Jean-Loup Dabadie, les mots de la vie
DISPARITION
Il aimait trop les mots – et surtout les bons – pour choisir parmi les plaisirs qu’ils peuvent prodiguer. Parolier prolifique, scénariste, dialoguiste, mais aussi journaliste, écrivain et traducteur (recension non exhaustive), Jean-Loup Dabadie est mort, dimanche 24 mai, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris 13e), à l’âge de 81 ans. Sans occuper le devant de la scène, cet homme éternellement souriant et élégant, à la conversation délicieuse et drolatique (il était encore un imitateur né) sous ses fausses allures de grand bourgeois coincé du 16e, tint une place de premier rang dans la chanson et la comédie grand public nationales. Des arts dits simples et légers, mais qui comptent paradoxalement parmi les plus difficiles qui soient, dans lesquels ce charmeur à l’insouciance intranquille excella sans céder à la vulgarité.
Très sensible à la critique, soucieux de reconnaissance, Dabadie aura tout de même connu son moment de gloire personnelle, le 10 avril 2008, quand il fut élu à l’Académie française, près de vingt ans après avoir essuyé un échec. Son admission marqua une date pour la vénérable institution qui, pour la première fois, admettait un saltimbanque en son sein. L’écrivain et critique Frédéric Vitoux, qui prononça le discours de réception, nota avec à propos que « ce n’est pas un fauteuil qu’il aurait dû occuper, mais quatre ou cinq, ceux de scénariste, de parolier, d’auteur de sketches, de romancier, de dialoguiste… »
Un inventaire des contributions de Dabadie à notre mémoire collective, plutôt celle des baby-boomeurs pour être exact, est de fait fastidieux. C’est sa plume que l’on retrouve derrière quelques-unes des plus grandes chansons de Michel Polnareff (Dans la maison vide, Holidays, Lettre à France) ou de Julien Clerc (Le Cœur trop grand pour moi, Ma préférence ou ce slow infernal qu’est Femmes, je vous aime). C’est aussi elle qui brille dans un diptyque aussi savoureux que celui que signe Yves Robert en 1976-1977 avec Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis, ou dans d’autres fleurons de fantaisie comme La Poudre d’escampette (Philippe de Broca, 1971) ou Le Sauvage (Jean-Paul Rappeneau, 1975).
« Mélancomique »
Sans oublier les films du cinéaste qui l’auront révélé dans le registre de la comédie dramatique, un oxymore taillé pour Dabadie. De 1970 à 1974, le scénariste accompagna Claude Sautet pour Les Choses de la vie, Max et les ferrailleurs, César et Rosalie et Vincent, François, Paul… et les autres, grands classiques de la rediffusion illuminés par Romy Schneider et par Michel Piccoli. Mort douze jours avant son ami, le 12 mai, le grand acteur employait pour qualifier Dabadie le mot-valise de « mélancomique ».
A la chanson et au cinéma, il convient d’ajouter évidemment les sketches pour Guy Bedos (Le Boxeur et son fameux « Monsieur Ramirez », Bonne fête Paulette) et le couple irrésistible que l’humoriste formait avec Sophie Daumier (La Drague, Aimez-vous les uns les autres). Et le théâtre, quand bien même, en dehors des adaptations, les efforts de Dabadie furent limités. C’est pourtant avec un roman qu’il tente d’imposer son nom alors qu’il n’a que 19 ans. Les Yeux secs, un portrait de jeune fille revancharde vis-à-vis des garçons, est publié au Seuil en 1957. L’échec des Dieux du foyer, l’année suivante, amène alors le jeune homme à se tourner vers le journalisme, d’abord avec des critiques de films pour la revue Arts. Pierre Lazareff, le patron de France-Soir, le prend ensuite sous son aile et lui confie une chronique dans l’hebdomadaire Le Nouveau Candide. Dabadie écrit aussi dans la revue Tel Quel en fréquentant les francs-tireurs Philippe Sollers et Jean-Edern Hallier.
Né le 27 septembre 1938 à Paris, il est lui-même le fils d’un homme de mots puisque Marcel Dabadie a écrit des paroles de chansons pour André Claveau, Les Frères Jacques, Luis Mariano, Maurice Chevalier ou Tino Rossi. Mais c’est loin de ce père, alors prisonnier de guerre, que l’enfant grandit dans la région de Grenoble, entouré de sa mère et de ses grands-parents paternels. En 1950, il retourne à Paris pour y décrocher son baccalauréat à l’âge de 14 ans.
De son passage sous les drapeaux demeure un souvenir saillant : la découverte à la télévision des facéties de Guy Bedos et l’envie immédiate de proposer ses services au comique non troupier. Ce sera le début d’une longue complicité qui n’interdit pas les infidélités au profit d’autres humoristes, Sylvie Joly, Jacques Villeret, Muriel Robin ou Pierre Palmade. Actif à la télévision pour les émissions de Jean-Christophe Averty, Dabadie signe sa première pièce en 1967, Une famille écarlate, jouée par Pierre Brasseur et Françoise Rosay au Théâtre de Paris. Sans éviter les facilités. Il attendra près de vingt ans pour la deuxième, D’Artagnan ou les Choses de la vie du quatrième mousquetaire, au Théâtre national de Chaillot en 1988.
A l’aube des années 1970, cinéma et chanson vont dominer ses activités et établir sa réputation. A l’écran, son nom devient indissociable de celui de Claude Sautet à partir des Choses de la vie (1970), son premier scénario, d’après le roman de Paul Guimard. L’accident de voiture et l’existence qui défile en flash-back marquent les esprits, dont celui de Marcel Gotlib qui en propose une désopilante parodie à partir d’une glissade sur une savonnette.
Dabadie apportera sa touche à une vingtaine de films, Claude Pinoteau (La Gifle en 1974, La Septième Cible en 1984) et Yves Robert étant ses deux autres cinéastes de prédilection. Pour les scènes de tennis d’Un éléphant ça trompe énormément, le membre du Racing Club de France prend modèle sur les doubles hebdomadaires qu’il dispute en compagnie du producteur Alain Sarde, de l’écrivain Bertrand Poirot-Delpech, du journaliste Pierre Bouteiller ou du critique de cinéma Gilles Jacob. « ll fallait que je réunisse quatre hommes plutôt immatures. La partie de cartes étant prise, j’ai eu l’idée du tennis : il suffisait de les mettre en culottes courtes pour qu’ils redeviennent des mômes », expliquera-t-il au Monde en 2004.
Nonchalance dandy
Ces succès populaires le rendent familier aux Français, le scénariste trimballant désormais sa nonchalance dandy sur les plateaux de télévision. Alors que celui qui considère que « les acteurs sont les souffleurs des auteurs » reconnaît volontiers être un « besogneux », rongé par l’angoisse. « Je me lance en écrivant mes brouillons avec des feutres de couleurs pâles, rose, bleu ciel, des couleurs pas trop graves », détaillait-il au Monde en 1988. « Quand je réécris une page, je choisis un bleu plus soutenu. Ça commence à se fixer. Là-dessus interviennent les corrections que je fais en rouge, comme à l’école. Après, si je suis un peu rassuré par la scène, le sketch, la chanson, je l’écris au feutre violet, ma couleur préférée. A ce moment-là seulement, je prends mon beau papier blanc, bien lourd, avec en filigrane un soldat romain casqué, et je recopie, très doucement, à l’encre noire… »
Le monde de la chanson lui avait ouvert ses portes par l’entremise de Serge Reggiani, qui lui avait passé une commande pour son tour de chant à Bobino en 1968. En naîtra Le Petit Garçon après que Barbara eut kidnappé la première proposition, Marie Chenevance. Suivront pour Reggiani L’Italien ou Hôtel des voyageurs, et environ 300 chansons pour des interprètes de toute obédience, de Mireille Mathieu à Robert Charlebois. Avec quelques coups d’éclats isolés comme le crépusculaire Maintenant je sais pour Jean Gabin (1974) ou le bouleversant J’comprends pas pour Dutronc (1975), où le piégeur de filles se fait larguer. Le lien entre cinéma et chanson est établi quand Nous irons tous au paradis (1977), d’Yves Robert, reprend On ira tous au paradis, écrit cinq ans plus tôt pour Polnareff.
C’est pour le provocateur à perruque et lunettes noires que Dabadie s’illustre surtout dans la décennie 1970, avant Julien Clerc pour la suivante. « Jean-Loup Dabadie sait trouver le cœur des gens, témoignait ce dernier dans Le Monde en 2009. Sans doute parce qu’il évite l’esbroufe (…). Il observe, saisit les choses du quotidien. » Un des sommets de leur partenariat fut L’Assassin assassiné, plaidoyer contre la peine de mort en 1980, qui pousse Julien Clerc à déchirer ses cordes vocales.
« Qu’on me pardonne/Mais on ne peut certains jours/Ecrire des chansons d’amour/Alors j’ai fermé mon piano/Paroles et musique de personne/Et j’ai pensé à ce salaud/Au sang lavé sur le pavé/Par ses bourreaux. » Ces mots furent sitôt interprétés comme une cinglante réponse à Je suis pour, de Michel Sardou, qui avait déchaîné les passions quatre ans plus tôt en exaltant la vengeance personnelle. Ce qui n’empêcha nullement Dabadie de prêter sa plume à celui qu’il avait contredit pour Chanteur de jazz (1985), sans que cela ne lui réussisse avec ces « nuées de pédales » qui « sortaient de Carnegie Hall ». Rare faute de goût chez un homme qui en avait tant.