Par Solenn de Royer, Vanessa Schneider
Trois semaines après la mort de l’ancien président de la République, les langues se délient peu à peu sur les coulisses et les petits secrets de la messe célébrée en l’église Saint-Sulpice, à Paris, lundi 30 septembre. Retour sur cette journée particulière.
Les pigeons dansent au-dessus de la place, dans un ciel incertain. Vêtu d’un costume sombre, Frédéric de Saint-Sernin traverse le parvis de Saint-Sulpice, à Paris, gravit le tapis rouge et pénètre dans l’église quand l’orgue commence à jouer.
La messe pour Jacques Chirac n’a pas encore débuté. Comme les chiraquiens du premier cercle, ce « bébé Chirac » arrive directement des Invalides, où il a assisté à un premier office en l’église Saint-Louis, réservé à la famille et aux proches.
Quand Saint-Sernin, ancien conseiller à l’Elysée, devenu député RPR, puis secrétaire d’Etat, aujourd’hui reconverti dans l’humanitaire, a appris la mort de son « grand homme », le 26 septembre, il s’est « effondré en sanglots ». Cloîtré dans son bureau, il a refusé de répondre au téléphone. Un autre « bébé Chirac », Philippe Briand, l’a fait changer d’avis : « Il faut que tu parles aux médias, sinon ce sont les balladuriens qui vont occuper le terrain ! »
Au soir du décès, tous deux ont noté que « ceux qui se bousculaient à la télévision la larme à l’œil » étaient « les moins proches », comme Michel Barnier, « un des premiers à avoir trahi ». Vingt-cinq ans plus tard, les blessures de la guerre fratricide entre Chirac et Balladur demeurent intactes.
Ceux qui viennent des Invalides notent le contraste entre les deux assemblées. Après l’émotion de Saint-Louis, l’atmosphère à Saint-Sulpice est plus froide, formelle, plus mondaine aussi. La veille, l’ancien chef du service de presse de l’Elysée, Laurent Glépin, a été assailli de SMS de gens se présentant comme de fidèles chiraquiens, dans l’espoir de recevoir le mail de l’Elysée. Celui-ci conviait à un « service solennel » le lundi 30 septembre, « à 12 heures précises ». « Tenue de ville sombre et uniforme », était-il précisé, « entrée avant 11 heures ».
« Bienvenue au bal des faux-culs »
Visages graves ou de circonstance, les invités ont plus d’une heure à patienter. Toute la République est là, ancien et nouveau monde mêlés. Cinquante années de la vie politique nationale, et autant d’arrière-pensées, dans une même église. « Un concentré d’Histoire et d’histoires », note François Bayrou, ex-ministre de Chirac, qui a contribué à la victoire de Macron en 2017.
« L’ÉQUIPE DE RAFFARIN S’EST RETROUVÉE DERRIÈRE LES SOCIALISTES DE JOSPIN, ÇA FAISAIT UN PEU DRÔLE TOUT DE MÊME », NOTE JEAN-JACQUES AILLAGON
Le protocole a placé les anciens ministres du défunt à gauche de la nef, derrière la famille. Le gouvernement d’Alain Juppé (1995-1997), d’abord, celui de la victoire inespérée. Puis celui de la cohabitation avec le socialiste Lionel Jospin (1997-2002), né de la dissolution ratée.
Derrière, les gouvernements de Jean-Pierre Raffarin (2002-2005) et de Dominique de Villepin (2005-2007). « L’équipe de Raffarin s’est retrouvée derrière les socialistes de Jospin, ça faisait un peu drôle tout de même », note l’ancien ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon. Reléguée sur les bancs des parlementaires, Nadine Morano se demande pourquoi un carré n’a pas été réservé « aux anciens ministres de Nicolas Sarkozy ».
Chaque invité a son nom inscrit sur une feuille de papier. Certaines chaises demeurent vides, comme celle de l’ancienne présidente du Parlement européen Nicole Fontaine, décédée en mai 2018. L’information avait échappé au protocole de l’Elysée.
Dehors, l’ex-ministre Roselyne Bachelot descend d’une moto-taxi, tout de noir vêtue. Aux Invalides, la présidente du conseil régional d’Ile-de-France, Valérie Pécresse, a pris dans sa voiture trois chiraquiens historiques, dont le taxi n’arrivait pas : Josselin de Rohan, Roger Romani et Jean-François Lamour. Tous les quatre tassés à l’arrière, ils arrivent juste derrière Edouard Balladur. « Bienvenue au bal des faux-culs », leur lance un ami, sur le parvis.
« Qu’est-ce que tu deviens, toi ? »
Les sénateurs, soixante-dix de tous bords, ont décidé de faire le trajet à pied, depuis le Palais du Luxembourg. Etrange procession transpartisane jusqu’à l’église, conduite par le président du groupe Les Républicains (LR), Bruno Retailleau.
La sénatrice (LR) de l’Indre Frédérique Gerbaud fait partie du cortège. Trop fatiguée, sa mère, Lydie, qui fut l’attachée de presse de Chirac à la Mairie de Paris, est restée dans sa maison de Châteauroux aux murs tapissés de clichés de l’ancien président. Frédérique lui a promis de tout lui raconter : « la bise » de Dominique de Villepin (« c’était sympa »), l’arrivée de Jean-Louis Debré, l’ami fidèle, le visage profondément ému de Lionel Jospin, « Sarkozy qui faisait la gueule, mais bon, il avait un rendez-vous judiciaire le lendemain », ces députés La République en marche (LRM) à l’attitude trop « débonnaire » à son goût, comme cette femme en tailleur bleu vif, qui a sorti son portable pour photographier le cercueil.
Sur les bancs des anciens ministres, on se serre dans les bras : « Qu’est-ce que tu deviens, toi ? » Les uns racontent leur retraite, d’autres leur reconversion. Frédéric de Saint-Sernin retrouve les « jupettes » de 1995, salement virées par Alain Juppé : « Françoise de Panafieu, Colette Codaccioni, ça m’a fait plaisir ! Elles n’ont pas bougé en vingt ans ! » On actualise les « 06 ». Roselyne Bachelot rappelle à l’ex-ministre socialiste Charles Josselin qu’il lui doit des coquilles Saint-Jacques, enjeu d’un pari perdu il y a longtemps, elle ne se rappelle plus quand. De son côté, Ségolène Royal discute avec son ancien collègue du Quai d’Orsay Hubert Védrine. L’ex-candidate de 2007, ministre de la famille sous Chirac, n’a pas hésité à venir rendre hommage à l’ancien président, qui fut « plus courtois avec [elle] que n’importe quel éléphant socialiste ».
« MAINTENANT, GISCARD ET BALLADUR PEUVENT MOURIR, ILS ONT ENTERRÉ LEUR PIRE ENNEMI », GLISSE UN SÉNATEUR
Les ex-présidents ont été placés à droite de la nef. Marchant avec difficulté, Valéry Giscard d’Estaing a pris place une heure avant le début de la cérémonie, aux côtés de son épouse Anne-Aymone, rebaptisée « Anémone » par le protocole. L’ancien président entend mal et parle fort. Il s’impatiente. « Quand est-ce qu’il arrive ? », grogne-t-il. Les premiers rangs lui lancent des regards réprobateurs. « C’est bien la première fois qu’il est impatient de voir Chirac », maugrée un membre du premier cercle.
S’appuyant sur une canne à pommeau, Edouard Balladur est assis quelques rangées derrière, avec les ex-chefs de gouvernement : « Maintenant, Giscard et Balladur peuvent mourir, ils ont enterré leur pire ennemi », glisse un sénateur à son voisin.
« Le rendez-vous des revenants »
Nicolas Sarkozy est accompagné de son épouse. Comme souvent, Carla est placée par le protocole à côté de François Hollande, qu’elle a surnommé « le pingouin » dans une chanson. Mais il faut bien faire semblant. Elle lui demande pourquoi Bernadette Chirac n’est pas là. « Elle est très malade », lui répond l’ancien président. Surprise, Carla écarquille les yeux. Plus tard, la chanteuse s’enquerra, de nouveau auprès de Hollande, d’une information qui agite les rangs des chefs d’Etat. Qui est cette femme qui accompagne Vladimir Poutine et qui ne semble pas être son épouse ? Personne ne sait qu’il s’agit d’une interprète.
« SUR QUATRE RANGÉES [DU GOUVERNEMENT PHILIPPE], DEUX NOUS ÉTAIENT INCONNUES », RACONTE JEAN-PIERRE RAFFARIN
Dans le carré réservé à l’actuel gouvernement, on s’embrasse, on pianote sur son portable ou on travaille ses dossiers : la ministre des sports, Roxana Maracineanu, les a étalés devant elle. « Pas très tenu », dit en soupirant un autre ministre, avant de jeter un regard derrière lui, sur les bancs des ex-chefs de gouvernement, « alignés comme les Dalton ».
Ils sont tous là, placés par ordre chronologique, de Laurent Fabius à Manuel Valls. A voix basse, Alain Juppé et Lionel Jospin s’entretiennent du Conseil constitutionnel. « Ah quand même, ça avait de la gueule ! », reconnaît un jeune ministre, saisi par une bouffée de nostalgie pour « l’ancien monde ». De leur côté, les « ex » scrutent les membres du gouvernement d’Edouard Philippe, un sourire en coin. « Sur quatre rangées, deux nous étaient inconnues, raconte Jean-Pierre Raffarin. Pour la première fois de notre histoire, on ne connaissait ni l’identité ni le parcours de chacun… »
Au dernier rang de l’église, Florian Philippot, en rupture de ban avec le Rassemblement national, se fait discret. Personne ne se presse non plus autour de l’ancien secrétaire général de l’Elysée Claude Guéant, exclu de la Légion d’honneur après sa condamnation dans l’affaire des primes en liquide du ministère de l’intérieur. Dans la nef, de vieux messieurs avancent, un peu hagards, à la recherche d’un regard capable de les reconnaître. « C’est le rendez-vous des revenants », confie Roselyne Bachelot, frappée par l’impression d’assister à un « engloutissement ».
Car, autour de la figure de Jacques Chirac, plusieurs générations politiques se jaugent, mesurent le passage du temps. C’est l’heure des bilans. Un cacique socialiste observe avec un brin de tristesse ce qu’il reste de la flamboyante « bande à Léo », ces jeunes loups regroupés autour de François Léotard, dont on disait alors qu’ils allaient tout casser à droite. Alain Madelin a les cheveux blancs, d’autres le dos voûté. « On sent les regards sur soi, ceux qui soufflent “dis donc, il a pris un coup de vieux !” en vous voyant , remarque Aillagon. En même temps, c’est normal, on pense la même chose d’eux ! »
« La fin d’une époque »
Quand entre enfin le cercueil, sur le Requiem de Fauré, le silence se fait. Sur les bancs des jeunes ministres, certains se signent, sous le regard réprobateur des anciens, qui connaissent la réserve républicaine imposée par la fonction.
Un chœur polyphonique chante le De profundis. Plongé dans ses pensées, Dominique de Villepin fixe la peinture murale de Delacroix, La Lutte de Jacob avec l’ange, le chef-d’œuvre de Saint-Sulpice. « Quelle formidable métaphore politique, dit-il. Chacun ici a été en lutte avec ses démons, comme avec les anges. Chacun a eu son jour tragique. »
GÉRALD DARMANIN SORT SON OBOLE. « C’EST BIEN NORMAL, C’EST LE MINISTRE DU BUDGET… ! », POUFFENT SES VOISINS
Pendant l’offertoire, un quêteur sillonne l’église. En bons élus locaux, le ministre de la cohésion des territoires Sébastien Lecornu et celui des relations avec le Parlement Marc Fesneau sortent leur obole. Gérald Darmanin est le suivant : « C’est bien normal, c’est le ministre du budget… ! », pouffent ses voisins.
Mais personne n’en croit ses yeux quand l’intrépide quêteur poursuit sa route jusqu’aux anciens présidents. Il se glisse entre un pilier et François Hollande, qu’il bouscule au passage. Léger flottement. Hollande sort un billet. Sarkozy s’agite, mais ne trouve rien. Carla s’impatiente : « Nicolas, tu vois bien que le monsieur attend ! »
Inquiets, les ministres suivent la progression du quêteur, lequel s’aventure cette fois du côté des chefs d’Etat étrangers. Le président congolais, Denis Sassou-Nguesso, met au pot une poignée de billets. Sollicité à son tour, le roi de Jordanie claque des doigts : un sbire accourt avec une deuxième liasse. Puis le quêteur se rapproche de Vladimir Poutine, qui a son livre de messe entre les mains. Les ministres retiennent leur souffle. D’un regard métallique, le président russe fusille le malheureux, contraint de filer sans demander son reste.
Le Salve Regina est chanté. Puis l’archevêque de Paris asperge le cercueil d’eau bénite. Huit gardes du corps ayant assuré la sécurité de l’ancien président le soulèvent ensuite et traversent lentement la nef, vers la sortie.
Parmi eux, « Tintin » et « Clooney », ainsi surnommé parce qu’il ressemble à l’acteur américain. Le premier est resté vingt et un ans au service de Chirac ; le deuxième, treize ans. « Tintin » regarde droit devant lui, fier d’accompagner son patron « pour une dernière mission ». En voyant passer le cercueil de celui qui lui a « tout appris » – y compris comment, lors des porte-à-porte de campagne, « n’oublier personne » –, l’ancien ministre Jean-François Copé médite sur « la fin d’une époque » et prophétise : « Cette cérémonie est la dernière du genre, c’est fini. »