Par Sandrine Blanchard, avec Guillaume Fraissard - Le Monde
En vingt-cinq ans, la rue de Valois a connu douze locataires. Alors que Franck Riester vient de succéder à Françoise Nyssen, huit de leurs prédécesseurs témoignent de la difficulté de la fonction.
Après seulement dix-sept mois, Françoise Nyssen s’en est retournée, devenant l’une des ministres de la culture et de la communication les plus éphémères. L’éditrice arlésienne, emportée par le remaniement et remplacée par Franck Riester, est loin d’être la première à avoir fait un passage éclair rue de Valois. Ces vingt-cinq dernières années, ce ministère a vu défiler pas moins de douze locataires. Qu’ils soient issus du monde politique ou de la société civile, leur sort a été comparable. Difficile, avec une durée moyenne de deux ans en fonction, d’imprimer sa marque et de mener à bien des projets. Seuls André Malraux et Jack Lang ont occupé ce poste pendant dix ans chacun et en sont devenus les figures tutélaires.
Mais quelle « malédiction » touche ce ministère qui fêtera, en 2019, son soixantième anniversaire ? Pourquoi une telle fugacité de ses titulaires ? Alors que Franck Riester vient tout juste de composer – non sans peine – son cabinet, huit anciens ministres de la culture ont accepté de revenir sur leur expérience et de confier leurs souvenirs sur ce poste à la fois tant convoité et tant exposé. Sollicité par Le Monde, Jack Lang (en poste de mai 1981 à mars 1986 et de juin 1988 à mars 1993) n’a pas souhaité mêler sa parole à celle de ses successeurs. Davantage que l’amertume, ce sont les regrets qui l’emportent chez ceux qui ont connu ce « plus beau des ministères ».
Avoir (ou pas) la confiance du président
De Gaulle-Malraux, Mitterrand-Lang, les anciens ministres portent tous un regard envieux sur ces duos qui ont marqué l’histoire de la rue de Valois. Non seulement André Malraux et Jack Lang sont restés une décennie à leur poste mais ils ont aussi bénéficié d’un soutien fort et public de l’Elysée, et, pour le second, d’un doublement du budget du ministère.
Depuis, « on assiste à une banalisation du débat culturel et de sa place dans le discours public », constate Jacques Toubon (en poste de mars 1993 à mai 1995). Avec la fin des grands travaux au tournant des années 1990 « la politique culturelle n’est plus et ne sera plus cette décoration que le président porte à son revers », poursuit-il. Frédéric Mitterrand (nommé de juin 2009 à mai 2012) est catégorique : « Un ministre de la culture a besoin d’une chose essentielle : avoir la confiance de l’Elysée et d’un président qui a la volonté d’inscrire la culture dans le projet républicain. »
D’autant que si la rue de Valois n’est pas soutenue « par le prince », comme le dit Christine Albanel (en fonction de mai 2007 à juin 2009), il sera plus difficile de négocier avec Bercy où la culture est davantage considérée comme une dépense – qualifiée souvent d’« excessive » – que comme un investissement. « La synergie avec le président et le premier ministre est capitale », confirme Renaud Donnedieu de Vabres (ministre de mars 2004 à mai 2007) qui regrette, à l’heure du « détricotage du projet européen » que la culture ne soit pas « un grand sujet ». « En raison même de la situation intérieure et internationale, ce ministère devrait avoir un rôle majeur, stratégique », insiste-t-il.
Or, tout se passe comme si ce secteur n’était plus jugé comme une priorité et, de fait, n’était plus incarné. Bien sûr, chaque candidat à la présidentielle a un volet culturel dans son programme. « Mais il ne fait pas élire un président », constate Jean-Jacques Aillagon (en poste de mai 2002 à mars 2004). « Ce n’est plus un levier électoral car il n’a plus de caractère emblématique », complète Jacques Toubon. « Le lien s’est interrompu entre l’Elysée et la rue de Valois parce que la culture n’est plus au cœur des projets politiques, regrette Christine Albanel. Un ministre de la culture ne peut pas être constamment menacé. »
Une fois en poste, les présidents ont souvent la fâcheuse habitude de passer au-dessus de la tête de leur ministre de la culture. De s’accaparer des thématiques, d’intervenir dans des nominations – sujet ô combien passionnel et chronophage, témoignent tous les ex-locataires –, et de trop écouter « les visiteurs du soir », regrette Aurélie Filippetti (ministre de mai 2012 à août 2014). En 2008, c’est Nicolas Sarkozy, qui, sans prévenir Christine Albanel, annonce le projet de supprimer la publicité sur l’audiovisuel public. « J’étais dans une solitude totale », reconnaît l’ex-ministre. Puis, en janvier 2009, c’est encore Nicolas Sarkozy qui nomme le producteur et distributeur de cinéma Marin Karmitz (MK2) à la tête d’un conseil pour la création artistique.
De son côté, Emmanuel Macron n’a pas demandé l’avis de Françoise Nyssen pour charger l’animateur Stéphane Bern d’une mission sur le patrimoine. « Quand vous avez l’Elysée qui se met à désigner quelqu’un d’autre, c’est vécu instantanément comme un désaveu. Cela crée des turbulences déstabilisantes et renforce les corporatismes », explique Christine Albanel. Quant aux conseillers culture de l’Elysée, ils devraient être des « facilitateurs », ajoute-t-elle. Et non « des compétiteurs, des ministres bis, des empêcheurs de travailler », complète Jean-Jacques Aillagon pour qui « le premier acte de responsabilité d’un ministre est de former son équipe ».
Etre (ou pas) adoubé par le milieu culturel parisien
La scène filmée par le réalisateur Yves Jeuland, dans son documentaire A l’Elysée, un temps de président (2015), est restée célèbre : « Va au spectacle. Tous les soirs faut que tu te tapes ça. Et dis que c’est bien, que c’est beau, ils veulent être aimés », conseille François Hollande à Fleur Pellerin (ministre de la culture d’août 2014 à février 2016) qu’il vient de nommer à l’été 2014.
La rue de Valois, ministère des mondanités davantage que des territoires ? Ce que Françoise Nyssen – qui ne se sentait jamais aussi bien que lors de ses déplacements en province – a appelé, à plusieurs reprises, « le parisianisme culturel » ou « l’entre-soi » pèse dans la cote d’un ministre. « Cela existe, c’est vrai. J’ai été démoli dans des dîners en ville. Le seul problème, c’est quand cela a des conséquences politiques », témoigne Frédéric Mitterrand.
« Il faut être malin », résume Renaud Donnedieu de Vabres. Car si un locataire de la rue de Valois n’a pas « l’onction des cercles culturels parisiens », ces derniers ont facilement accès aux médias pour le faire savoir. « La plupart des autres ministères ont des ouailles discrètes. Là, elles ont les relais médiatiques », témoigne Christine Albanel. « Mon pire souvenir, ce sont les rumeurs et les ragots permanents liés au fantasme que suscite ce poste, surtout quand il est occupé par une femme », confie Aurélie Filippetti. « Il s’agit d’un milieu très compliqué, violent, fait de coteries, en agitation permanente », affirme l’une de ses homologues.
« Dans ce petit milieu, tout se sait. Ils se connaissent, se voient le soir, à l’opéra ou ailleurs, s’auto-congratulent. Vous avez réussi si ce petit milieu le dit, sinon c’est foutu, glisse Philippe Douste-Blazy (en poste de mai 1995 à juin 1997). Quand vous parlez d’accès à la culture pour tous, il y a trois cents personnes influentes qui s’en moquent. » Jacques Toubon lui, ne croit pas à ce parisianisme culturel : « Le grand enjeu n’est ni parisien ni provincial mais concerne l’accès à l’offre culturelle où qu’elle soit. La seule façon de lutter contre les élites est de développer l’éducation artistique et culturelle à l’école pour que tous les gosses soient à égalité. » Pour cet ex-ministre devenu Défenseur des droits, le projet d’un Pass culture, voulu par Emmanuel Macron, peut constituer « une bonne réponse à la démocratisation de la culture », à condition qu’il soit fait « dans un esprit malrucien ».
Un ministère trop technique et bureaucratique ?
De l’archéologie au jeu vidéo, du patrimoine au numérique, du droit d’auteur à l’audiovisuel public… la rue de Valois – dont le maintien du budget est devenu un combat permanent pour son titulaire – a pris l’allure d’« un monstre, dur à gérer et qui doit faire face au pouvoir des artistes, incroyablement revendicatifs », liste Frédéric Mitterrand. « Si vous ne connaissez qu’un seul secteur, vous êtes à la merci de votre administration », décrit une ancienne ministre. Avec un cabinet réduit à dix conseillers (contre vingt auparavant) et deux grandes directions générales gérées par intérim (patrimoines et création artistique), Françoise Nyssen n’avait pas un pilotage opérationnel.
Tous ses prédécesseurs se disent abasourdis par cette longue vacance de postes importants. « C’est un affaiblissement incroyable, c’est comme si l’on voulait démontrer que le ministère ne sert à rien », pointe Christine Albanel. « Il est urgent de rebrancher les tuyaux. Le sujet de l’appareil de commandement n’est pas sexy mais essentiel pour avoir des capteurs et que chaque discipline (théâtre, musée, etc.) ait un interlocuteur », insiste Renaud Donnedieu de Vabres. Mercredi 7 novembre, Sylviane Tarsot-Gillery a été nommée, par Franck Riester, à la direction générale de la création artistique. Cette ex-directrice générale de la BNF faisait partie de la short-list proposée en juillet par… Françoise Nyssen.
Quant au périmètre, les ex-ministres ont des avis divergents : si Frédéric Mitterrand et Jean-Jacques Aillagon se disent favorables à la création d’un secrétariat d’Etat à la communication, Philippe Douste-Blazy considère qu’un ministère de la culture et de l’éducation (comme ce fut le cas sur une très courte période entre 1992 et 1993) mais sans la communication serait plus « justifié ».
De son côté, Jacques Toubon, pointant que le budget de l’audiovisuel est plus important que celui de la culture, plaide davantage pour une « re-répartition » en deux ministères, culture d’un côté, communication de l’autre, surtout en période de réforme de l’audiovisuel. « La grande question serait de savoir où l’on met les industries culturelles du numérique, reconnaît-il. Actuellement, Bruno Le Maire tente de taxer les GAFA. Très bien. Mais il y a aussi la question des droits d’auteur. Pour la France, l’enjeu des contenus culturels sur Internet est aussi important que la fiscalité. » Christine Albanel, quant à elle, prône le pragmatisme : « Tout dépend du profil du ministre nommé. »
Franck Riester : le profil adéquat ?
Qu’ils soient de droite ou de gauche, les anciens ministres voient plutôt d’un bon œil la nomination de Franck Riester. Son profil politique, sa bonne connaissance des rouages parlementaires seraient des atouts à l’heure du projet de loi pour réformer l’audiovisuel public. « C’est un choix intéressant, il connaît les enjeux », considère Aurélie Filippetti. « Il a le capital confiance nécessaire et la force de caractère », croit savoir Frédéric Mitterrand.
Et pourtant, son premier choix de directeur de cabinet (Olivier Henrard, ancien conseiller culture de Nicolas Sarkozy et conseiller d’Etat) a été retoqué par l’Elysée. C’est finalement Lucie Muniesa, directrice générale adjointe à l’Agence des participations de l’Etat, qui a été retenue. « Le premier acte de responsabilité d’un ministre, c’est de former son équipe. Il doit redevenir le maître de sa maison. Je n’aurais pas imaginé un instant qu’on me dise : “Non, vous ne pouvez pas prendre untel ou unetelle”. Il faut vite trouver les bonnes voies, les bonnes attitudes sinon le sort de ce ministère deviendra extrêmement préoccupant », s’inquiète Jean-Jacques Aillagon.
Or, la rue de Valois est « un ministère de combat, insiste Renaud Donnedieu de Vabres, qui doit être en initiative permanente ». Christine Albanel emploie les mots de « catalyseur » et de « gardien de la flamme. « On sous-estime la force de la France sur les enjeux culturels au niveau européen. » Pour Jacques Toubon, « la politique culturelle fait partie d’un bien commun, il faut en avoir l’intime conviction ». « Ce ministère doit concevoir et mettre en œuvre une politique culturelle. C’est un organe de service, pas au service de la réputation du ministre mais au service du pays. Cette fonction s’est parfois perdue », remarque pour sa part Jean-Jacques Aillagon.