, saisi par la direction générale de la santé, vise à faciliter un peu le deuil des familles. Ces dernières sont, par exemple, interdites de visites dans les Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), depuis plus d’un mois.
Jeudi, au cimetière du Montparnasse, dont la lourde porte en fer est refermée après le passage de convois funéraires, à la différence de celle du Père Lachaise, c’est en effet le regret exprimé par la famille d’Irène Augenblick. Cette femme de 77 ans s’est éteinte le 18 mars du Covid-19 dans l’Ehpad du château de Chambourcy, dans les Yvelines.
Cinq personnes assistent à son enterrement, dont le prêtre orthodoxe. Il y a son frère et sa nièce accompagnés de deux amis. Le reste de la famille est resté en Suisse et dans l’avis de décès, a sollicité des dons pour soutenir la « recherche du vaccin contre le Covid-19 ». Au même moment, une messe était donnée, en sa mémoire, à l’église russe de Genève.
« Ce qui est dur, c’est ne pas avoir pu lui dire au revoir. La seule fois où on la “retrouve”, c’est quand le fourgon arrive pour l’enterrement, dit sa nièce. Autrement, à cinq, c’est aussi émouvant qu’à cent. Enfin, ce qui est gênant, c’est que faute de test Covid-19, sa mort n’a pas été prise en compte dans le bilan officiel. »
« On aurait dû être une centaine »
Un sentiment partagé au Père Lachaise. Laurent et son frère, tout deux âgés d’une vingtaine d’années, petits-enfants d’une dame morte à 84 ans, et leur jeune oncle sortent à pied du plus grand cimetière parisien, particulièrement frustrés. Laurent relève :
« On aurait dû être une centaine, c’est dur pour la famille. Aucune des sept sœurs de ma grand-mère, ni son fils, notre père, n’ont pu se joindre. On fera une autre cérémonie dans quarante-neuf jours comme le prévoit notre rite bouddhiste, mais cela ne remplacera jamais cette journée. »
Son oncle, encore sous l’émotion, ne mâche pas ses mots. « Ils nous font voter [aux élections municipales] et ils nous interdisent de célébrer le départ de nos proches conformément à nos rites, se plaint-il. Normalement, on défile devant le corps du défunt. Là, seules trois ou quatre personnes ont été autorisées à venir à l’hôpital pour la voir une dernière fois alors qu’elle n’est pas morte du Covid-19. Et puis, au crématorium, ils ont expédié ça en deux minutes, c’est un manque de respect. »
Néanmoins, au cimetière du Montparnasse ou au Père Lachaise, nulle acrimonie entre les familles, les salariés des pompes funèbres ou les personnels des cimetières. Unis par la douleur de ce moment si particulier, chacun s’efforce de prendre sur soi et de s’adapter aux contraintes. « La mort et les consignes gouvernementales ne font pas forcément bon ménage, on essaie tous de faire au mieux. La mort n’est pas un moment comme tous les autres », lâche, philosophe, le pasteur ayant officié pour l’inhumation de son ami Manu Dibango.