Nucléaire : avec les pastilles d’iode, « les inquiétudes sont remontées à la surface »
Par Cécile Bouanchaud, Le Pouzin, Ardèche, envoyée spéciale
Le périmètre de protection autour des sites nucléaires est étendu de 10 km à 20 km. Sur le site de Cruas, 140 000 habitants sont désormais concernés.
Des années 1980, Monique garde « un souvenir très net ». Celui des « grandes cheminées » de la centrale nucléaire de Cruas (Ardèche), qu’elle a vu « pousser ». « A l’époque, on était un peu inquiets », se souvient la sexagénaire, rappelant la catastrophe de Tchernobyl survenue en Ukraine soviétique en 1986, deux ans après l’inauguration du site nucléaire ardéchois.
Puis, elle s’est « habituée », allant jusqu’à « oublier » la présence de ces quatre tours aéroréfrigérantes, plantées au bord du Rhône, le long de l’autoroute du soleil.
Mais quand elle a reçu un courrier l’invitant à retirer en pharmacie son lot de pastilles d’iode en cas d’incident nucléaire, la réalité s’est brusquement rappelée à elle. « Les inquiétudes sont remontées à la surface », confie Monique, qui vit depuis soixante ans au Pouzin, à moins de 20 km de la centrale nucléaire. Comme la plupart des personnes interrogées, elle a souhaité garder l’anonymat.
Le 17 septembre, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a lancé une campagne d’information sans précédent pour avertir la population de l’extension du périmètre de protection autour des sites nucléaires. Passés de 10 km à 20 km, ces plans particuliers d’intervention (PPI) concernent aujourd’hui plus de 2 millions de personnes, contre 600 000 auparavant, répartis autour des dix-neuf centrales françaises exploitées par EDF.
Quelque 200 000 établissements recevant du public sont également touchés par cette campagne. Autour de la centrale de Cruas, le nombre de communes concernées est passé de 26 à 91, soit près de 140 000 habitants, contre 50 000 auparavant.
A la sortie de l’école primaire du Pouzin (Ardèche), les nounous n’avaient reçu, début octobre, aucune information à propos du plan particulier d’intervention (PPI). | ROMAIN ETIENNE POUR « LE MONDE »
La dernière campagne d’information relative à ce dispositif, instauré en 1997, a eu lieu en 2016. Elle concernait les communes situées entre 0 km et 10 km d’une centrale nucléaire –à l’époque, 49 % des habitants avaient retiré leurs pastilles d’iode.
« Est-ce qu’il y a de nouveaux risques ? »
« Pourquoi maintenant ? », s’est demandé Monique lorsqu’elle a reçu le courrier d’information, elle qui « vit près de la centrale depuis toujours », sans avoir jamais été concernée par les précédentes campagnes. « Est-ce qu’il y a de nouveaux risques ? », questionnait-elle lors d’une réunion d’information organisée, courant octobre, au Pouzin, en présence d’élus de la commune et de représentants de la préfecture de l’Ardèche, d’EDF et de la Commission locale d’information, réunissant industriels, représentants de l’ASN, élus locaux, syndicats et associations.
« Le risque est le même, il n’a pas augmenté, nous le réduisons en protégeant davantage de personnes », rassure Didier Roche, le chef du bureau interministériel de protection civile au sein de la préfecture, chargée de diriger les opérations en cas d’accident nucléaire à Cruas. Et d’évoquer « le retour d’expérience » lié à l’accident nucléaire de Fukushima au Japon, en mars 2011, où les autorités ont reconnu un mort dû aux radiations et des centaines liées au chaos des évacuations. « Nous avons constaté que c’est dans les vingt premiers kilomètres qu’il faut gérer les situations les plus complexes comme l’évacuation rapide des populations », abonde Emmanuel Bouchot, chargé de la communication de l’ASN.
Mais paradoxalement, ces nouvelles mesures de précaution provoquent davantage de défiance et d’incrédulité. « Si ça pète, on est trop près, on sera tous morts », commente avec fatalisme Jean-Marie, retraité mécanicien, qui vit à Marsanne, à la lisière entre l’ancien et le nouveau périmètre.
Pour souligner « l’absurdité » d’un tel périmètre, chacun y va de son anecdote, à l’instar de Pierre, dont l’association se trouve à Privas, alors que lui vit à quelques kilomètres de là, en dehors du nouveau PPI. « J’ai reçu un coupon pour protéger les membres de mon association, mais rien pour ma famille », raconte-t-il aux commerçants de sa rue.
« C’est de la communication pour se donner bonne conscience », renchérit Eric lors de la discussion. Il dit qu’il n’ira « probablement pas chercher les pastilles d’iode ».
Résignation
A quelques centaines de mètres, l’un des pharmaciens de Cruas assure que depuis une semaine, une quinzaine de clients défilent pourtant chaque jour pour retirer leurs comprimés.
« Est-ce que les pastilles se périment ? », « Dois-je en donner aussi à mes animaux ? », « Comment savoir quand les prendre ? », « Comment cela fonctionne sur l’organisme ? », constituent autant de questions posées aux pharmaciens – près de 650 officines sont mobilisées dans toute la France pour distribuer les comprimés.
Les spécialistes de santé font de la pédagogie. « L’ingestion de comprimés d’iode stable permet de saturer la thyroïde sur laquelle l’iode radioactif ne pourra plus se fixer », détaille le pharmacien Jean Carchereux, précisant qu’en cas de contamination radioactive importante, « la population développera d’autres symptômes tout aussi fatals qu’un cancer de cet organe ».
La brochure explicative envoyée par courrier en même temps que les bons de retrait des comprimés d’iode précise que les habitants devront les ingérer quand les sirènes installées dans les villes concernées retentiront. « Quand on nous préviendra, ce sera trop tard », estime cependant Véronique, rappelant le ton rassurant du préfet de Seine-Maritime après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen.
Pour ces deux commerçants de Privas, le nouveau périmètre, « c’est de la communication pour donner bonne conscience aux autorités mais personne n’est dupe ». Eric (à gauche) n'ira peut-être même pas chercher ses pastilles d'iode. | ROMAIN ETIENNE POUR « LE MONDE »
Croisée alors qu’elle retirait ses pastilles d’iode en pharmacie, cette aide à domicile de 49 ans résume la résignation exprimée par de nombreuses personnes vivant dans le voisinage. « Je ne suis pas rassurée de vivre près d’une centrale, mais ma vie est ici », confie Véronique, installée dans la région depuis 1991.
Peu d’opposants au nucléaire
« Ici, beaucoup de personnes ont des proches qui travaillent à la centrale, donc ils ne sont pas spécialement antinucléaires », confirme Jean Carchereux, dont la pharmacie est située à Viviers, une commune qui se trouve désormais dans deux périmètres de protection, celui de Cruas et celui du Tricastin (Drôme).
Quand ils ne travaillent pas sur un site nucléaire, les habitants sont nombreux à en avoir visité. « On se sent en sécurité dans un lieu comme ça », estime Kevin, électricien de 24 ans, à la fois très confiant dans l’industrie nucléaire et très mal informé à son sujet. Quels seraient, selon lui, les réflexes à adopter en cas d’incident ? « Je prendrais ma voiture et je partirais le plus loin possible. » Pourtant, parmi les six gestes de protection figurant sur le courrier envoyé aux habitants du nouveau périmètre, il est conseillé, à l’inverse, de « se mettre à l’abri dans un bâtiment ».
Autre dispositif qui ne fait pas l’unanimité : ne pas aller chercher ses enfants à l’école. « Quand on est parent, on ne peut pas entendre ça », estime une mère de famille de cinq enfants à la sortie de l’école primaire du Pouzin. Les établissements scolaires des communes concernées assurent qu’ils vont adapter leur plan particulier de mise en sûreté. Le maire (divers droite) de Privas, Michel Vala, estime pour sa part qu’il faut « améliorer de façon générale la culture du risque lié à l’industrie nucléaire », considérant que ce PPI constitue « le minimum ».
« En France, on a l’impression d’un secret autour de l’activité nucléaire », constate Jean-Claude Delalonde, président de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information, appelant à « une campagne nationale sans tabou ». Sur cette même ligne, Greenpeace appelle à étendre le plan de protection à 100 km. Les campagnes d’information toucheraient alors la quasi-totalité de la population française.