Par Claire Guillot
La Fondation Luma, à Arles, expose 3 000 photographies de l’artiste américaine datant des années 1960-1970.
Elle est devenue mondialement célèbre pour ses portraits sophistiqués de personnalités publiés en couverture du magazine Vanity Fair, de Demi Moore enceinte à Whoopi Goldberg dans un bain de lait.
Mais c’est une autre facette de son travail que montre la photographe américaine Annie Leibovitz, 67 ans, dans une exposition monumentale à Arles (Bouches-du-Rhône) cet été : 3 000 photographies épinglées à touche-touche retracent les premières années de sa carrière, alors qu’elle travaillait pour le magazine Rolling Stone.
Une époque troublée durant laquelle elle a fait ses armes. Entre la démission de Richard Nixon, mis en cause dans le Watergate, l’assassinat de John Lennon, qu’elle a photographié quelques heures avant sa mort, ou la tournée des Rolling Stones, en 1975, groupe avec lequel elle a passé trois mois non-stop.
Nous l’avons rencontrée en mai, à New York, où la photographe préparait une exposition organisée par la fondation Luma, qui a racheté toutes les archives, et qui prévoit de revenir ultérieurement sur d’autres aspects de sa carrière.
Comment avez-vous vécu ce retour à vos débuts de photographe ?
J’avais déjà revisité cette période pour un livre qui couvrait la période 1970-1990, mais pas de cette façon. Je voulais regarder mes débuts une dernière fois, avec un but en tête : ne rien laisser de côté.
Normalement, quand on regarde ses planches-contacts, on sélectionne les meilleures photos, mais là, j’ai pris absolument tout ce qui m’émouvait. J’ai voulu les installer comme une rivière, comme un film, davantage que comme une série de photos. Je voulais qu’on soit immergé dans les images, et si on est submergé, c’est parfait !
C’est très organique. L’idée est de raconter l’histoire d’une jeune fille qui apprend à être photographe. On se rend compte que quand on veut faire ce métier, il faut être obsédé par ce que l’on voit. Le travail que cela demande est immense.
Quelles sont les images qui vous frappent le plus, rétrospectivement ?
Quand j’ai commencé à me plonger dedans, c’était très émouvant. En particulier de voir mes parents, ma famille, et la tournée avec les Rolling Stones en 1975…
Là, je suis retombée amoureuse de Mick Jagger ! Pas en tant que femme et homme, mais en tant que photographe et son sujet… Il a ce charisme incroyable, cette charge sexuelle, cette beauté des gestes… j’ai retrouvé ce qui m’avait fascinée visuellement à l’époque. Je me suis rendu compte que je n’avais pas pris tant de photos de Keith, j’étais surtout intéressée par Mick ! Je mesure aussi toute mon énergie de l’époque… Il y avait une chanson, Midnight Rambler, je ne pouvais pas la supporter, et à chaque fois, j’allais tout au bout de la salle de concert, je faisais une photo de la salle, et puis je me précipitais pour retourner dans le van, juste à temps.
Ils vous laissaient tout photographier ?
Oui… vous voyez que c’était très ennuyeux ! Au début, j’étais censée être leur photographe officielle sur la tournée, mais en fait, je restais avec eux debout toute la nuit, je dormais le jour comme eux, et j’ai fini démolie, comme eux. La tournée des Stones m’a fait découvrir un tas de choses, et ça m’a pris des années pour retomber sur mes pieds.
Comme la drogue ?
La drogue… et tout le reste. Tout ce que vous pouvez imaginer.
Mais ça ne se voit pas sur les photos…
Une des choses que j’ai découvertes sur cette tournée, c’est que cette vie a toujours l’air romantique. Quand bien même Keith est avachi contre une porte, ou s’est écroulé sur le sol.
La musique était-elle importante pour vous ?
A l’époque, la musique était centrale dans nos vies, l’art prenait plus de place qu’aujourd’hui… Quand j’ai vu arriver Al Kooper en 1971, il était si différent de Dylan, si différent même des Beatles ! Je me suis dit : Qu’est ce que c’est que ça ? Les choses sont devenues beaucoup plus commerciales, c’est du divertissement. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de la bonne musique qui est faite.
L’IDÉE EST DE RACONTER L’HISTOIRE D’UNE JEUNE FILLE QUI APPREND À ÊTRE PHOTOGRAPHE
Les premières années de votre travail étaient marquées par la contestation, les mouvements sociaux. Est-ce que vous étiez concernée ?
J’ai fait mes premières images importantes en suivant les mouvements de protestation, alors que j’étais au San Francisco Art Institute, sans aucune commande. Le pays était en pleine tourmente. Il y avait la guerre du Vietnam, les hommes pouvaient être appelés et vivaient dans l’angoisse de voir leur numéro tiré…
J’avais ce sentiment d’être au milieu d’un monde en ébullition. Surtout quand j’ai photographié le dernier jour de Nixon. Au magazine Rolling Stone, on était considérés comme la presse alternative, on prenait ces questions politiques très au sérieux, on était engagés. Moi j’avais 20 ans, c’était une très bonne leçon, d’être entourée de gens à la fois brillants et drôles.
Le pays était divisé, comme maintenant ! Nous vivons des temps difficiles, mais les gens ont tellement de pouvoir aujourd’hui. Au point d’arriver à virer le présentateur star de Fox News, O’Reilly, après ses histoires de harcèlement. Maintenant, les gens peuvent s’organiser bien plus efficacement, on l’a vu avec la marche des femmes.
Aujourd’hui, il y a plein d’histoires à raconter, et la presse va au fond des choses. Il y a toujours eu de bons journalistes, mais, avec la technologie et la possibilité d’utiliser les appareils avec peu de lumière, on voit des choses qui n’existaient pas avant.
Je suis fière des photos que publie le New York Times, de leurs « unes », avec tout le monde qui se bat. Les magazines qui faisaient ce genre d’enquête ne sont plus là, mais les quotidiens le font. Si j’étais une photographe débutante aujourd’hui, je voudrais être journaliste, c’est le domaine que j’admire le plus.
On découvre dans l’exposition combien vous avez été marquée par Cartier-Bresson.
Il était mon héros. C’est lui qui a fait que je suis devenue photographe, et c’est le premier photographe dont j’ai acheté un livre – le deuxième était Robert Frank.
Je suis allée en Europe sur ses traces, en 1967. J’étais sur le Pont-Neuf, et je me suis dit, mon Dieu, c’est là que se tenait Cartier-Bresson quand il a fait sa célèbre photo ! Et j’ai essayé de faire la même chose. A Paris, je marchais dans ses pas et dans ceux de Brassaï et Atget.
Vous avez même photographié Cartier-Bresson, alors qu’il était connu pour refuser les photos…
Pour un numéro spécial photo de Rolling Stone, j’ai obtenu d’aller photographier tous les grands photographes. Je suis allée voir Richard Avedon, Andy Warhol, Helmut Newton, Lartigue… et Cartier-Bresson. Il a refusé catégoriquement d’être photographié, mais il m’a emmenée déjeuner.
Nous avons marché depuis l’agence Magnum jusque chez lui, j’ai rencontré sa femme, Martine Frank, nous avons passé un très bon moment, il n’aurait pas pu être plus sympa.
Mais je ne pouvais pas accepter son refus. Donc le jour suivant, je l’ai attendu sur le pont, sur le trajet que nous avions pris ensemble la veille… quand il a traversé, tout d’abord il ne m’a pas reconnue, puis il a crié : « Vous ! Mais comment pouvez-vous faire ça ? » Il était absolument furieux contre moi ! Et ensuite, il a dit : « Bon si vous allez prendre ma photo, prenez-en une bonne. » Et il s’est redressé. Et, finalement, cette photo-là n’est pas terrible ! J’ai utilisé l’autre, pour le magazine.
On voit, à travers les années, votre style évoluer. La couleur arrive…
On a commencé à l’utiliser pour faire les couvertures de Rolling Stone. Je ne savais pas comment faire au début, le magazine avait un papier qui buvait toute la couleur, ça devenait très sombre. J’ai dû commencer à éclairer de façon artificielle… et si vous regardez les diapos de cette époque, on voit que c’est trop éclairé ! Mais c’était le style du moment.
Quand je travaillais à Rolling Stone, je regardais beaucoup les magazines d’actualité, ce que faisaient William Eugene Smith ou Larry Burrows, qui couvrait le Vietnam. Je m’imaginais photographe et journaliste.
Mais j’ai pris conscience que je voulais avoir mon point de vue, faire des photos plus personnelles. Et j’ai quitté Rolling Stone pour aller à Vanity Fair. Toute cette époque est encore dans ce que je fais. Dans un portrait mis en scène, j’essaie de mettre du journalisme, toujours. Même si je me considère plus comme une artiste conceptuelle qui utilise la photographie.
La transition a-t-elle été difficile ?
J’étais tellement habituée à travailler seule, sans tous ces gens autour… Tout à coup, il y avait une personne pour les cheveux, une personne pour le maquillage… Pour la photo de Meryl Streep, il y avait Polly Mellen qui se tenait là, c’était quand même une des rédactrices de mode les plus importantes du moment ! Je lui ai dit : « Excusez-moi, mais qu’est-ce que vous fichez ici ? Et je l’ai virée… »
Avec les années, j’ai vu que ce genre de photo avec une équipe peut donner des choses extraordinaires si vous arrivez à faire des portraits tout simples, avec juste moi et un ou deux assistants, pour la lumière. Il faut être capable de faire les deux : les grosses productions et les photos plus intimes. Comme il y a quarante-cinq ans que je fais ça, j’ai un large vocabulaire à ma disposition.
Annie Leibovitz - Les Premières Années : 1970-1983. Archive Project #1. Fondation Luma, Grande Halle, parc des Ateliers, 33, ch. des Minimes, Arles (Bouches-du-Rhône). Jusqu’au 24 septembre. Luma-arles.org.