Par Antoine Flandrin
REPORTAGE - Ils s’appellent Ikarus, Feito ou Mister Puma. Sous ces noms de code, ces trompe-la-mort s’adonnent à une activité à haut risque totalement prohibée : le « subway surfing ». Leur Everest : la traversée de la Seine avec vue sur la tour Eiffel, sur la ligne 6 à Paris.
Ce jour d’été, à 8 heures, sur le quai bondé de la station de métro Stalingrad, un individu masqué grimpe sur le toit de la rame, sous le regard médusé des passagers. Le conducteur, qui n’y a vu que du feu, s’engage sur le viaduc dressé au milieu du boulevard de la Villette.
L’acrobate masqué se met alors à courir sur le toit des wagons qui amorcent un virage au-dessus du canal Saint-Martin avant d’entrer dans la station Jaurès, où le haut-parleur annonce d’une voix monocorde : « Pour des raisons de sécurité, le trafic est interrompu sur la ligne 2. » Les passagers ont à peine le temps de lâcher un soupir d’agacement que l’acrobate, lui, est déjà loin.
Le long du canal, il tombe son masque de carnaval, laissant apparaître un visage juvénile. Il se présente : Ikarus. Ce nom de code lui va comme un gant. La mort, ce jeune Icare l’a déjà tutoyée. A un peu plus de 20 ans, ce Berlinois en a passé six à faire des acrobaties sur le toit des trains en mouvement. Un drôle de passe-temps, que les initiés appellent le « subway surfing ». « C’était bon, surtout le virage ! Ça change de Berlin, où ça va tout droit. » Puis de montrer ses mains noires comme du charbon : « Par contre, votre métro est dégueulasse ! », raille-t-il.
Un « sport de rue »
L’acrobate s’avance vers le canal, à la surface duquel flotte un gros poisson mort entouré de détritus. Il y plonge ses pognes pour les laver. « Le subway surfing est un sport de rue », balaie-t-il. Chaque session lui procure une dose d’adrénaline qu’il compare à une drogue dure.
Ikarus jure y être moins accro qu’à ses débuts. « Ce n’est plus une obsession, assure-t-il. Avant, je faisais du subway surfing pour aller au lycée, voir un pote ou acheter de l’herbe. Maintenant, je ne le fais que si ça m’apporte une sensation nouvelle. » Le jeune homme explique vivre de petits boulots qui lui permettent de payer son loyer et, surtout, de voyager. Ces derniers temps, il est allé faire du subway surfing à Vienne et du « bus surfing » à Barcelone.
C’est la deuxième fois qu’il vient à Paris. En avril, Ikarus a décroché le graal des trompe-la-mort du métro : surfer sur le toit d’une rame de la ligne 6, celle qui relie Charles-de-Gaulle-Etoile à Nation en passant par Montparnasse. Mais pas sur n’importe quel tronçon : juste entre les stations Passy et Bir-Hakeim, au-dessus de la Seine, face à la tour Eiffel. « Il n’y a pas de plus bel endroit sur terre pour faire du subway surfing », s’exclame-t-il. Cette portion de la ligne 6 est une sorte d’Everest. De nec plus ultra.
« C’est comme si j’étais à l’océan, avec la tour Eiffel devant moi. Ça m’a fait l’effet d’un manège à Disneyland ! » Feito, graffeur
Ce spot est depuis cinq ans le plus couru de la planète. Postées sur Instagram ou YouTube, les images de leur performance devant la « Dame de fer » sont de redoutables objets viraux. Car un subway surfeur est toujours accompagné d’un ou deux acolytes pour filmer ses exploits, qui, une fois postés sur les réseaux sociaux, agissent comme une machine à booster les ego. Ikarus l’admet : provoquer la mort lui donne un sentiment de toute-puissance.
« La première fois que tu fais du subway surfing, tu es tétanisé. Tu penses qu’une fois sur le toit, le vent va t’emporter. Mais quand tu atterris dessus et que le train démarre, tu te rends compte que tu t’en aies fait toute une montagne. La concentration est telle que la peur s’efface. L’adrénaline prend le dessus. Tu te sens alors en pleine possession de tes moyens. »
Quand le graffeur français Feito s’est décidé à surfer sur le toit du métro parisien, il a commencé lui aussi par ce tronçon mythique de la ligne 6. « J’étais déprimé, j’avais besoin de ressentir quelque chose d’intense », précise-t-il. Il est allé à Passy, où, il y a peu, il suffisait d’enjamber un grillage pour se retrouver sur le toit de la station. Lorsque le train est passé, il a sauté sur la rame, puis s’est couché.
De James Bond à « Mission impossible », les courses-poursuites sur le toit des trains sont des grands classiques du cinéma.
« C’était la première fois, j’avais pas trop de repères, alors je suis resté allongé sur le toit pendant cinq stations. En descendant, je me suis dit que je le referai, mais debout. » Un challenge qu’il a relevé, les jambes fléchies, le bras tendu, mimant un surfeur sur sa planche. « Je n’avais jamais fait de surf mais, lancé au-dessus de la Seine, c’est comme si j’étais à l’océan, avec la tour Eiffel devant moi. Ça m’a fait l’effet d’un manège à Disneyland ! », décrit-il.
La vingtaine fougueuse, ce graffeur qui décrit son état d’esprit comme « antisystème » ne se lasse pas des cascades du commissaire Jean Letellier, incarné par Jean-Paul Belmondo dans Peur sur la ville (1975). Lancé à la poursuite d’un truand, Bébel courait sur les toits d’une rame de la ligne 6, dans les tunnels puis (déjà) sur le viaduc de Bir-Hakeim. De James Bond dans Octopussy (1983) et Skyfall (2012) à Mission impossible (1996), en passant par Spider-Man 2 (2004), les courses-poursuites et les bagarres sur le toit des trains sont des grands classiques de l’histoire du cinéma qui ont nourri l’imaginaire des surfeurs urbains en herbe.
Impact des réseaux sociaux
Le mouvement est apparu en Allemagne au début des années 1990. Mais, à l’époque, les jeunes avides de sensations extrêmes ouvraient les portes des trains en marche et se balançaient au-dessus des rails en s’agrippant à une poignée. Après plusieurs accidents, cette pratique a été délaissée pour réapparaître à la fin des années 2000. A Paris, Berlin, Moscou, Melbourne, New York, Stockholm et Bombay, le toit des métros est alors redevenu un terrain de jeu.
« Le subway surfing, c’est une manière facile de s’échapper de l’ambiance robotique de la ville. » Astoria
Les Parisiens Astoria et Piksu, de la Déjà Vu Collective, ont également traversé le viaduc de Bir-Hakeim, pas sur le toit mais calés entre deux voitures d’une rame. Une performance filmée à la Go Pro, qu’ils ont diffusée sur Instagram. « Le subway surfing, c’est une manière facile de s’échapper de l’ambiance robotique de la ville. Des paysages magnifiques défilent : les bâtiments haussmanniens, la tour Eiffel qui brille dans le ciel bleu… T’as le vent qui siffle et tu entends rien, à part les wagons qui crient sur les rails », explique Astoria.
Les surfeurs de la 6 n’ont pas tous réussi à éviter le pire. Trois accidents mortels ont eu lieu depuis 2015 sur le réseau RATP, le dernier étant survenu le 24 octobre 2017 à la station Bir-Hakeim. Et, en janvier de cette année, un adolescent s’est blessé grièvement en chutant du toit d’une rame.
La RATP assure qu’elle est particulièrement attentive à ce phénomène. Si elle estime que cette « pratique illégale » est aujourd’hui de « faible ampleur », elle craint son émergence « du fait de sa forte visibilité sur les réseaux sociaux ». Et de rappeler qu’elle porte systématiquement plainte lorsque des faits de trainsurfing sont avérés : les contrevenants sont passibles d’une peine d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende.
En Russie aussi
La régie a même lancé, en juin 2018, une campagne de prévention sur Instagram, intitulée #Stoptrainsurfing, avec le cascadeur urbain et influenceur Johan Tonnoir. Celui-ci y multiplie les sauts spectaculaires dans les rues du 16e arrondissement de Paris, jusque sur le toit de la station Passy, où il explique à ses 28 000 abonnés pourquoi il ne fera jamais de trainsurfing. « Parce qu’il y a des choses que je ne vais pas pouvoir contrôler, comme la vitesse du train, un freinage inattendu, un oiseau qui passe et qui me fait perdre l’équilibre. »
« On a poussé le délire jusqu’à improviser un dîner avec une table, des bancs et du vin. » Ikarus
Malgré ces avertissements, les trompe-la-mort n’ont cessé d’affluer, obligeant la RATP à employer les grands moyens. En juillet-août, elle a fermé toutes les stations aériennes de la ligne 6 entre Montparnasse et Trocadéro, afin de rénover ses viaducs, et en a profité pour surélever les grilles aux abords de la station Passy. Avec leurs longues pointes en forme de lances en fer forgé, ces clôtures devraient (en théorie) avoir un effet dissuasif.
Paris n’est pas la seule métropole confrontée au problème. A Melbourne, en Australie, les autorités ne savent plus à quel saint se vouer. Les jeunes s’adonnent au subway surfing, mais aussi au « back riding », qui consiste à faire un trajet accroché à l’arrière d’un train. En 2015, le métro de la ville, le « City Loop », déplorait une centaine de back ridings. En Russie, les acrobaties sur le toit et à l’arrière des trains sont également devenues un problème public. La police a procédé à 1 000 arrestations de surfeurs de train en 2011.
Une mode qui attire également les filles : blonde, masquée, vêtue de noir, la dénommée Kobzarro, 21 ans, s’affiche sur Instagram surfant sur le toit de trains lancés jusqu’à 250 km/h à travers la banlieue enneigée de Moscou. « C’est une philosophie. Quand je fais du train surfing, je me sens absolument libre. Je crée mes propres règles. Personne ne peut me contrôler », dit-elle, bravache, dans une vidéo vue plus de 150 000 fois sur YouTube.
Toute cette petite internationale de surfeurs urbains se connaît par cœur. Mais si certains s’adonnent au subway surfing pour la seule adrénaline, Ikarus, lui, le fait aussi par rébellion. Il est, depuis 2014, membre des Berlin Kidz, qui se sont fait connaître par un film produit par leurs propres soins, mis en ligne en 2015, vu près de 800 000 fois sur YouTube. Ikarus et ses complices y multiplient les actions suicidaires.
« Freiheit »
Sur les toits des S-Bahn, ces trains jaunes qui parcourent l’immense capitale allemande, on les voit faire du vélo, des saltos avant, jongler avec un ballon de foot ou sauter dans la Sprée. « Courir sur les rames, c’était devenu de la routine, raconte Ikarus. Alors, on a poussé le délire à chaque fois un peu plus loin jusqu’à installer une table et des bancs et improviser un dîner avec du vin. »
Comme de nombreux subway surfeurs, les Berlin Kidz pratiquent d’autres disciplines urbaines : le parkour (qui consiste à franchir des obstacles urbains et à sauter sur les toits et les murs), le graffiti, le tatouage, le skateboard et l’urbex (la visite de lieux abandonnés, souvent difficiles et interdits d’accès).
Leur conception du tag comme du subway surfing se veut aussi extrême que politique. Les Berlin Kidz descendent la nuit en rappel le long des façades des immeubles pour y tracer à la bombe de peinture d’énormes inscriptions, dans lesquelles se cachent des messages politiques, le plus récurrent étant « Freiheit » (Liberté). « Nos actions ne sont pas faites pour plaire, mais pour dire aux riches : la ville nous appartient et, nous aussi, on peut vous faire payer », lâche Ikarus.
Originaire de Neukölln, un quartier du sud de Berlin, où vivent nombre d’immigrés du Proche-Orient et des Balkans, il dénonce la gentrification qui y sévit. « Un groupe immobilier étranger a racheté l’immeuble où j’ai grandi, y a augmenté les loyers pour nous foutre dehors et y loger des riches. On veut casser ce système qui rend malade notre planète », argue-t-il. Pour ça, il est prêt à y laisser beaucoup de plumes.
L’un de ses amis a failli perdre la vie lors d’un surf sur le toit d’un métro. Après avoir percuté à pleine vitesse la structure métallique d’un pont, il est tombé dans le coma. « Il s’en est sorti, mais il a perdu 40 % de la vue. Après ça, j’ai arrêté le subway surfing pendant un an », reconnaît Ikarus, encore troublé. Il ne s’est pas trop penché sur les raisons qui l’ont poussé à recommencer. « Je ne sais pas. Peut-être juste parce que c’est tellement grisant… », répond-il après un temps de réflexion. Depuis, il n’a cessé de mettre sa vie en danger.
« C’est ma thérapie »
Pionnier du mouvement, le cascadeur parisien Mister Puma, 43 ans, a commencé le subway surfing en 2008. En cette après-midi d’août, il arrive dix minutes en avance au rendez-vous qu’il a fixé à la station Bercy sur la ligne 6. Débardeur blanc, musculature d’acier, casquette vissée sur la tête, il vient de se réveiller. « Je suis un ermite qui aime la nuit. Un lève-tard », explique-t-il.
Après s’être calé entre deux voitures, il grimpe à mains nues sur le dos de la rame, qui, une fois sortie de terre, passe au-dessus de la Seine avant de finir sa course à la station Quai de la Gare. Pour lui aussi, rien ne remplace le tronçon Passy-Bir-Hakeim. « Le vrai kiff, ce serait de boire du champagne avec ma copine assis sur le toit d’un métro qui passe devant la tour Eiffel », lance-t-il.
Contrairement aux Berlin Kidz, Mister Puma est un oiseau solitaire. Sa démarche n’a rien de politique. Il le reconnaît bien volontiers : il n’est pas fait pour travailler quarante heures par semaine pour un salaire moyen. Sa vie, il la gagne en donnant des cours de boxe et des séances de remise en forme. Quand il a un coup de mou, il va faire du subway surfing. « C’est ma thérapie », dit-il.
Mais Mister Puma sait faire le buzz. En 2014, sa vidéo intitulée Métro Jump, où on le voyait sauter sur le toit d’un métro lancé à 50 km/h entre les stations Anvers et Barbès, sur la ligne 2, a été vue plus de 200 000 fois sur Internet. La performance ne s’était toutefois pas passée comme il l’avait prévue. En chutant sur le toit, il a rebondi sur le dos et s’est cogné la tête. « C’était à un moment de ma vie où j’avais la rage. J’en avais marre de chercher ma place dans ce monde. Il fallait que je le fasse pour me valoriser. »
Ce jour d’été, pas de temps à perdre, il file à Jaurès, sur la ligne 2, où il lui faut trente secondes pour grimper tel un félin sur le toit de la station, un auvent en verre peu épais. Un métro passe, il atterrit dessus « en douceur ». Son truc à lui, c’est de marcher sur les mains sur le toit du métro. Cette figure, il s’y est entraîné plusieurs heures par jour depuis plus de vingt-cinq ans. Un usager l’a vu, avertit le conducteur qui immobilise aussitôt la rame. Mister Puma saute sur le quai et disparaît.
Son troisième « ride » de la journée, il l’effectue entre Stalingrad et Jaurès, debout sur le wagon de tête, menton levé tel César sur son char. Le conducteur d’une rame déjà à quai l’aperçoit, descend de sa cabine et se saisit d’un combiné téléphonique pour donner l’alerte. Mister Puma bondit alors sur le quai, descend les marches de la station sans se presser, se fond dans la masse, avant de disparaître fier comme Artaban.