IL FATTO QUOTIDIANO (ROME)
En Italie, les objets inspirés du régime de Mussolini se vendent comme des petits pains. Le quotidien romain Il Fatto Quotidiano a enquêté sur ce business en se rendant à Predappio, lieu de naissance du dictateur, devenu destination privilégiée de pèlerins nostalgiques.
Il existe un monde parallèle, une galaxie brune, où le temps s’est arrêté et où le fascisme est la seule législation en vigueur. Une législation qui régit la mode, la cuisine, le sport, la littérature, le tourisme et le mode de vie, le tout dans une immense et unique agora appelée Internet. Des bustes de Mussolini, des images du Führer, des écharpes de supporters décorées de faisceaux de licteur, des pâtes, du café et des sachets de sucre à la mémoire du régime fasciste, tout à portée de clic, mais disponible aussi – pour les plus nostalgiques – dans les boutiques du “Luna Park” le plus facho d’Italie, Predappio, la ville où est né et a été enterré “Il Duce”. Un business qui pèse des millions, au point de se retrouver sur des portails grand public comme Amazon ou eBay, et de séduire des marchés et des cultures qui sont à des années-lumière de ce petit bout d’histoire, comme l’Australie, par exemple.
Mais procédons par ordre : est-il vraiment légal de vendre et d’acheter ce type de marchandises ? En Italie, deux textes, la loi Scelba et la loi Mancino, sanctionnent l’apologie du fascisme. La première loi sert surtout à punir ceux qui tenteraient de ressusciter le Parti fasciste, tandis que la seconde condamne essentiellement l’incitation à la haine et à la discrimination. Les définitions sont assez floues, soumises à l’interprétation du juge et souvent inoffensives pour qui trouve légitime de vendre des souvenirs du régime. Résultat, une économie souterraine difficile à chiffrer gagne du terrain en Italie, faisant travailler divers secteurs, drainant capitaux et clients, le tout au nom du Duce.
Chez Alessandro Lunardelli par exemple, producteur frioulan de vins, les bouteilles à l’effigie des dictateurs, Hitler et Mussolini compris, valent 9,90 euros l’unité. Un prix abordable qui renforce leur attrait : “Les Mussolini sont celles qui partent le mieux, plus de 10 000 par an, se félicite le producteur, celles à l’effigie d’Hitler sont surtout demandées à l’étranger.” Un négoce d’import-export en bonne et due forme, en somme, comme pour n’importe quel produit fin de notre terroir. Souvent rangé dans la catégorie vintage, horreur ou folklore, le facho “made in Italy” est un vrai business et pour beaucoup une source de revenus. En tout cas pour Luigi Pompignoli et Valeria Casadei, commerçants dans le village natal du Duce.
Une nostalgie qui pèse 3,5 millions d’euros par an
Ils tiennent deux des principales boutiques de souvenirs fascistes et proposent un peu de tout : des pâtes en forme de faisceaux ou de tête de Duce (5 euros) aux drapeaux et aux écharpes de supporters frappés de la croix gammée (respectivement 15 et 7,5 euros). On peut trouver aussi des bodys pour bébé ornés de slogans fascistes comme “Boia chi molla” [“Mort aux lâches”] (10 euros), sans compter les briquets, casquettes, affiches et autres sachets de sucre sur le même thème. Tout, précise Luigi Pompignoli, est également disponible en gros, afin de répondre aussi bien aux souhaits des entreprises que des particuliers.
Le mur de silence érigé par les commerçants pour protéger leur business ne permet pas de le chiffrer avec précision ; mais on peut en avoir une estimation en se rapportant aux chiffres de la confédération des commerçants locale : les vins du Duce et le tourisme de Predappio pèseraient au minimum 3,5 millions d’euros par an.
“Des épisodes dramatiques, c’est ça l’histoire”
À en croire les chiffres fournis par la commune de Predappio, le facho-business ne connaît pas la crise. La maison natale de Benito Mussolini à Predappio a accueilli 6 000 visiteurs en 2019, pour une moyenne de 5 euros l’entrée. Vient ensuite la villa Carpena (surnommée “villa Mussolini”), visitée par des centaines de touristes. Puis la crypte de la famille Mussolini, qui était sans conteste l’attraction principale avant sa fermeture. “Aujourd’hui, on estime que Predappio accueille 80 000 à 90 000 visiteurs par an, révèle Alberto Zattini, le directeur de Confcommercio Forlì. Mais il faut se replacer dans le contexte : on a tous une histoire, avec des épisodes dramatiques, mais c’est ça, l’Histoire. Ça vaut aussi pour Predappio, qui a connu des horreurs par le passé, mais qui est en même temps un site digne d’intérêt pour beaucoup de touristes du monde entier. C’est pour eux qu’il faut garder des lieux de mémoire ouverts, non pas par nostalgie du fascisme.”
De fait, le village natal de Benito Mussolini peut difficilement se passer de cet afflux continu de touristes, dont le budget journalier s’élève à 40 euros par tête, révèle la municipalité. Difficile de ne pas voir les dérives de ce business sans garde-fou ni censure, qui navigue dans les eaux troubles du Web – à la lisière entre liberté d’expression et apologie du fascisme – et dont les chiffres sont tenus secrets.
Personnaliser les vêtements et “l’attirail du footballeur”
Sur Amazon, des entreprises italiennes comme Itati, spécialisée depuis plus de quarante ans dans la vente de gadgets et de souvenirs, proposent des tabliers, des taies d’oreiller ou des caleçons à l’effigie du “chef d’État Benito Mussolini”. Sans compter les bustes, les pins et les innombrables babioles, mis en vente par des particuliers ou des entreprises. À côté de ces objets de coût modique et de qualité médiocre, il y a ceux proposés par Alfredo Agostini, collectionneur et webmaster du site Cosevecchie.com : dans son catalogue, une plaque à l’effigie de Mussolini est mise à prix 2 190 euros.
La pieuvre brune s’immisce également dans le sport, en particulier le football. La dernière affaire en date concerne un joueur de l’Inter, Cristiano Biraghi. Le 10 décembre dernier, pendant une rencontre contre Barcelone, le footballeur portait des protège-tibias ornés d’un casque de légionnaire romain dans un écusson tricolore – un des symboles de l’extrême droite… mais aussi une référence au film 300. L’équipe et le joueur ont démenti toute référence au fascisme. Mais l’incident nous conduit à évoquer l’une des branches les plus lucratives du facho-business : la personnalisation des vêtements et de “l’attirail du footballeur”.
Des slogans fascistes sur les protège-tibias
Les principales entreprises qui proposent ce service sont au nombre de quatre : GL Sport, Droma Sport, Tackle Sport et Mithra Sport. Toutes personnalisent des protège-tibias et des brassards de capitaine à la demande. Nous leur avons demandé d’écrire “Vincere e vinceremo !” [“Vers la victoire, et nous gagnerons”] et “Boia chi molla”, en lettres blanches sur fond noir, sur quelques vêtements : toutes les quatre ont accepté sans hésiter à inscrire ces slogans fascistes. Les prix vont de 22 à 150 euros (selon le degré de personnalisation et la matière des protège-tibias).
Ce business bien huilé, né de la désinvolture des catégories sociales inférieures, où l’on crie rarement au scandale, s’est étendu aux terrains de foot et aux tifosis du championnat italien : banderoles qui reprennent la police d’écriture du régime, écharpes frappées de la croix gammée ou de slogans fascistes, autocollants, casquettes et t-shirts à l’effigie de Hitler ou de Mussolini (comme on en a retrouvé lors de perquisitions chez des supporters de la Foggia ou de la Juventus). Le tout en vente libre ou sur des groupes privés sur Facebook et Twitter.
Un réseau social russe “refuge” de l’extrême droite mondiale
Ces deux réseaux sociaux recèlent une multitude de pages, de comptes et de liens proches de l’extrême droite et du mouvement fasciste : d’après l’Anpi [l’Association nationale des partisans italiens, qui perpétue le souvenir de la lutte contre les fascistes], on dénombre au total 962 comptes Twitter et 4 600 pages Facebook. Comme si ça ne suffisait pas, la (longue) procédure d’expulsion engagée contre ces groupes sur ces deux plateformes a poussé des partis comme Forza Nuova et CasaPound à rejoindre le réseau social russe VKontakte, refuge de l’extrême droite mondiale, plus difficile à censurer.
À la marge de ces réseaux fascisants gravitent par ailleurs des mouvements étudiants comme Azione universitaria, Aliud, Azione studentesca et le Fuan [Front universitaire d’action nationale], qui dessinent une nouvelle ramification de la galaxie fasciste : celle de la culture et des livres.
La maison d’édition Altaforte (dont le directeur, Francesco Polacchi, s’est déclaré publiquement fasciste) a pris sous son aile plusieurs petits éditeurs proposant un vaste catalogue sur le régime fasciste : bandes dessinées d’auteur, romans graphiques, essais, calendriers… Best-sellers de la maison Gamma 3000, les almanachs à l’effigie de Mussolini sont ainsi tirés chaque année à quelque 10 000 exemplaires – on peut les commander ou bien les acheter en kiosque au prix de 9,90 euros. Illustration d’un business qui, malgré un héritage inquiétant, ne connaît pas la crise. Même en 2020.
Pietro Mecarozzi
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Source
Il Fatto Quotidiano
ROME https://www.ilfattoquotidiano.it
Lancé en 2009 par Antonio Padellaro, ex-directeur du quotidien de gauche L’Unità, Il Fatto quotidiano rassemble des plumes venues de tous les horizons de la presse italienne.
Il Fatto a toujours marqué son indépendance, refusant des fonds que l’État alloue chaque année à la presse italienne. Les éditeurs du journal ont donc fondé une coopérative pour le financer.
Le quotidien s’intéresse surtout à la politique interne italienne et est souvent considéré proche des positions du Mouvement 5 Etoiles.
La diffusion en 2018 était de 29 000 éxemplaires papier, plus 13 000 abonnements numériques.