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Jours tranquilles à Paris

24 août 2018

14 juillet

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24 août 2018

Bécherel

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Bécherel est une commune française située dans le département d'Ille-et-Vilaine en Région Bretagne. Peuplée de 678 habitants, elle fait partie depuis 2014 des communes de Rennes Métropole. Elle est la plus petite commune (en superficie) du département. Labellisée Petite Cité de Caractère et Cité du livre (Bécherel compte plusieurs librairies, bouquineries, café-lecture, artisans d'art...), la vieille ville a conservé un bel ensemble de maisons anciennes des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles.

24 août 2018

Karl Lagerfeld, le vice et la vertu

Par Raphaëlle Bacqué - Le Monde

Les visages de Karl Lagerfeld (3/6). En 1972, le couturier allemand a un coup de foudre pour le dandy français Jacques de Bascher. Par le truchement de son amant, noceur invétéré, le styliste devient une figure de la jet-set, mais aussi l’ennemi public numéro 1 du « clan Saint Laurent ».

Sur les photos, avec sa fine moustache de dandy d’avant-guerre, ses vestes à larges revers et son foulard de soie autour du cou, Jacques de Bascher ressemble à un personnage de Proust ou d’Oscar Wilde, entre Swan et Dorian Gray.

De lui, Karl Lagerfeld affirme : « C’était le Français le plus chic que j’aie jamais vu. » Et aussi : « J’adorais Jacques, mais il était impossible. » Il est beau et chic en effet, avec toujours dans l’œil un éclair de cynisme ou de tristesse. « C’était un esprit pervers », disent ceux qui n’ont pas aimé sa trajectoire fulgurante et tragique dans les années 1970 et 1980. Les deux films consacrés à Saint Laurent n’ont retenu de lui qu’une figure d’intrigant diabolique et réduit Lagerfeld à un rôle de figurant.

Jacques de Bascher a pourtant été, dix-huit années durant, la seule histoire d’amour que l’on connaisse au couturier. Son prince noir, sa muse et son œil sur le monde de la nuit. « Le vice allié à la vertu », disait-on d’eux à l’époque dans les soirées du Palace.

Si l’on remonte le cours de l’histoire, il faut plonger en ce début d’été 1972 au Nuage, une petite boîte de nuit parisienne à peu près grande comme une salle de bain. C’est là que Karl Lagerfeld fait la connaissance de ce jeune homme de 21 ans.

Cela fait des mois que Jacques de Bascher cherche à se faire présenter au styliste. Dix fois, il a renoncé à l’aborder au Café de Flore, devant lequel il gare son solex à côté de la Bentley bleu nuit du couturier. Un soir qu’il avait emmené Philippe Heurtault, un camarade de service militaire, au Sept, cette boîte à la mode où se côtoient les figures de la nuit parisienne, il a désigné à une table un homme qui dînait parmi un groupe : « Tu vois, c’est un couturier suédois [c’est l’époque où Lagerfeld entretient le flou sur ses origines]. Bientôt, il sera l’un des plus grands créateurs et mon petit ami. »

Histoire d’amour singulière

Le soir de leur rencontre au Nuage, de Bascher a soigneusement préparé son apparition. « Lorsqu’il voulait séduire, rien n’était laissé au hasard », confie Heurtault. Il porte sur une chemise blanche des lederhosen, cette culotte de peau à bretelles tyrolienne que Karl Lagerfeld affectionne depuis l’enfance, et sur la tête un bonnet de marin français avec son pompon rouge. Rien de grotesque, au contraire, il est charmant.

Karl a 38 ans. Jamais encore il n’a rencontré un garçon dans son genre. Comme lui, Jacques est un grand lecteur de Proust, de Huysmans, mais aussi de l’histoire des Chouans, que ce petit hobereau vénère au point de s’être fait tatouer une fleur de lys sur la fesse. « Jacques de Bascher de Beaumarchais », c’est ainsi qu’il se présente depuis qu’il a rajouté à son nom celui du dramaturge français, seconde particule parfaitement usurpée. Il parle avec aisance l’anglais et l’allemand, et cela compte pour Lagerfeld, qui proclame souvent que « les gens qui ne sont pas au moins trilingues sont des ruraux ». Très beau, gentil et bien élevé. Et voilà comment débute cette histoire d’amour si singulière.

Le jeune homme ne travaille ni ne crée. « J’écris un scénario de film sur Gilles de Rais », assure-t-il. Moyennant quoi, personne n’a jamais lu plus de quelques pages de script sur l’histoire de ce compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, condamné pour hérésie, sodomie et meurtre « d’au moins cent quarante enfants ». Mais de Bascher est d’une grâce et d’une séduction à tomber à la renverse. « Le diable fait homme avec une tête de Garbo », résumera plus tard Lagerfeld.

Très vite, ce dernier lui a proposé de le loger dans une petite garçonnière, rue du Dragon. C’est un studio, entièrement rénové, avec de grands miroirs dissimulant des placards. Jacques y a accroché une photo du pape et installé ses livres, trop heureux de quitter l’appartement de ses parents, à Neuilly, et le château familial de la Berrière, près de Nantes. Lagerfeld l’habille chez le tailleur italien Cifonelli, fait réaliser à partir de ses dessins une vingtaine de chemises en crêpe de soie et lui en donne la moitié, paye ses sorties, le couvre de cadeaux. Dans le petit milieu de la mode où tout se sait, on a eu tôt fait de traduire la situation : « Il est le gigolo de Karl. »

Un œil et le goût du danger

Ce sont des années de succès pour Karl Lagerfeld. Il connaît tout Paris, est sans cesse sollicité. Tous les jours, Jacques découpe dans les magazines les articles où Karl apparaît parmi les « nouveaux créateurs ».

C’est dans Elle que Stéphane Audran repère le couturier. L’actrice voudrait qu’il l’habille pour le tournage du film Le Charme discret de la bourgeoisie, de Luis Buñuel. Bien sûr, il réclame le script. « Vous avez une scène à table, où vous êtes retournée, remarque-t-il. Je vais vous faire une robe avec trois découpes dans le dos. On ne verra que vous. » Et il dessine une sublime robe de crêpe avec trois losanges, laissant voir la peau jusqu’aux reins.

Puis c’est Claude Chabrol, le mari d’Audran, qui lui demande une robe. Stéphane doit incarner dans son prochain film une bourgeoise infidèle qui assassinera bientôt son mari. « Il faudrait une note rouge, qui symbolise le sexe et la mort », demande le cinéaste. Lagerfeld imagine une robe classique, boutonnée devant. Quand l’actrice s’assied, on aperçoit juste le petit bout d’une combinaison de soie écarlate…

« IL FALLAIT À KARL COMME UNE ÉMINENCE DE LA VIE NOCTURNE QUI REGARDE COMMENT S’HABILLENT LES GENS ET LUI RAPPORTE L’AIR DU TEMPS »

PAQUITA PAQUIN, ANCIENNE PHYSIONOMISTE DU PALACE

La force du styliste, c’est le renouvellement permanent. Il n’a pas son pareil pour observer, digérer, synthétiser et transformer un détail en une idée. Il achète chaque jour des livres par dizaines. Souvent en deux exemplaires, l’un pour sa bibliothèque, l’autre destiné à être découpé, souligné, bref à lui servir d’outil de travail. Le cinéma, la télévision, la rue lui servent pareillement de réservoir à images. Il absorbe, crée et passe au projet suivant. « Je suis une sorte de vampire. Je prends le sang des autres », explique-t-il.

Or Jacques de Bascher possède cette chose précieuse que la mode recherche ardemment : il est un concentré de son époque. La liberté, le goût pour le sexe, la danse et la drogue, il a tout, à l’excès. Une jeunesse insolente.

C’est curieux, d’ailleurs, comme ce noceur symbolise ces années 1970 libertaires et affranchies, alors qu’il vibre aux discours de Charles Maurras et de l’Action française, se dit royaliste et franchement réac. Mais il a un œil, de l’intelligence et le goût du danger. Il sort tous les soirs, émerge à 14 heures pour aller au cinéma, s’arrête sur le chemin du retour dans un café pour jouer au flipper.

Lorsqu’il retrouve Lagerfeld en fin d’après-midi, il a toujours une histoire, un geste, une remarque dont le styliste se nourrit, d’autant que lui-même s’abstient de sortir la nuit. « Il lui fallait comme une éminence de la vie nocturne qui regarde comment s’habillent les gens et lui rapporte l’air du temps », observe l’ancienne physionomiste du Palace, Paquita Paquin.

Organiser les distractions

De Bascher admire Lagerfeld, sans aucun doute, mais il n’est jamais tout à fait sûr de son empire sur ce mentor dont il dépend financièrement pour tout. Ses sorties, la Rolls qu’il veut emprunter et que Lagerfeld lui refuse, la machine à écrire IBM à boule que Karl ne veut pas lui acheter. Alors, pour rétablir l’équilibre dans ce couple inégalitaire, il multiplie les conquêtes masculines et, pour épater ou se rassurer, enregistre le couturier ou, lorsque celui-ci lui téléphone chez lui, passe l’écouteur à son amant du moment.

Sous l’influence de Jacques, Karl a racheté, dans le Morbihan, le château de Penhoët, bientôt rebaptisé Grandchamps. Cette belle demeure « a bien plus à voir avec un hôtel particulier de la rue de Varenne qu’un château breton », juge le couturier, qui a demandé à Patrick Hourcade, un ancien étudiant en histoire de l’art travaillant à Vogue, de l’aider à le décorer.

Jacques se charge d’y planifier les week-ends, de lancer des virées en Rolls et des pique-niques de luxe sur la plage. D’organiser les distractions de son mécène, au fond. « Il aurait aimé avoir une part plus importante dans la réussite de Karl », confie son ami Philippe Heurtault. Mais que pourrait-il bien accomplir, ce joli garçon qui ne semble rien savoir faire d’autre que de s’amuser ?

« Le travail de Jacques, c’est d’être Jacques », a compris Florentine Pabst, une journaliste hambourgeoise devenue l’amie du couple. Il se prépare longuement avant chaque sortie. Puis s’arrange pour dévaster ce bel arrangement.

Les années 1970 s’autorisent toutes les drogues. Si Karl Lagerfeld ne boit que du Coca-Cola, Jacques, dès le réveil, sniffe une ligne de cocaïne et boit du Chivas au goulot. Tout le contraire de Lagerfeld, toujours en train de dessiner chez lui, en robe de chambre piquée blanc, pour Fendi, Chloé et les multiples marques qui l’emploient en free-lance.

L’amant interdit

Un soir, Jacques croise Diane de Beauvau-Craon, descendante d’une des plus illustres familles françaises, apparentée aux comtes d’Anjou et aux ducs de Lorraine. Le genre princesse déjantée. Avec ses cheveux coupés ras à l’âge de 15 ans et sa silhouette androgyne, elle a toujours l’air d’un infernal jeune homme, dingue et drôle, oisive comme Jacques et défoncée comme lui. Cette « fille à pédés », comme elle se qualifie elle-même, a fini par sortir tous les soirs avec Jacques. Il faut que Karl Lagerfeld téléphone à son père pour lui demander de « tenir sa fille » après que le duo a fait les quatre cents coups. « Ce n’est pas que Karl soit jaloux, bien qu’il soit possessif. Mais il avait peur que je fasse du mal à Jacques », dit-elle aujourd’hui.

C’est le désœuvrement qui est dangereux. Jacques de Bascher a le sens des transgressions vénéneuses. « Perturbateur en diable, il est doué pour organiser le chaos », écrit Marie Ottavi dans le beau livre qu’elle lui a consacré (Jacques de Bascher, dandy de l’ombre, Séguier, 2017). Au Sept dînent souvent, à des tables voisines, la bande de Saint Laurent et celle de Lagerfeld. Jacques est au bar et contemple les coteries de son regard faussement détaché. Tout de même, l’homme sur lequel il jette son dévolu, à la fin 1973, est le seul amant interdit : Yves Saint Laurent.

Cela pourrait être un vaudeville moderne. D’abord clandestine, la liaison dans laquelle il s’engage avec Saint Laurent secoue pourtant le petit monde de la mode bien plus qu’il ne l’aurait souhaité. Aime-t-il sa nouvelle conquête ? Rien n’est moins certain. Mais il est flatté. Il l’enregistre, lui aussi, et raconte à ses proches son érotisme masochiste pour se faire mousser. Le grand couturier ne dessine plus, ou alors il dessine de Bascher vêtu de ses blouses de soie imaginées pour lui par Lagerfeld. Etrange mise en abyme… Jacques cherchait une passade, c’est une passion qui lui est tombée sur les bras. Yves le couvre de fleurs, le bombarde de lettres et se consume dans cette histoire.

La guerre des clans

Il plane cependant deux ombres au-dessus de leur lit. Car Pierre Bergé s’est mis en tête que de Bascher est le bras armé par lequel Karl Lagerfeld voudrait détruire son rival. Depuis leurs années de jeunesse où ils étaient amis, Lagerfeld et Saint Laurent se sont éloignés. Il y a, d’un côté, la jalousie sourde et bien masquée de Lagerfeld, et de l’autre, l’arrogant sentiment de supériorité affiché par… Pierre Bergé. Mais enfin, les deux clans se fréquentaient. Désormais, c’est la guerre.

« CE N’EST PAS QUE KARL SOIT JALOUX, BIEN QU’IL SOIT POSSESSIF. MAIS IL AVAIT PEUR QUE JE FASSE DU MAL À JACQUES »

DIANE DE BEAUVAU-CRAON, ARISTOCRATE DÉJANTÉE

« Jamais Jacques n’aurait quitté Karl pour Yves, tout simplement parce qu’il y avait 36 000 Yves dans sa vie », soutient Diane de Beauvau-Craon. Mais Saint Laurent ? Peut-il abandonner ses dessins, ses robes, ses défilés sublimes ? Voilà ce que craint Pierre Bergé. « Si les mouches tournent autour de la lampe et si elles se brûlent, ce n’est pas ma faute », chantonne Jacques, comme Marlène Dietrich dans L’Ange bleu.

Au début, il en rit avec ses amis. Ex-amant de De Bascher, l’écrivain Yves Navarre joue toujours la même plaisanterie : il téléphone à Jacques, et, jouant sur la similitude des prénoms, imite la voix traînante du couturier. « Allô ? C’est Yves… » « Arrête, tu m’as fait peur ! » Jacques s’avoue débordé par l’amour dévorant de son amant.

Cette passion qui dévore Saint Laurent est un danger pour la maison patiemment édifiée avec Bergé. Après de vaines scènes et des menaces, ce dernier appelle un jour l’amant maléfique et lui pose un ultimatum : s’il ne quitte pas le couturier, il lui arrivera malheur… Terrifié, convaincu que Bergé a dépêché des tueurs pour l’assassiner, de Bascher ne répond plus aux appels désespérés de Saint Laurent. Mais il a remis les lettres d’Yves à Lagerfeld. Le divorce entre les deux clans est consommé.

Longtemps, Pierre Bergé rendra de Bascher responsable de tous les maux : leur séparation en 1976, la chute de Saint Laurent dans l’enfer de la drogue et la dépression. « J. de B. n’a été qu’un prétexte, a-t-il fini par écrire dans ses Lettres à Yves, en 2009, l’occasion que tu cherchais et qui s’est présentée. »

« Tomber en beauté »

Un tel incident pourrait avoir des conséquences graves pour Jacques de Bascher. Certes, il est jeune, beau, mais « c’est Karl qui tirait les ficelles », souligne Diane de Beauvau-Craon. Dans le milieu de la mode, la plupart ont été sommés de choisir entre les deux clans. On ne peut plus, désormais, être ami de Lagerfeld ET de Saint Laurent.

Mais Karl Lagerfeld parvient à ne pas perdre sa position. Est-ce un message à destination de son protégé ? « Je ne tombe jamais amoureux, je suis seulement amoureux de mon travail, se contente-t-il de souligner, en 1975, dans Interview, la revue d’Andy Warhol. Le magazine publie aussi des photos de sa chambre à coucher, place Saint-Sulpice, un immense lit recouvert de tissu bordeaux avec une plinthe en métal qu’il a lui-même dessinée, assorties de son commentaire : « Ce genre de lit a été conçu pour les êtres solitaires. Si vous considérez la pièce dans son ensemble, vous penserez à tout sauf au sexe, parce que c’est la chambre la plus asexuée qui soit. Et j’adore les chambres asexuées. »

Cette année-là, la société de cosmétiques Elizabeth Arden a signé un avantageux contrat avec Chloé pour le lancement d’un nouveau parfum qui portera le nom de la griffe. Cette fois, Gabrielle Aghion et Jacques Lenoir, les propriétaires de Chloé, ont accepté que Karl soit associé aux profits, non pas du prêt-à-porter, dont il est pourtant le directeur artistique, mais de la nouvelle fragrance. Pour son lancement, une tournée aux Etats-Unis a été prévue. Il part avec Jacques de Bascher, de Los Angeles à New York. En somme, leur couple a pris un tour plus professionnel.

Le reporter d’Interview, André Leon Talley, qui deviendra bientôt l’un des éditeurs du Vogue américain, impressionné par leur duo, interroge aussi Jacques de Bascher. Il lui demande si l’on pourrait considérer leur mode de vie comme décadent. « Aux Etats-Unis, la décadence a des connotations de camelote, de pornographie, de saleté, répond Jacques. Décadent, c’est tout autre chose, c’est une façon de tomber en beauté. »

Nouveau look, nouveaux amis

Lagerfeld s’est inventé un nouveau look. Avec ses pantalons de flanelle à revers, ses over-blouses de soie, son monocle et sa barbe, « on dirait un baron allemand dans un film érotique », s’amuse le photographe Helmut Newton, qui saisit son portrait. On se moque bien un peu de lui et de ce monocle qui tombe sans cesse dans son assiette. Mais enfin, il a un style et lorsqu’il fait visiter son appartement de la place Saint-Sulpice, avec Jacques en ensemble de lin crème, il faut bien admettre que le duo fait de l’effet.

« JACQUES SORTAIT AVEC, DANS LA POCHE DE SA VESTE, UNE BOUTEILLE DE COCA-COLA REMPLIE DE COCAÏNE, QU’IL ASPIRAIT AVEC UNE PAILLE »

PHILIPPE HEURTAULT, SON AMI DU SERVICE MILITAIRE

Encore une fois, le couturier a renouvelé son cercle et Anna Piaggi y a fait son apparition. Rédactrice de mode du Vogue Italie, cette petite femme drôle et sarcastique est devenue une incontournable des fêtes de l’époque. Au téléphone, elle parle comme une bourgeoise sage et bien élevée, mais lorsqu’elle arrive quelque part, son allure provoque toujours une onde de surprise et parfois d’hilarité. A la fois grotesque et sublime, elle peut porter des culottes bouffantes, une patte de poulet en sautoir, de la lingerie apparente et un petit chignon de sumo chinois sur la tête.

« Mon travail, c’est d’inspirer Karl », clame-t-elle volontiers. « Dans sa façon de s’habiller, elle fait automatiquement ce que nous ferons demain », note-t-il. Au moins, sa théorie du vampire est clairement comprise de part et d’autre. Chaque détail des tenues de cette excentrique devient, sous le crayon de Karl, une idée nouvelle. Lagerfeld introduit ainsi des empiècements de dentelle dans ses robes Chloé et dessine désormais sacs et bijoux.

De plus en plus, il vient à Grandchamps. C’est là qu’il travaille, au-dessus du parc planté de buis taillés comme à Versailles, et du nouveau bassin qu’il a fait creuser. Les invités se lèvent à 10 heures. Il les rejoint à midi pour le déjeuner. « Anna mettait des heures à s’habiller, puis elle arrivait dans des costumes improbables que Karl adorait dessiner », se souvient Patrick Hourcade. Les paysans du coin n’en reviennent pas de voir cette petite assemblée qui déambule dans le parc, vêtue de kimonos chinois anciens que Karl a achetés.

Le Hambourgeois gentilhomme

A Paris, le couturier vit dans la même magnificence. Il a finalement laissé la place Saint-Sulpice à Jacques et loue désormais, au 51 rue de l’Université, une aile du splendide hôtel particulier des Pozzo di Borgo.

C’est là que Karl a reconstitué sa chambre d’enfant, une petite pièce tapissée de vert avec un lit étroit. Accrochée au mur, la copie d’un tableau du peintre allemand Adolph von Menzel, La Table ronde, peint en 1850, représentant Frédéric II entouré d’invités, dont Voltaire. Le couturier assure qu’il l’avait demandé en cadeau à ses parents, à l’âge de 7 ans. Les autres pièces sont pareillement meublées XVIIIe siècle, son nouvel engouement.

Le visage à nouveau glabre, lui aussi s’est fait une tête d’époque – encore un nouveau look. Karl Lagerfeld, les cheveux noués en catogan, reçoit vêtu d’une robe de chambre de soie comme un gentilhomme d’autrefois et arbore dans les soirées un éventail. Sa mère, installée à Grandchamps depuis un accident vasculaire cérébral, n’est plus la dame bien élevée et élégante d’autrefois ? Il lui redonne vie dans les nombreuses interviews qu’il accorde désormais : « Ma mère disait… », « Ma mère pensait… »

Et Jacques de Bascher ? Il se drogue de plus en plus. « Il sortait avec, dans la poche de sa veste, une bouteille de Coca-Cola remplie de cocaïne, qu’il aspirait avec une paille », rapporte Philippe Heurtault. Il a de plus en plus besoin d’argent pour payer sa poudre blanche. En 1977, Karl Lagerfeld obtient que Fendi lui confie la réalisation d’un petit film de mode, Histoire d’eau. Le tournage a lieu à Rome. Jacques dessoûle à peine. Ce sera sa seule et unique tentative pour travailler.

Main bleue et poing d’orgue

Mieux vaut qu’il s’en tienne à l’organisation de ces fêtes données au nom de Karl Lagerfeld, qui assoient la réputation du couturier. En 1975, les Sex Pistols ont lancé le punk. Provocation, sexe, violence, « no future »… Le 24 octobre 1977, Jacques lance une soirée baptisée « Moratoire noire », à La Main Bleue, un ancien entrepôt de Montreuil, à l’est de Paris, décoré par Philippe Stark. Comme toujours, Karl Lagerfeld a tout financé. « Je déteste les riches qui vivent en dessous de leurs moyens », assure-t-il en seigneur. La fête a lieu le soir même de son défilé Chloé qui clôt la semaine du prêt-à-porter. Le couturier ne fait qu’une apparition au début des réjouissances, visage blanc et cape noire de Dracula.

Jacques et son ami Xavier de Castella accueillent leurs 1 500 invités en tenue d’escrime blanche ornée de manches rouges avec, pour Xavier, une de ces cagoules en cuir sado-maso avec des trous pour la bouche et les yeux. Eros et Thanatos réunis. « Une fête que nous n’aurions ratée pour rien au monde, rit Paquita Paquin. Mais ce n’est que dans les journaux du lendemain que nous avons réalisé ce qui s’était passé. » A la lueur des flashs, on aperçoit sur la scène « des types qui faisaient un fist-fucking ».

Jacques se brûle dans ces fêtes délirantes. Mais Karl Lagerfeld y gagne une réputation d’aristo-punk, de styliste dans l’air du temps, professionnel rigoureux et figure de la jet-set. Partout il est recherché. C’est l’époque où il commence à voir plus grand, plus prestigieux. En un mot, plus couture.

Monde Festival : Déshabillez-les ! La mode racontée par ceux qui la font. « Le Monde » organise dans le cadre du Monde Festival un débat sur les coulisses de la mode, samedi 6 octobre, de 17 h 30 à 19 heures, au Théâtre des Bouffes du Nord. Avec Simon Jacquemus, Marine Serre, Clara Cornet et Frédéric Godart. Une table ronde animée par Elvire Von Bardeleben, journaliste au « Monde ». Réservez vos places en ligne sur le site

24 août 2018

Fait divers...

djihad

24 août 2018

"Il en faut peu pour être heureux..."

peu pour heureux

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23 août 2018

Jean Seberg

jean seberg

«Elle croyait que l’injustice se combat non seulement par la politique, mais aussi par le sexe, l’amour et les abîmes du romantisme. Cela la rendait extrêmement vulnérable.» Evocation de l’actrice américaine d’«A bout de souffle» Jean Seberg, qui mélangeait amours et militance en une fusion libidinale désespérée.

Photo : Jean Seberg (1938-1979) lors du tournage de «Bonjour Tristesse». Georges Dudognon. Adoc-photos

23 août 2018

Kisses

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23 août 2018

Ancien hôtel à Bécherel

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23 août 2018

Le « saint » prédateur de Santiago

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Par Cécile Chambraud, Santiago (Chili), envoyée spéciale - Le Monde

Les abus sexuels dans l’Eglise chilienne. Dans une enquête en deux volets, « Le Monde » revient sur l’affaire qui a déstabilisé le pape François ces derniers mois. Aujourd’hui, le long parcours des victimes du prêtre Fernando Karadima.

A Santiago du Chili, un campanile de couleur rouge domine le quartier résidentiel d’El Bosque. Au milieu des immeubles et de la verdure, l’église du Sacré-Cœur de Jésus, dont il signale l’emplacement, transporte le visiteur dans un tableau de Giorgio De Chirico : mêmes arches élancées et nues du porche et du cloître attenant, mêmes façades lisses et dépourvues d’ornements, même sentiment de temps suspendu.

Edifié dans les années 1940 sur un terrain donné par une fidèle fortunée, cet ensemble de bâtiments répondait alors à l’ambition d’un curé désireux de former des prêtres tournés vers une spiritualité contemplative. Au Chili, la paroisse est aujourd’hui célèbre pour avoir été, jusqu’en 2010, le royaume sans partage de Fernando Karadima, un prêtre perçu comme un « saint » par ses paroissiens mais coupable d’avoir fait subir à de nombreux jeunes gens des années d’assujettissement et, pour certains, d’abus sexuels.

Cette histoire, qui court sur plusieurs décennies, a fini par désintégrer l’épiscopat chilien : le 18 mai, les trente-quatre évêques ont présenté leur renonciation au pape, qui n’a depuis accepté que celles de cinq d’entre eux. Elle place aujourd’hui le pape François face à la plus terrible épreuve de son pontificat – à laquelle s’est ajoutée la révélation, le 14 août, de centaines de cas d’abus sexuels commis aux Etats-Unis, en Pennsylvanie.

Pour en remonter le fil, il faut faire un détour par un autre beau quartier de Santiago, La Dehesa. Il y a là une clinique, et dans cette clinique, un chirurgien réputé, James Hamilton. Cet homme chaleureux et cordial, âgé d’une cinquantaine d’années, est l’un des principaux protagonistes de cette affaire. Voilà treize ans qu’il a commencé à sortir du silence et à témoigner de ce qu’il a vécu dans le huis clos d’El Bosque. De sa voix, comme de son intense regard bleu, sourd encore la révolte.

Une réputation de meneur de jeunes

En 1983, alors que le Chili est sous la coupe du général Augusto Pinochet, James Hamilton n’a que 17 ans quand il vient pour la première fois à la paroisse d’El Bosque. Ce fils de bonne famille traverse avec grande difficulté les années d’adolescence, tourmenté qu’il est par une histoire familiale traumatisante. Six ans plus tôt, son père, récemment séparé de sa mère, a tué l’amant de celle-ci sous ses yeux.

Ayant rompu toute relation avec son père après ce meurtre largement évoqué dans la presse, James traîne un besoin désespéré de se sentir « digne d’être aimé ». Tout à sa quête de reconnaissance et d’un substitut de famille, il cherche qui pourra l’aider à trouver des réponses aux questions qui le hantent et une perspective à sa vie.

« A l’époque, pour un jeune désireux d’améliorer le monde, se remémore-t-il aujourd’hui dans la pièce où il reçoit ses patients, il était difficile de trouver sa voie. Ou tu devenais un opposant au gouvernement, ce qui t’obligeait à une semi-clandestinité, ou tu essayais de changer la société à travers l’Eglise. » Dans son milieu – la bonne bourgeoisie conservatrice et volontiers pinochétiste –, seule la seconde option est envisageable.

Au sein de sa famille, des cousins plus âgés vantent les vertus du père Fernando Karadima, vicaire (numéro deux de la paroisse) depuis 1958 et bientôt curé d’El Bosque. Parmi les classes aisées et proches du pouvoir, sa réputation de meneur de jeunes et d’éveilleur de vocations sacerdotales n’est plus à faire.

Une figure magnétique

A contre-courant d’une Eglise qui, après le coup d’Etat de Pinochet (11 septembre 1973), a majoritairement pris le parti des opprimés, il est devenu une référence pour la bourgeoisie de Providencia, le quartier de l’élite. Enfin un prêtre qui se consacre d’abord à la spiritualité, sans s’égarer sur le terrain de l’engagement social ! On le dit même en route pour la sainteté. James Hamilton se laisse convaincre. Va donc pour El Bosque, où des camarades l’attirent un beau jour.

Presque instantanément, il est happé par l’ambiance qui règne dans l’église et ses bâtiments annexes. Le père Eugenio de la Fuente, arrivé pour sa part à l’âge de 20 ans, quelques années après James Hamilton, se souvient à quel point cette paroisse pouvait enthousiasmer les nouveaux venus : « J’y ai vu un lieu en ébullition, débordant de jeunes, explique-t-il au Monde. La messe de 20 heures et les retraites étaient pleines, intenses. Une paroisse top rating ! »

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A une époque où « il n’était pas facile d’attirer tant de jeunes », James Hamilton ne peut s’empêcher de voir dans cette église illuminée, chaleureuse et grouillante un signe du Ciel et une famille prête à l’accueillir. Entre les adolescents court, il le ressent, une « contagion de bonnes ondes ». Après la messe du soir, on peut rester prier dans la chapelle. Le contexte est si fervent, si rassurant, que prier lui paraît « facile ».

Au centre de cette multitude, toujours entouré d’une volée de beaux jeunes gens de bonnes familles, souvent blonds et toujours à sa dévotion, Fernando Karadima, « el Santo » (le Saint) comme on le surnomme ici, est une figure magnétique.

Concept de sainteté et obéissance absolue

Si son physique est anodin, ce quinquagénaire sait captiver son auditoire adolescent par son art oratoire. Il met dans ses prêches tant d’intensité et d’éloquence qu’il les convainc qu’à travers lui, c’est Dieu qui s’adresse à eux. Ses prédications sont simples et tournent le plus souvent autour du concept de sainteté.

Pour se sanctifier, leur répète-t-il, il faut d’abord et avant tout une obéissance absolue envers son directeur de conscience, en l’occurrence lui-même. C’est d’ailleurs, leur assure-t-il, ce que le Très-Haut avait dit à sainte Thérèse d’Avila dans l’une de ses expériences mystiques. « La sainteté, c’était son outil fondamental pour entraîner à la soumission et à l’esclavage », analyse aujourd’hui James Hamilton.

Le prestige du père Fernando Karadima doit aussi beaucoup à la filiation religieuse dont il se réclame constamment. Dans sa jeunesse, assure-t-il, il a été l’intime d’une icône du catholicisme social chilien, le jésuite Alberto Hurtado (1901-1952), héros national engagé auprès des pauvres et canonisé en 2005 par Benoît XVI. Il affirme même avoir été la dernière personne à l’avoir vu sur son lit de mort. Le jésuite aurait reconnu chez lui le don de discerner si un homme a, ou non, une vocation sacerdotale.

Après la chute de Karadima, on apprendra que cette proximité avec Alberto Hurtado relevait de la fable. Mais pour les jeunes gens d’El Bosque, dans les années 1980, c’est un indice de plus de son élection divine. Un peu de la sainteté d’Alberto Hurtado pourrait-elle les atteindre par capillarité à travers celle de « padre Fernando » ?

« Il ne serait pas surprenant que tu finisses en enfer »

Pour un nouveau venu désireux d’approfondir sa foi, accéder à son premier cercle de disciples s’apparente au Graal. Encore faut-il être choisi par lui. Aussi, lorsqu’il propose à James Hamilton, à peine arrivé, de devenir son secrétaire, celui-ci est subjugué. Il a été distingué au milieu des centaines de jeunes qui viennent aux messes et parmi la quarantaine qui, plus assidus encore, participent le mercredi aux réunions de l’Action catholique, un mouvement destiné à recruter et à former de nouveaux jeunes.

« Il cherchait ses disciples parmi ceux qui étaient à la fois de bonne famille, dotés d’un physique agréable, intelligents, sensibles à l’idée d’avoir peut-être une vocation. Et vulnérables », résume aujourd’hui le chirurgien.

Le prêtre propose à « Jimmy », comme tout le monde l’appelle ici, d’être son père de remplacement. Tout en assurant percevoir en lui une possible vocation, il lui demande de s’impliquer davantage dans le quotidien de la paroisse.

« Et si tu caches des choses, si tu dis non à la vocation, donc non au Seigneur, il ne serait pas surprenant que tu finisses en enfer », répète-t-il. Pour appuyer son propos, Karadima ressasse sa parabole évangélique préférée, celle du jeune homme riche qui demande à Jésus comment atteindre la vie éternelle et auquel le Christ répond : « Va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres. Puis suis-moi. » Trouvant sans doute l’épreuve trop difficile, le jeune homme riche passe son chemin. Karadima ajoute alors, en conclusion de sa démonstration : « Où croyez-vous qu’il se trouve ? Croyez-vous vraiment qu’il soit au Ciel ? » « Après, on était brisés. Nous étions prêts à tout pour éviter cela », raconte James Hamilton.

Baiser sur la joue qui dérape sur la bouche

Tout à la joie d’avoir été coopté dans l’entourage du saint homme – un groupe d’une dizaine de prêtres, de séminaristes et de laïcs, souvent arrivés dès l’enfance dans la paroisse –, il se plie aux règles communes : avoir le père Fernando pour unique directeur de conscience, se confesser très souvent à lui, sans rien cacher des moindres aspects de sa vie.

On attend aussi de sa part un investissement total. En plus de ses études, il doit venir quatre ou cinq fois par semaine à El Bosque, y rester de longues heures, jusqu’à tard le soir, quitte à dormir très peu. « J’étais dans un état d’épuisement permanent », se souvient-il. « Jimmy » apprend ainsi que certains des plus proches sont logés sur place, dans l’une des dépendances, et que l’un des logements est occupé par la mère du curé, qui y demeurera jusqu’à sa mort.

Depuis sa cooptation, le jeune homme observe également des choses étranges. Après une confession, l’abbé a tapoté ses parties génitales en lui demandant de « soigner sa chasteté ». L’ecclésiastique répète fréquemment ce geste, comme d’autres tapotent l’épaule, lorsqu’il croise l’un de ses disciples. Il pratique aussi le baiser sur la joue qui dérape sur la bouche.

Face à ces attitudes, James Hamilton tient le même raisonnement que beaucoup d’autres : il faut être à la hauteur morale de ce prêtre si saint qu’il ne peut penser à mal. « Et le jeune croit que c’est de sa faute : regarde ce que j’ai provoqué chez ce saint homme ! », résume-t-il aujourd’hui.

Mots équivoques, à double sens

Soir après soir, il arrive aussi que le saint homme retienne dans sa chambre, jusqu’à une heure avancée de la nuit, quelques très proches. En général, c’est le moment où il s’amuse à employer des mots équivoques, à double sens, par exemple à appeler l’un ou l’autre d’un terme féminin.

Souvent, l’un d’entre eux s’assied au pied de son lit et pose sa tête sur la poitrine du prêtre, qui la lui caresse, tandis que ses camarades s’absorbent dans la contemplation de l’écran de télévision. Certains l’entendront demander un baiser « avec la langue » à un jeune adulte sortant tard de sa chambre. Parfois, au petit matin, une silhouette s’échappe par la porte située à l’arrière du domaine paroissial…

Un jour, « Jimmy » est convié à passer le week-end avec lui et quelques autres « élus » à Viña del Mar, une ville de la côte Pacifique près de Valparaiso, où un appartement est mis à sa disposition par une famille aisée. Le jeune homme est aux anges. Il voit là l’occasion d’avoir une discussion de fond sur sa vocation.

Le soir venu, il se retrouve à côté de Karadima dans un canapé, face à la télévision allumée. La main du prêtre se pose sur sa cuisse, puis sur son sexe. L’adolescent est tétanisé quand ce dernier commence à le masturber. Devant son effroi, « el Santo » assure qu’il n’y a rien de grave à cela et lui recommande d’aller confesser « une faute contre la pureté », sans plus de précision, à un autre prêtre de la paroisse, qu’il désigne lui-même.

Abus de conscience, abus sexuel

Cet abus sexuel, commis sur le terrain déjà préparé de l’abus de conscience, se reproduira – en s’aggravant – d’innombrables fois. Pendant vingt ans. Y compris après le mariage de James Hamilton, en 1992, avec une jeune femme prénommée Veronica. Leur vie de couple, puis de famille – aujourd’hui séparés, ils ont eu trois enfants –, n’a jamais pu être pour le médecin un moyen de se libérer de l’emprise de l’abbé.

Veronica avait bien sûr été agréée par Karadima. Elle aussi avait eu pour consigne de le prendre pour confesseur. Comme son époux, elle avait obligation de tout lui rapporter de leur intimité, même ce qu’elle taisait à son époux. Chacun des aspects de leur vie, de leurs fréquentations, devait recevoir son aval. Jusqu’à ce qu’un jour de janvier 2004, après des années de cette « torture », James confie enfin à Veronica pourquoi leur mariage n’avait été, depuis le départ, qu’une pantomime orchestrée par « le Saint ».

Un épisode intervenu quelques semaines plus tôt a peut-être déclenché cet aveu. Veronica l’a raconté aux journalistes Juan Andrés Guzman, Gustavo Villarrubia et Monica Gonzalez, auteurs du livre Los Secretos del imperio de Karadima (« Les Secrets de l’empire Karadima », éd. Catalonia, 2011, non traduit).

Un après-midi, tandis qu’elle s’occupe dans la paroisse, leur fils de 8 ans reste introuvable pendant un bon moment. Interrogé après sa réapparition, l’enfant leur dit : « J’étais avec le prêtre, dans sa chambre. » En pleine église, au milieu de paroissiens en prière, son père se met alors à hurler de manière incontrôlée : « N’entre plus jamais là ! »

« Une véritable Gestapo »

Pendant toutes les années qu’a duré cette illusion de mariage, extérieurement, James Hamilton est demeuré dans le noyau le plus actif du Sacré-Cœur de Jésus. Un an après son arrivée, Fernando Karadima, qui l’a surnommé « l’innocence baptismale », lui a confié la présidence de l’Action catholique.

Après leur mariage, James et Veronica habitent dans des appartements voisins que le prêtre met à leur disposition. El Bosque doit être le centre de leur existence, comme lui est au centre de leur esprit. James est lié au curé par ce qu’il appelle désormais un « lien sordide et pervers » : « Il avait besoin de s’assurer un contrôle total pour que nous demeurions absolument loyaux et continuions à obéir sans discuter. » Au besoin, le confesseur s’évertue à semer la zizanie entre ses proies et leur famille pour qu’il ne leur reste vraiment plus que lui.

Les mailles du filet sont tout aussi serrées pour ceux qu’il oriente vers la prêtrise. Soucieux de maintenir son emprise pendant qu’ils se forment, Fernando Karadima a obtenu du séminaire diocésain de demeurer leur seul confesseur. Il a également réussi à placer un homme de confiance au sein de l’équipe des formateurs. Sa mission : veiller à ce que les séminaristes d’El Bosque ne se lient pas aux autres. « Une véritable Gestapo », dira de lui l’un de ces séminaristes, Juan Carlos Cruz. D’ailleurs, ce groupe de jeunes bourgeois, choisis par un prêtre considéré comme un saint dans leur milieu, ne se vivent-ils pas eux-mêmes comme un groupe d’élite à l’intérieur du séminaire et de l’Eglise ?

Pour demeurer au sein du groupe, il faut souscrire sans réserve à la règle de l’obéissance absolue. Faute de quoi, on devient un pestiféré, et Fernando Karadima se charge lui-même d’orchestrer l’isolement total.

Influence croissante au sein de l’Eglise chilienne

Juan Carlos Cruz a payé très cher le fait d’avoir enfreint cette loi. Arrivé à 16 ans dans la paroisse, au début des années 1980, fragilisé par la mort récente de son père, lui aussi a rapidement fait partie du cercle rapproché. Mais un jour de 1987, il est convoqué à El Bosque pour une « correction fraternelle ». Cette pratique en vogue dans le royaume de Karadima s’apparente en fait à un véritable procès stalinien, destiné à entretenir la peur de perdre l’affection du maître.

Assis seul face au « Santo » entouré d’une douzaine de ses camarades, Juan Carlos Cruz doit endurer une pluie d’accusations et d’avertissements. L’un d’entre eux l’anéantit : Fernando Karadima menace de dévoiler ce qui le tourmente et qu’il lui a confié en confession, à savoir son attirance pour les hommes.

Revenu effondré au séminaire, il raconte cette affreuse séance – mais sans parler des abus sexuels – au recteur, qui fera un rapport, resté sans suite. Son homosexualité, ce secret de la confession, est éventée auprès de l’encadrement. Juan Carlos Cruz tombe gravement malade et renonce à la prêtrise deux ans après. Sa route finira par croiser celle d’une autre victime, James Hamilton, vingt ans plus tard.

Le grand nombre de prêtres formés par Karadima – une cinquantaine, au total – le met à l’abri d’une curiosité excessive de la hiérarchie du diocèse, trop heureuse de cette aubaine. Plût au Ciel que toutes les paroisses de Santiago soient aussi fécondes en vocations ! Cette abondance favorise aussi son influence croissante au sein de l’Eglise chilienne.

« Le malpropre, c’est moi. Lui, c’est un saint »

Car après le séminaire, ces jeunes prêtres demeurent strictement sous sa coupe. Ils appartiennent à l’union sacerdotale du Sacré-Cœur de Jésus, dite la Pia Union, fondée par le premier curé de la paroisse. Tous les lundis, ils sont tenus de revenir à El Bosque et de passer la journée avec leur mentor, entre messe et récitation du rosaire. Et, bien sûr, pour se confesser.

Cette fidélité a un prix pour ceux qui l’assument. Arrivé à 20 ans dans la paroisse, entraîné par sa petite amie de l’époque, et tombé peu après « dans les griffes du prédateur », le père Eugenio de la Fuente n’a pas subi d’abus sexuel – « mais un abus de conscience, cette souffrance infinie, oui ». Il raconte aujourd’hui comment, pendant vingt ans, il a enduré la tyrannie du « Santo », ses colères, son autoritarisme.

Comme les autres, il était convaincu qu’El Bosque était pourtant un lieu « privilégié ». « En partir, c’était être incorrect vis-à-vis de Dieu, qui avait été assez bon avec nous pour nous y placer », se souvient-il. Aussi interprète-t-il les humiliations, les cris, les mauvais traitements comme un moyen de sanctification « dans le sacrifice de sa propre volonté » : « On se dit : le malpropre, c’est moi. Lui, c’est un saint. »

Son lien à Karadima apparaît dans toute son ambivalence au moment où, ordonné depuis un an, l’archevêque le renvoie à El Bosque pour y exercer les fonctions de vicaire. « D’un côté, on est heureux d'être choisi pour cette paroisse si vivante. Mais au plus profond du cœur, on ressent une intense angoisse de se dire qu’on va être enfermé, qu’on va devoir demander la permission pour tout. » « Je t’invite à déjeuner avant que la mer Rouge ne se referme sur toi », lui dit un ami prêtre quelques jours avant sa prise de fonctions, en 2001.

« Un grand mensonge pendant vingt ans »

La fidélité de cette phalange de prêtres-maison demeurera intacte jusqu’à ce que, le 26 avril 2010, James Hamilton, Juan Carlos Cruz, José Andrés Murillo et Fernando Batlle témoignent, dans un reportage de la chaîne de télévision nationale TVN, de l’emprise mentale dans laquelle Fernando Karadima les avait enfermés pendant des années pour en faire ses proies et abuser d’eux.

Ce jour-là, devant son écran, le père Eugenio de la Fuente tombe des nues. Quelques jours auparavant, un article de presse avait bien évoqué les accusations des quatre hommes, recueillies lors de la procédure en nullité de mariage engagée par James Hamilton, mais il ne les avait pas crues. Après tout, ayant été vicaire pendant huit ans, n’aurait-il pas été forcément au courant s’il y avait eu des abus sexuels dans sa paroisse ?

Mais ce soir-là, devant sa télévision, il entend ces hommes mettre des mots sur l’angoisse, l’accablement, « l’abus existentiel » qu’il éprouve lui-même depuis tant d’années sans avoir su les formuler. « C’était un moment de rage, témoigne-t-il. On se rend compte que tout cela a été une escroquerie, un grand mensonge pendant vingt ans. Mais c’est aussi un moment de bonheur de comprendre que tout ce monde n’était pas vrai, qu’on a été victime d’une pure misère humaine. Progressivement, on se réveille de tout ce qui s’est passé, on commence à relire ce qu’on a vécu, à tout examiner. Il faut alors reconstruire. »

Il les croit, donc. Et signe quelques semaines plus tard, avec neuf autres prêtres de la Pia Union, une lettre publique de prise de distance avec leur « formateur ». D’autres attendront pour le faire l’année 2011 et la condamnation par Rome de ce même Fernando Karadima à une vie de prière et de pénitence pour s’être rendu coupable « d’abus de mineurs », de « délit contre le sixième commandement [“tu ne commettras pas l’adultère”] commis avec violence » et « d’abus dans l’exercice du ministère » sacerdotal.

« Faire émerger la souffrance liée à ce personnage »

La Congrégation pour la doctrine de la foi, chargée au Vatican de juger les abus sexuels commis par des clercs, a recommandé, dans sa sentence, d’« éviter absolument » tout contact entre le prêtre et ses ex-paroissiens, les membres de la Pia Union et « les personnes qu’il a dirigées spirituellement ». Une poignée, enfin, lui demeurent fidèles aujourd’hui encore, alors qu’il est âgé de 88 ans et vit dans une maison de retraite du diocèse.

Après cela, il a fallu des années aux victimes pour se réapproprier ce passé. Eugenio de la Fuentes se souvient d’une véritable « catharsis » entre les dix signataires de la première lettre, pour « faire émerger toute la souffrance liée à ce personnage ».

« La vérité, ajoute-t-il, est qu’il était un très mauvais guide spirituel. A bien y réfléchir, il ne m’a jamais dit quelque chose d’essentiel pour que je sois prêtre. » « Nous étions des jeunes pleins d’énergie, lumineux, avec l’envie de changer le monde, conclut James Hamilton. Personne ne se laisse embringuer ainsi s’il n’a pas un désir énorme de changer le monde et qu’il n’est pas prêt à donner sa vie. Ce qu’on ne savait pas, c’est qu’on nous la prendrait effectivement pour la détruire. »

23 août 2018

Laetitia Casta par Pierre et Gilles

casta pierre

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