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Jours tranquilles à Paris

27 mai 2020

Derrière le dixième groupe à l’Assemblée nationale, l’ombre d’Edouard Philippe

Par Olivier Faye - Le Monde

La constitution d’un groupe de députés proches du premier ministre agite une majorité déjà affaiblie dans l’Hémicycle.

« C’est pas moi. » Edouard Philippe l’a juré lors de la réunion des députés de La République en marche (LRM), mardi 26 mai : il n’a rien à voir avec la création surprise du nouveau groupe Agir ensemble à l’Assemblée nationale, réunion de dix-sept élus venus du parti Agir (centre droit), du Mouvement radical et… de LRM.

Un transfert qui conforte la perte de la majorité absolue pour le parti présidentiel après la bascule opérée, il y a quelques jours, à la suite de la création d’un groupe de marcheurs dissidents sur le flanc gauche de la majorité.

Le Palais-Bourbon compte désormais dix groupes différents : une première sous la Ve République. Cette fois, ce « groupe minoritaire au sein de la majorité », comme le définit son président, Olivier Becht, vient se situer à tribord, sur un créneau « libéral, social, humaniste et européen ». Juppéiste, en somme. Le parti Agir − qui représente le gros des troupes, avec neuf députés − a d’ailleurs été fondé, en 2017, sous le patronage bienveillant de l’ancien maire de Bordeaux, Alain Juppé, mentor d’Edouard Philippe. Le premier ministre, pour autant, n’y a pas adhéré, pas plus qu’il n’a pris sa carte à LRM.

Il ne faudrait donc pas voir malice dans la création de ce nouveau groupe, alors que les rumeurs vont bon train quant à un possible remaniement à l’issue du second tour des élections municipales, prévu le 28 juin.

Non, Agir ensemble n’est pas un instrument de pouvoir personnel destiné à peser pour se maintenir à Matignon au sortir d’une crise due au coronavirus qui aura secoué la relation entre le chef du gouvernement et le président de la République.

« Un soutien bienveillant »

« Je ne m’immisce pas dans l’organisation de la majorité, a assuré M. Philippe devant les députés marcheurs. Quand on le fait, on est mort tout de suite. » « Y a pas de loup », jure quant à elle la députée (Agir) de Seine-Maritime, Agnès Firmin-Le Bodo, qui a rejoint l’échappée. Ce n’est pas « le groupe de qui que ce soit pour quoi que ce soit », affirme-t-elle. Mme Firmin-Le Bodo, qui a succédé à Edouard Philippe dans sa circonscription havraise, en 2017, a néanmoins « informé » le premier ministre, lundi soir, de leur initiative. « Quand on connaît une personne depuis vingt ans, ça me semble de bonne amitié », estime-t-elle.

Sur Twitter, mardi matin, cette dernière soulignait vouloir « marquer un soutien bienveillant, vigilant et constructif au gouvernement d’Edouard Philippe » à travers la création de ce groupe. Rien de plus. Pas un mot pour Emmanuel Macron. « Au moins la couleur est clairement annoncée, réagit un député LRM. Les grandes manœuvres sont enclenchées. C’est un moyen pour le premier ministre de continuer à peser. » Le président du groupe, Olivier Becht, a affirmé pour sa part que ses troupes se situent « de manière claire et assumée en soutien au président de la République et au gouvernement ».

L’opposition s’est engouffrée dans la brèche pour railler la « déliquescence » et l’« émiettement de la majorité ». Le président du groupe Les Républicains (LR) à l’Assemblée nationale, Damien Abad, a assuré voir dans la nouvelle « le symbole des tensions entre le premier ministre et le président de la République ». « C’est un acte de défiance posé par le premier ministre à l’égard du président. Vous avez les deux successeurs de Gérald Darmanin [ministre de l’action et des comptes publics] et d’Edouard Philippe qui sont dans ce groupe, a rappelé M. Abad. C’est un groupe orchestré pour défier la majorité et montrer au président de la République qu’à l’Assemblée nationale il ne pourra pas compter uniquement sur ses troupes d’En marche. »

« Peu responsable »

Avec seulement 281 députés, le parti présidentiel doit maintenant compter sur le soutien du MoDem (46 députés), d’Agir ensemble (17 députés) ou bien du groupe macroniste dissident Ecologie, démocratie, solidarité (17 députés) pour parvenir à faire passer ses textes − la majorité absolue s’établit à 289 députés.

Les nouveaux venus se voient, pour leur part, comme « le troisième pilier de la majorité ». Une manière de tenter d’éviter que cette dernière penche trop à gauche sous l’influence du neuvième groupe lancé la semaine dernière.

Outre l’annonce en elle-même, le timing de la création de ce groupe désole aussi chez les « marcheurs ». « Notre seul objectif, c’est la réussite du déconfinement. Certains ont vraisemblablement beaucoup de temps à consacrer à d’autres choses bien moins importantes », soupire la députée (LRM) des Yvelines, Aurore Bergé.

« Un groupe qui se dit “dans” la majorité avec des anciens “de” la majorité me paraît très éloigné de l’attention des Français », estime pour sa part un proche du président (LRM) de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, tandis que la députée (LRM) de Paris, Olivia Grégoire, juge « problématique, pour ne pas dire peu responsable » de « rendre aussi inopérante l’Assemblée nationale, qui a besoin d’efficacité pour travailler dans les prochains mois et relancer le pays ».

Tous, néanmoins, ne se montrent pas aussi sévères. « Je ne mets pas au même plan le neuvième et le dixième groupe. Le neuvième n’est pas dans la majorité, il en est sorti », juge Gilles Le Gendre, président du groupe LRM à l’Assemblée, qui rappelle néanmoins : « C’est au sein de LRM qu’est porté le dépassement du clivage droite gauche. C’est nous qui restons tout de même les plus nombreux. » Qu’on se le dise.

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27 mai 2020

Farniente

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27 mai 2020

La monarchie remise en cause

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Les affaires ont miné l’attachement des Espagnols à la couronne

Si le Covid-19 n’avait pas sévi, une grande « consultation populaire » aurait dû se tenir le 9 mai en Espagne, organisée par la Plate-forme étatique monarchie ou république, un collectif de 67 organisations politiques et associations républicaines. La crise sanitaire a repoussé ce référendum citoyen à l’automne. « Après la dictature, on nous a fait croire que la démocratie allait de pair avec la monarchie. Aujourd’hui, beaucoup de gens sont prêts à ouvrir le débat de la république, assure José Manuel Garcia, porte-parole de la Plate-forme, où figurent la Gauche unie (IU, néocommunistes), la branche anticapitaliste de Podemos et Rebeldia, les jeunesses de la gauche radicale. Les scandales et la corruption font pencher la balance, mais pas seulement. Chez les jeunes, le fait que le chef de l’Etat le soit par sa naissance est incompréhensible… »

Selon un sondage Electomania du 14 avril, 62,3 % des Espagnols seraient favorables à la tenue d’un référendum : la monarchie obtiendrait 47,5 % des voix, contre 47 % en faveur de la république. Un autre sondage, paru le 6 mai sur le site d’information de gauche Publico, a donné à la république la majorité absolue : 51,6 % des voix, contre 34,6 % pour la monarchie. Le Centre de recherches sociologiques, l’institut de sondage officiel espagnol, en revanche, ne demande plus l’opinion des Espagnols sur la monarchie depuis avril 2015. A cette date, la note de confiance envers l’institution royale n’affichait que 4,34 sur 10.

« La monarchie divise de plus en plus : les jeunes ne l’associent plus au rôle de Juan Carlos dans l’implantation de la démocratie et, dans les territoires où le nationalisme régional est fort, elle est perçue centraliste et à droite », résume Pablo Simon, professeur de science politique à l’université Carlos-III. En 2018, le Parlement régional catalan, à majorité indépendantiste, a voté la réprobation de Felipe VI, et plusieurs mairies séparatistes l’ont déclaré persona non grata du fait de son discours ferme visant à mettre fin à la tentative de sécession d’octobre 2017.

Boîte de Pandore

Au moment du scandale sur les enregistrements d’une ex-amie de l’ancien roi Juan Carlos, le Parlement régional de Navarre a approuvé une déclaration institutionnelle exigeant la tenue d’un référendum contraignant pour trancher entre monarchie et république. Et en mars, en plein scandale sur la fortune de ce même Juan Carlos, des élus de Podemos ont demandé sur Twitter « abdication et référendum ». Le 14 avril, jour anniversaire de la Seconde République de 1931, le vice-président du gouvernement de coalition entre Unidas Podemos et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), Pablo Iglesias, leader de la gauche radicale, a rendu hommage aux « compatriotes qui ont imaginé un pays, une république, où personne ne serait plus qu’un autre ».

« En Espagne, il n’y a pas de véritables monarchistes, rappelle le journaliste Jaime Peñafiel, fin connaisseur de la famille royale. Il y avait des juan-carlistes, mais je ne pense pas qu’il y ait des félipistes. La chance de la monarchie est qu’elle reste un symbole de stabilité et d’unité du royaume ; son principal problème, c’est que l’Espagne est le seul royaume gouverné par des communistes », ajoute-t-il, en référence à Unidas Podemos. Pablo Simon estime au contraire que « le fait que Podemos, qui remettait en cause le système, soit rentré dedans a fait disparaître le débat sur la réforme de la Constitution ».

Quant aux principaux partis, ils ne veulent pas ouvrir la boîte de Pandore du débat sur la monarchie. Ainsi, le PSOE, le Parti populaire (PP, droite), Ciudadanos (libéraux) ou Vox (extrême droite) ont bloqué à plusieurs reprises l’ouverture d’une enquête parlementaire sur Juan Carlos. « Dire que la princesse Leonor [14 ans] sera la prochaine reine, c’est beaucoup s’avancer, estime cependant M. Peñafiel. La monarchie est une institution médiévale arrivée jusqu’à nos jours par miracle, qui ne se maintient que si elle est exemplaire. Or, la monarchie espagnole ne l’a pas été… »

27 mai 2020

Miss Tic

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27 mai 2020

La santé de Kadyrov gérée comme un secret d’Etat en Tchétchénie

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Le président, contaminé par le Covid-19, est allé se faire soigner à Moscou

MOSCOU - correspondant

Où est Ramzan Kadyrov ? La question, simple, vire à l’affaire d’Etat en Russie, et plus encore en Tchétchénie, république du Caucase dont il est le président. Les premières informations faisant état d’une contamination au Covid-19 du dirigeant de 43 ans et de son hospitalisation à Moscou sont apparues jeudi 21 mai, sur un site d’investigation, Baza, disposant de bons relais dans les milieux du renseignement. Chose inhabituelle, ces informations ont été confirmées par les trois agences officielles, TASS, RIA Novosti et Interfax, avançant leurs propres sources. « Ramzan Kadyrov a été transporté par avion à Moscou, on soupçonne le coronavirus. Il est sous observation de médecins », a ainsi écrit la première. RIA confirmait aussi un transfert dans la capitale.

La contamination d’un haut dignitaire russe n’a rien d’exceptionnel. Avant Kadyrov, le premier ministre, Mikhaïl Michoustine, ainsi que plusieurs de ses ministres ou le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, ont déjà été testés positifs au SARS-CoV-2. Certains d’entre eux ont dû séjourner à l’hôpital. Mais, signe de la sensibilité du sujet, la publication de ces informations a entraîné un branle-bas de combat en Tchétchénie même, où les officiels ont multiplié les dénégations, souvent contradictoires. Certains ont démenti toute maladie, comme le président du Parlement, Magomed Daoudov, homme de confiance de Kadyrov et responsable présumé des purges anti-homosexuels de ces dernières années, pendant que d’autres niaient uniquement le transport à Moscou.

Il faut dire que cette hospitalisation dans la capitale, si elle était avérée, ne manquerait pas de sel. En début de semaine passée, le président avait ainsi exigé le renvoi de soignants tchétchènes qui s’étaient plaints, sur les réseaux du manque de moyens de protection contre le virus. Il avait aussi forcé les « provocateurs » à s’excuser à la télévision et à confirmer que les hôpitaux du pays étaient parfaitement équipés. Pourquoi, dès lors, rallier Moscou ?

Un élément, relevé le 25 mai par le quotidien Novaïa Gazeta, jette le trouble sur les dénégations officielles : parmi les responsables niant toute contamination de Ramzan Kadyrov, son ministre de la santé, Elkhan Souleïmanov, qui a lui-même disparu de Grozny, la capitale tchétchène, depuis plusieurs jours. Prétendument pour accompagner son chef à Moscou. Cherchant à couper court aux rumeurs, M. Souleïmanov a diffusé une vidéo dans laquelle il explique passer plusieurs jours « en première ligne », à travailler dans les hôpitaux tchétchènes. Mais l’hôpital depuis lequel il s’exprime ressemble comme deux gouttes d’eau à la clinique de l’administration présidentielle, à Moscou, apparue dans différents reportages…

Hormis des communiqués officiels pour célébrer, par exemple, la fin du ramadan, Ramzan Kadyrov ne s’est pas exprimé en personne, ni même par l’intermédiaire de son canal préféré, Instagram. Son compte sur le réseau social est bloqué depuis le 13 mai, en application de sanctions prises dans le cadre du « Global Magnitsky Act » (la loi américaine Magnitski, sanctionnant la mort en prison de l’avocat russe Sergueï Magnitski, en 2009).

Depuis le début de l’épidémie, le très autoritaire dirigeant tchétchène a soufflé le chaud et le froid. Après avoir moqué la réaction occidentale et conseillé une recette à base de miel et d’ail, il avait assimilé les personnes en contaminant d’autres à des « terroristes » méritant d’être « tués ». En avril, il avait également menacé de mort une journaliste de Novaïa Gazeta, Elena Milachina, pour un article qui rapportait que les Tchétchènes malades étaient réticents à demander l’aide d’hôpitaux sous-équipés, craignant les mesures punitives et les représailles des forces de sécurité. Après avoir accepté la mise en place d’un confinement, lui-même n’avait pas modifié ses habitudes, multipliant les déplacements et refusant d’apparaître avec un masque. Dans le même temps, le Caucase est devenu l’un des principaux foyers du coronavirus en Russie. La Tchétchénie, avec 1,4 million d’habitants, compte 1 112 cas, mais la situation pourrait être plus grave. Dans le Daghestan voisin, les autorités ont reconnu que les 97 décès ouvertement enregistrés ne correspondaient pas à la réalité, et recensent plus de 700 morts de « pneumonie ».

Fonctionnement féodal

La gêne, à Grozny, est révélatrice d’un climat qui va bien au-delà de la seule crise du SARS-CoV-2. Ramzan Kadyrov, placé au pouvoir par Vladimir Poutine en 2004, après le meurtre de son père, Akhmad, tient la république grâce à ce lien personnel fort avec le président russe, mais aussi en imposant la terreur à sa population et grâce à la mise en place d’une petite armée loyale à sa personne.

Ce fonctionnement féodal a permis de ramener le calme sur le territoire après les guerres des années 1990 et 2000, mais il montre une grande dépendance aux individus. La vitalité de M. Kadyrov, qu’il exhibe volontiers sur Instagram, fait partie des attributs de son pouvoir. Son absence de Grozny et l’incertitude qui l’accompagne se traduisent immédiatement par un état de grande fébrilité. Le président tchétchène est une personnalité difficilement remplaçable. Ses multiples provocations envers le pouvoir fédéral, restées sans réponse, le prouvent.

Mais ces incertitudes pourraient bientôt cesser. Un Airbus A319, qui, selon plusieurs médias, appartient au président tchétchène, s’est posé sur l’aéroport de Grozny dans la nuit du lundi 25 à mardi 26 mai. Dans le même temps, des sources anonymes dans la presse russe assuraient déjà que Ramzan Kadyrov allait beaucoup mieux.

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27 mai 2020

Extrait d'un shooting - photo : Jacques Snap

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27 mai 2020

Portrait - Jean Gaborit, l’éclaireur de Philippe de Villiers à l’Elysée

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Par Ariane Chemin, Olivier Faye - Le Monde

Dans la bataille politique autour de la réouverture du Puy du Fou, cet ex-mousquetaire des Jeunes avec Macron a joué un rôle particulier. Conseiller apprécié du président de la République, ce Vendéen de 26 ans est aussi un intime de Philippe de Villiers.

Tout le monde connaît le nom de son prédécesseur, mais rares sont ceux qui ont entendu le sien. Jean Gaborit, 26 ans (il en paraît encore moins), est l’adjoint au chef de cabinet du président de la République, François-Xavier Lauch. Discret, sympa, efficace, il a pour mission de régler les affaires « privées » du chef de l’Etat. Gérer l’agenda, organiser les déplacements, faire le lien avec les préfets, les sous-préfets, leurs cabinets… Tout ou presque passe entre ses mains, à l’exception de la sécurité, à l’inverse de cet autre jeune homme turbulent et désormais célèbre auquel il a succédé, Alexandre Benalla.

Au fil des mois, les missions de celui qui a commencé à l’Elysée comme simple attaché de presse se sont étendues. L’ancien gamin des Jeunes avec Macron rend des services : là en faisant le lien avec des élus, ici en portant une attention particulière aux « territoires », manière techno de nommer aujourd’hui la province.

« Il parle pas mal au président, il a vraiment sa confiance », confie l’ancien conseiller politique d’Emmanuel Macron, Stéphane Séjourné, aujourd’hui député européen. On l’a même vu assis il y a un mois entre le chef de l’Etat, Alexis Kohler et Patrick Strzoda dans le salon Murat de l’Elysée.

Se battre pour « déconfiner » le Puy du Fou

Fait moins connu : ce Vendéen pur sucre est aussi un intime de Philippe de Villiers. L’ancien candidat souverainiste à la présidentielle est un retraité de la politique qui aime garder un œil et un relais dans les lieux de pouvoir.

Au Monde, il ne cache pas l’amitié qu’il voue au jeune Gaborit, mais cherche vite à détourner l’attention portée sur son protégé. « Oh, mais j’ai beaucoup d’autres informateurs » à l’Elysée, assure Philippe de Villiers. Un seul, en fait : Emmanuel Macron lui-même.

Il y a trois ans, au début du quinquennat, Jean Gaborit faisait passer des notes au chef de l’Etat pour le compte de De Villiers – un texto suffit désormais. Mais quand est arrivé le Covid-19, et qu’il fallait se battre pour « déconfiner » le Puy du Fou, le jeune homme a aussi joué les éclaireurs pour le « vicomte », ravi d’avoir un homme dans la place.

Ces dernières semaines, le héraut de la droite identitaire a envoyé des textos par rafales au président de la République, en même temps qu’il postait des tweets rageurs pour dénoncer l’attentisme de son premier ministre, un « technorigide » qu’il rêve de voir quitter Matignon, surtout depuis qu’Edouard Philippe a eu le mauvais goût de faire patienter le Vendéen avant de fixer une date de réouverture de son parc de loisirs. Affront aussitôt réparé par Emmanuel Macron, qui a abordé le sujet lors du conseil de défense le 20 mai : ceux situés en zone verte pourront accueillir du public dès le 2 juin.

Le chef de l’Etat a annoncé personnellement la bonne nouvelle dans la foulée au Vendéen, qui a même reproduit son SMS sur Twitter (avec l’accord présidentiel) pour faire taire les contestataires. Sérieux accroc entre l’Elysée et Matignon, et, pour Philippe de Villiers, fin d’une intense campagne de lobbying, à laquelle Jean Gaborit, sortant de sa discrétion coutumière, a pris sa part.

Figurant dans les spectacles du parc

Le jeune homme est un Vendéen du bocage, au nord du département, où vit toujours sa famille. Il a été candidat en 2014 aux élections municipales dans la commune des Epesses, qui abrite le Puy du Fou, mais c’est surtout un « Puyfolais », comme on appelle dans le jargon cette vaste communauté de bénévoles qui fait tourner le parc d’attractions chaque année. Son père y est fauconnier – « très doué », dixit le sénateur (Les Républicains) Bruno Retailleau –, et passionné par les condors argentins.

A plusieurs reprises, Jean Gaborit a joué le figurant et s’est même fendu de quelques cascades dans les spectacles vivants du parc, récits héroïques qui puisent dans l’histoire de France et de la Vendée militaire. Il connaît la famille de Villiers depuis l’enfance.

Depuis trois ans, Jean Gaborit fait des allers-retours réguliers entre l’Elysée et sa terre natale, où le détour dans la gentilhommière des Villiers est devenu rituel – à l’été 2018, il racontait les désolants rebondissements de la saga Benalla en direct du palais.

Mais ces dernières semaines, les échanges se sont faits plus fréquents. Lorsque Philippe de Villiers sonne la « mobilisation générale » en faveur de la réouverture du parc, le jeune homme prend le risque de relayer sur son compte Twitter la pétition lancée à l’attention de l’Elysée : « Le Puy du Fou ne peut pas mourir, ne veut pas mourir. »

« Il a la Vendée au cœur »

Il n’hésite pas non plus à décrocher son téléphone pour jouer les attachés de presse de Nicolas, fils de Philippe et directeur du parc, et le placer sur les plateaux de télévision. « Demain, il peut y avoir 2 400 personnes qui montent sur la préfecture de Vendée ! », s’inquiète-t-il devant ses interlocuteurs.

« Toute sa famille est originaire de là-bas, ce sont des trucs qui vous prennent aux tripes », sourit son ami Florian Humez, collaborateur de la secrétaire d’Etat Agnès Pannier-Runacher. « Jean est né au Puy du Fou, il a grandi au Puy du Fou, il a un lien charnel avec cet univers. Il a la Vendée au cœur », excuse un proche du chef de l’Etat.

Car, autour d’Emmanuel Macron, tout le monde adore « Jean » : un ministre et une secrétaire d’Etat ont même essayé de le débaucher, ces derniers mois. Le président de la République a veillé au grain : pas question de se faire chiper ce jeune homme fidèle dont il ferait bien l’un des plus jeunes sous-préfets de France. « C’est quelqu’un de rigoureux et loyal, souligne Stéphane Séjourné. Jean connaît bien le microcosme politique d’En marche !, les territoires… Il sait parler aux élus, il a la tchatche. » L’Elysée confirme : « Il fait remonter ce qui se passe dans les fédérations et chez les députés “marcheurs”. »

Question de génération, Jean Gaborit est né macroniste. En 2015, il avait alors 21 ans, ce jeune stagiaire au service de presse du Parti socialiste, diplômé de l’IUT de communication de Lannion (Côte-d’Armor), remue ciel et terre pour trouver un contact à Bercy, autour du nouveau ministre. Avec Florian Humez, Sacha Houlié et Pierre Person, il fonde les Jeunes avec Macron, mystérieuse brigata de solfériniens à peine trentenaires qui veulent rompre avec le quinquennat de François Hollande.

« C’est Jean qui a fait le premier logo », raconte même Pierre Person, aujourd’hui député de Paris et délégué général adjoint de La République en marche. A la veille de la création d’En marche !, en mars 2016, bonheur : Emmanuel Macron les reçoit à Bercy. Puis Jean Gaborit organise pour le compte du ministre un déplacement estival chez Philippe et Nicolas de Villiers au Puy du Fou, avant de prendre, à la fin de l’année, la responsabilité de l’organisation des meetings.

« Couteau suisse »

A l’Elysée, Jean Gaborit devient attaché de presse dans l’équipe de Sibeth Ndiaye. Un brin « fana mili », il préempte les sujets militaires et les déplacements sur les bases françaises à l’étranger. Le président de la République l’apprécie tant que le couple Macron le choisit pour les suivre au Touquet (Pas-de-Calais), lors de ses déplacements privés, à Brégançon (Var), mais aussi au théâtre, chez l’ami Jean-Marc Dumontet.

A l’automne 2018, il rejoint la chefferie de cabinet, discret, toujours. En réalité, c’est un « couteau suisse », comme dit Stéphane Séjourné :

« C’est tout sauf un énarque, un Parisien, tout ce sur quoi on nous critique. Le genre de personne qu’on ne retrouvait pas avant à ces postes-là en responsabilité à l’Elysée. »

Le 24 avril, les téléspectateurs confinés devant leur télévision ont ainsi pu apercevoir le jeune Gaborit siéger au côté d’Emmanuel Macron pour évoquer la sortie de la crise sanitaire pour le secteur de l’hôtellerie et de la restauration. La réunion, une première, avait été organisée par le conseiller. Il y avait là les ministres Jean-Yves Le Drian, Bruno Le Maire, Gérald Darmanin et Jean-Baptiste Lemoyne, rien de moins. Et aussi, on allait l’oublier, en visioconférence, Nicolas de Villiers, le patron du Puy du Fou.

27 mai 2020

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27 mai 2020

Enquête - Valise de billets en Suisse, fondation opaque au Panama : Juan Carlos, désarroi d’Espagne

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Par Sandrine Morel, Madrid, correspondante Le Monde

A 82 ans, l’ancien monarque espagnol, réputé séducteur et bon vivant, est au cœur d’une affaire financière si retentissante qu’elle menace l’avenir même de la couronne dans son pays.

Une valise de billets. Un vieux roi dévoré par la passion des femmes et de l’argent. Une aristocrate allemande peut-être trop bavarde. De généreuses donations des pays du Golfe. Un gestionnaire de fonds et un sulfureux avocat à Genève. Sans oublier une fondation opaque, domiciliée au Panama… Tous les ingrédients d’un thriller politico-financier sont réunis dans le scandale qui frappe la monarchie espagnole depuis début mars. Les révélations sur la fortune cachée du « roi émérite » Juan Carlos en Suisse, où un procureur enquête depuis deux ans sur des soupçons de blanchiment, n’en finissent pas de salir la couronne et d’éclabousser son fils, Felipe VI.

Pour calmer le jeu, ce dernier a décidé de retirer à son père les fonds officiels qui lui sont alloués (195 000 euros par an). Après être apparu comme le deuxième bénéficiaire de la fondation utilisée par ce dernier pour occulter son patrimoine, il a aussi renoncé à tout héritage futur.

Rien n’y a fait : malgré ces efforts, le jeune roi, désireux d’incarner le renouveau de la monarchie espagnole depuis l’abdication de son père en 2014, n’a pas échappé au tintamarre des casseroles, le 18 mars, sur de nombreux balcons d’Espagne. Une protestation doublée du boycottage de l’allocution télévisée royale qui, au même moment, était censée donner du courage au pays. « Si la crise sanitaire n’était pas si grave, on ne parlerait de rien d’autre en Espagne », résume le politiste Pablo Simon.

Les faits rapportés au procureur suisse Yves Bertossa par leurs principaux acteurs, lors d’interrogatoires menés en 2018 – et révélés par le quotidien El Pais grâce à des fuites de la commission rogatoire entre les deux pays –, sont accablants.

Le gestionnaire de fortune de Juan Carlos, Arturo Fasana, dirigeant de la société Rhône Gestion, raconte ainsi qu’au mois d’avril 2010, celui qui était alors encore le chef de l’Etat espagnol s’était rendu à son domicile à Genève avec une mallette contenant 1,9 million de dollars (1,74 million d’euros) en espèces. Un simple « cadeau » de l’émir de Bahrein, lui aurait dit le roi, qui avait effectivement rencontré Hamad Ben Issa Al-Khalifa quelques semaines plus tôt à l’occasion d’un grand prix de Formule 1. Devant le magistrat, M. Fasana ne s’émeut guère de cette générosité. « Juan Carlos est une personne appréciée dans les pays du Golfe », explique-t-il. A l’entendre, la visite du souverain n’avait qu’un but : placer cet argent dans la banque Mirabaud, sur le compte de la fondation Lucum.

Chasse royale au Botswana

Cette fondation, domiciliée au Panama, dont Juan Carlos était le bénéficiaire, n’a plus de secret pour les Espagnols depuis que le quotidien La Tribune de Genève a révélé son existence, le 3 mars.

C’est sur ce compte que l’ancien roi avait reçu, en août 2008, un autre « don », d’un montant de 100 millions de dollars, cette fois de la part du gouvernement saoudien. Quatre ans plus tard, c’est aussi de ce compte que sont partis, lors de sa clôture précipitée, 65 millions de dollars vers un compte aux Bahamas appartenant à une certaine Corinna zu Sayn-Wittgenstein. De 26 ans sa cadette, cette entrepreneuse allemande est celle qui, sans le vouloir, a mis le procureur Bertossa sur la piste de la fortune de Juan Carlos…

Des années durant, cette brillante lobbyiste internationale, ex-épouse d’un financier américain puis d’un aristocrate allemand, a été très proche de Juan Carlos, marié depuis 1962 à Sophie de Grèce. Dès 2005, une photo montre le monarque dansant un rock endiablé avec cette blonde aux yeux bleus lors du bal annuel du New York Botanical Garden. Son nom, cependant, n’apparaît dans la presse espagnole qu’en avril 2012, lorsque Juan Carlos est opéré de la hanche après un accident. La Zarzuela (le palais royal) se voit alors contrainte d’expliquer aux Espagnols, plongés dans une terrible crise économique, que le roi revient d’une partie de chasse à l’éléphant au Botswana. La presse ajoute qu’il s’y est rendu avec une « tendre amie », une certaine Corinna, laquelle l’aurait accompagné, voire représenté, lors de nombreux voyages effectués ces dernières années dans les pays du Golfe…

Dire que l’épisode du safari abîme l’institution est un euphémisme. Les mots de compassion que le roi avait prononcés un mois plus tôt, assurant que « le chômage des jeunes l’empêch[ait] de dormir », sonnent soudain très faux aux oreilles de ses compatriotes, qui y voient la marque d’un insoutenable cynisme.

Les mois suivants, la « note de confiance » de l’opinion envers la monarchie ne cesse de baisser, atteignant un minimum de 3,68 sur 10 en 2013, selon le Centre de recherches sociologiques, l’institut de sondage officiel espagnol. Ajoutée aux révélations sur l’enrichissement illicite de son gendre, Iñaki Urdangarin, mari de sa fille Cristina de Borbon, l’affaire du safari provoquera la fin prématurée du règne de Juan Carlos, deux ans plus tard. Elle entraînera aussi, sans que cela se sache à l’époque, de nombreux remous en Suisse…

Par précaution, Juan Carlos dissout sa fondation et décide de transférer le solde du compte ouvert à la banque Mirabaud, soit 65 millions de dollars, à son amie allemande, directrice d’une société de conseil stratégique.

La manie des enregistrements

S’il espère ainsi continuer à profiter de cette fortune par le biais de Corinna zu Sayn-Wittgenstein, c’est raté. « Je n’ai pas sollicité la généreuse donation qui m’a été faite par le roi d’Espagne en 2012 et qui fait l’objet d’un contrat de donation irrévocable », fait savoir celle-ci au Monde par l’intermédiaire de son avocat en France, Me Eric Moutet. Autrement dit, c’est un cadeau, et elle n’entend pas le rendre à Juan Carlos. « Je n’avais aucune raison de douter de la sincérité des intentions de Juan Carlos Ier, fait-elle préciser par son conseil. Mais deux ans plus tard, j’ai dû prendre l’initiative d’une réunion avec ce dernier pour qu’un avocat lui explique que les fonds qu’il m’avait donnés ne pouvaient servir à financer ses dépenses, car cela susciterait immanquablement des soupçons de blanchiment. Il reviendra à Juan Carlos d’expliquer aux tribunaux anglais son comportement après cette réunion. »

Corinna zu Sayn-Wittgenstein, installée à Londres, se dit prête à lancer une procédure contre l’ex-roi d’Espagne au Royaume-Uni concernant les pressions dont elle s’affirme victime. « J’ai été menacée de mort, je fais l’objet d’une surveillance constante, on a tenté de me séparer de mes enfants et de détruire mon réseau de relations, notamment professionnelles, on s’est introduit plusieurs fois chez moi, on a diffusé des centaines d’articles contenant des mensonges et des calomnies grossières à mon encontre », détaille-t-elle à travers Me Moutet.

C’est peu dire que la relation entre l’ancien monarque et son amie s’est envenimée à partir de 2012. En 2015, cette dernière se confie à un commissaire de police, ex-détective privé, devenu membre des services spéciaux, José Manuel Villarejo. Cet homme, réputé capable d’arranger tout type de problème grâce à quarante ans de « services » dans les hautes sphères politiques et économiques d’Espagne, lui a été recommandé par le mari d’une amie, l’ancien président de la compagnie Telefonica, Juan Villalonga, qui assiste lui aussi à la réunion. Devant les deux hommes, Mme Wittgenstein s’épanche pendant des heures sur les « affaires » de Juan Carlos. Elle ignore que M. Villajero a la manie d’enregistrer secrètement toutes ses réunions, et elle n’imagine sans doute pas qu’il diffusera ces enregistrements trois ans plus tard…

En novembre 2017, l’ex-commissaire à présent à la retraite est rattrapé par la justice espagnole dans un autre dossier, une affaire de blanchiment présumé et de corruption internationale. Placé en détention provisoire, M. Villarejo est mis en examen pour révélation de secret, usage de faux, trafic d’influence et extorsion. L’homme, qui se croyait au-dessus des lois, exige d’être libéré sous peine de révéler de lourds secrets… C’est ainsi qu’en juillet 2018, il transmet à deux sites d’information, El Español et Ok Diario, les enregistrements de sa réunion de 2015 avec Corinna zu Sayn-Wittgenstein.

« Cadeaux empoisonnés »

Les « confidences » de l’ex-amie du roi sont détonantes. A l’en croire, le directeur d’alors des services espagnols, le Centre national du renseignement (CNI), Félix Sanz Roldan, aurait fait « pression » sur elle et l’aurait même « menacée » pour qu’elle taise les secrets en sa possession. Toujours selon elle, son domicile monégasque aurait été fouillé, Juan Carlos aurait mis un terrain à Marrakech (Maroc) à son nom sans son accord, par le biais d’un avocat établi en Suisse. « Non pas parce qu’il m’aime beaucoup, mais parce que je réside à Monaco », précise-t-elle. Elle parle aussi de « cadeaux empoisonnés » que le roi entend récupérer et qui risqueraient de lui valoir des accusations de blanchiment. D’après elle, ce dernier disposerait d’un compte en Suisse au nom d’un cousin, Alvaro d’Orléans-Bourbon, et ce compte lui servirait à payer des vols privés, qui décollent et atterrissent de la base militaire de Torrejon de Ardoz.

La suite est à l’avenant : l’ancien roi aurait utilisé l’amnistie fiscale de 2012 pour rapatrier des fonds et il aurait appelé des administrations publiques pour leur demander d’engager la fondation Noos, appartenant à son gendre, Iñaki Urdangarin, lequel sera condamné en 2018 pour détournement de fonds publics et trafic d’influence. Enfin, elle évoque une possible commission versée au monarque en marge du contrat de construction d’un « train du désert », entre Médine et La Mecque, marché attribué par l’Arabie saoudite à un consortium espagnol pour 7 milliards d’euros, en 2011… « Il ne sait pas distinguer ce qui est légal et ce qui est illégal », conclut-elle. Le commissaire Villarejo parle, lui, de « l’impunité psychologique de celui qui a toujours fait ce qu’il voulait ».

Ces enregistrements ont tout d’une bombe pour la monarchie. Mais les principaux médias refusent de les diffuser et limitent leur couverture de l’affaire, assurant ne pas vouloir se prêter à un « chantage à l’Etat » de la part de M. Villarejo. Le gouvernement du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) évite de commenter l’affaire et demande simplement au directeur du CNI, M. Sanz Roldan, de comparaître devant la commission des renseignements du Parlement.

Entendu le 25 juillet 2018, il dément toute pression à l’encontre de Corinna zu Sayn-Wittgenstein, mais reconnaît l’avoir rencontrée à l’hôtel Connaught de Londres, à l’été 2012. Il assure que le CNI n’a jamais enquêté sur le patrimoine ou les activités économiques du roi car aucun gouvernement ne le lui avait demandé, mais convient qu’il connaissait l’existence des enregistrements. Il estime que les voix sont authentiques, mais, selon El Pais, met en doute certaines des révélations faites par la chef d’entreprise allemande, notamment sur la commission du « train du désert », les voyages payés par le cousin du roi ou le fait que Juan Carlos ait pu bénéficier de l’amnistie fiscale de 2012.

L’enquête rebondit à Genève

Pour les deux grands partis espagnols, PSOE et Parti populaire (PP, droite), les explications de M. Sanz Roldan sont suffisantes. Pas question d’ouvrir une commission d’enquête parlementaire sur la fortune de Juan Carlos, comme le demandent alors le parti de la gauche radicale Podemos et plusieurs partis régionalistes.

Deux mois plus tard, en septembre 2018, la justice espagnole classe sans suite les révélations des enregistrements, « faute de preuve » et du fait de « l’inviolabilité du roi à l’époque des faits ». En Espagne, l’affaire semble close. Mais pas à Genève, où le procureur Bertossa a eu vent des commissions présumées versées sur des comptes en Suisse et a décidé d’enquêter sur un possible cas de blanchiment aggravé…

Ces deux dernières années, ce magistrat discret et consciencieux semble avoir pu confirmer une partie de ce que Mme Wittgenstein avait révélé à M. Villajero en 2015. En remontant le fil des virements effectués à celle-ci, il a découvert l’existence de la fondation Lucum, appartenant à Juan Carlos, et le versement de 100 millions de dollars de l’Arabie saoudite. Mais aussi l’existence d’une autre fondation, Zagatka, détenue par Alvaro d’Orléans-Bourbon, et dont Juan Carlos est le troisième bénéficiaire. Créée en 2003 au Liechtenstein, associée à un compte au Crédit suisse, Zagatka aurait servi à payer des dizaines de vols secrets durant onze ans, pour une valeur de 3 millions d’euros, selon El Pais. Résident à Monaco, le prince Alvaro d’Orléans-Bourbon nie avoir été utilisé comme prête-nom. D’après ses avocats, sa fondation ne servait qu’à suivre « la tradition familiale héritée de son père et de son grand-père » de « venir en aide aux monarchies européennes ».

Quant à Corinna zu Sayn-Wittgenstein, elle nie aussi avoir servi de prête-nom, car si « certains ont essayé de la manipuler, leurs tentatives ont échoué, assure Me Moutet. Elle a refusé d’être instrumentalisée et de servir de bouc émissaire pour couvrir les agissements de certaines personnalités puissantes en Espagne ».

En mars 2019, ce sont les avocats britanniques de Mme Wittgenstein qui ont prévenu Felipe VI qu’il était le second bénéficiaire de Lucum. Cette information, confirmée par la Zarzuela, n’est sans doute pas étrangère au fait qu’en avril 2019, Juan Carlos a mis fin à toute activité institutionnelle ou officielle et s’est retiré de la vie publique. Lui qui aurait pu rester dans les livres d’histoire comme l’homme ayant apporté et consolidé la démocratie en Espagne après la mort du dictateur Franco, en 1975, a fini par être rattrapé par ses excès.

« Meilleur lobbyiste de l’Espagne »

Pourtant, les Espagnols ont longtemps tout pardonné à ce souverain familier et sympathique, bon vivant et enjoué, d’après le journaliste Jaime Peñafiel, spécialiste de la monarchie espagnole : « Juan Carlos était considéré comme un bon roi, celui qui a mené la transition vers la démocratie et mis fin à la tentative de coup d’Etat de 1983. Il existait une certaine permissivité sur la question sentimentale. Quant à la question économique, il régnait une importante opacité informative : la presse cachait ses affaires. »

Pour les médias comme pour les partis, le fait de protéger le roi allait au-delà de la déférence due à un chef d’Etat : cela signifiait préserver la Constitution, la démocratie et l’unité du pays. Ses relations extraconjugales, sans doute bien plus nombreuses que les quelques noms avancés au fil du temps, donnaient une image de séducteur dont les Espagnols s’accommodaient volontiers. Quant à ses bonnes relations avec les monarchies du Golfe, elles étaient considérées comme profitables à tous.

Le journaliste Gregorio Moran a ainsi raconté, dans l’essai Adolfo Suárez : ambición y destino (Debate, 2009, non traduit), comment, en 1977, en pleine transition démocratique, le prince Fahd, futur roi d’Arabie saoudite, avait remis 100 millions de dollars à Juan Carlos. Un prêt destiné à « renforcer la démocratie espagnole », même si, comme l’écrit un autre journaliste, José Garcia Abad, dans Una tragedia griega (« une tragédie grecque », La esfera de los libros, 2005, non traduit), « il est arrivé beaucoup plus [d’argent] à la Zarzuela qu’à la Moncloa [siège du gouvernement] ».

Dès la crise pétrolière de 1973, les liens de Juan Carlos avec le prince Fahd avaient permis à l’Espagne de ne jamais manquer de pétrole. « C’est à cette date qu’il a été autorisé par Franco à recevoir des commissions comme intermédiaire avec l’Arabie saoudite », assure Jaime Peñafiel, qui rappelle qu’il « n’avait pas de fortune, seulement une toute petite allocation de Franco… ». Peu avant son abdication, en 2014, la vente de près de 250 chars de combat Leopard à l’Arabie saoudite avait été perçue comme le résultat de sa dernière intermédiation. Idem pour le marché du « train du désert », conclu en 2011.

« Pendant longtemps, Juan Carlos Ier a été considéré comme le meilleur lobbyiste de la “marque” Espagne : il avait coutume d’emmener des chefs d’entreprise dans ses voyages dans les pays du Golfe et d’Amérique latine, et leur a permis d’obtenir de grands contrats, rappelle José Maria Irujo, le journaliste d’El Pais qui a mené l’enquête en Suisse et révélé les derniers scandales. Malgré les rumeurs, il n’a jamais été prouvé qu’il recevait des commissions en échange. »

Les cadeaux reçus par Juan Carlos, parfois cédés au Patrimoine national après quelque temps d’usage, avaient un caractère ostentatoire problématique, mais le roi ne les refusait guère. La liste a de quoi impressionner : la somptueuse propriété de La Mareta, aux Canaries, offerte en 1989 par Hussein de Jordanie, son ami intime ; le premier yacht Fortuna, cadeau du roi Fahd d’Arabie saoudite en 1979, qu’il appelait « son frère » ; le deuxième yacht Fortuna, présent de chefs d’entreprises des Baléares en 2000 ; les deux Ferrari données par les Emirats arabes unis en 2011… Et les grands crus, et les bijoux, et les œuvres d’art, et même ce guépard offert, alors qu’il n’était encore que prince, par l’empereur d’Ethiopie, Hailé Sélassié, en 1972.

Grand ménage à la Zarzuela

Dans les années 1990, son amitié avec des personnalités sulfureuses, comme les financiers Javier de la Rosa et Mario Conde, emprisonnés par la suite pour des affaires de corruption, ont commencé à ternir sa réputation.

En 2003, la revue Forbes alla jusqu’à chiffrer sa fortune à 1,79 milliard d’euros, « un montant non négligeable pour l’héritier d’une famille exilée sans le sou », souligne l’historienne Laurence Debray dans sa biographie Juan Carlos d’Espagne (Perrin, 2019), en référence à l’exil de la famille royale lors de la proclamation de la République, en 1931, tout en rappelant que cette estimation n’a jamais été ni confirmée ni démentie, mais revue à la baisse à 300 millions d’euros après la crise immobilière de 2008.

Conscient que les écarts de son père ont endommagé l’image de la monarchie, Felipe VI s’est engagé, en 2014, à « veiller à la dignité de l’institution, à préserver son prestige et à observer une conduite intègre, honnête et transparente ». En 2015, il a écarté de la famille royale sa sœur, l’infante Cristina, et lui a retiré son titre de duchesse de Palma de Majorque, après le scandale de corruption impliquant son mari, condamné à cinq ans de prison en 2018. Felipe VI publie à présent chaque année la liste des cadeaux que lui et sa famille reçoivent lors d’activités officielles. Mais les murs ainsi dressés entre lui et son père ne le protègent pas des retombées de l’enquête suisse.

Dans l’entourage de l’ancien roi, on relativise les accusations en rappelant que les faits remontent à plus de dix ans, que le procureur suisse s’intéresse avant tout au rôle des banques de son pays et que, pour le moment, l’ex-monarque, désormais âgé de 82 ans, n’a pas été mis en examen, ni même convoqué. La Zarzuela, en revanche, ne cache pas son inquiétude quant au pouvoir de destruction des « affaires » de Juan Carlos sur la monarchie…

27 mai 2020

Bretagne

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