PROSPECT (LONDRES)
Vendredi 31 janvier, un pays meurtri par près de quatre années d’attente vivra son dernier jour dans l’Union européenne. Ardent promoteur du Brexit, Tim Martin réussit pourtant l’improbable pari de réunir les Britanniques de tous horizons, europhiles et eurosceptiques, riches et pauvres, étudiants et étrangers, dans ses pubs Wetherspoon. Avec quelle recette ?
À 17 heures en ce morne mercredi soir de novembre, à la sortie des bureaux, c’est la ruée au Shakespeare’s Head, dans le centre de Londres, l’un des 875 établissements de la chaîne de pubs JD Wetherspoon disséminés dans tout le pays. Il y a là des étudiants américains buvant des pintes de Coca-Cola avec des nachos, deux grandes tablées de patriarches en costume sombre sirotant leurs bières, un métallo polonais dégustant un filet de rouget accompagné d’un cocktail, trois Asiatiques tirés à quatre épingles en pull léger et coupe de cheveux élégante, des bobos en pantalon 7/8 mordant dans des hamburgers, un couple d’Espagnols tirant timidement ses valises à roulettes dans le brouhaha, et un vendeur de journaux passé faire un tour aux toilettes…
Entre les trois machines à sous, le tapis rouge légèrement défraîchi à volutes et motifs fougères et les banquettes de chêne isolées de panneaux vitrés rustiques, des éclats de rire fusent de toutes parts. Il ne reste plus une seule table de libre. Au beau milieu de tout ce monde, on reconnaît au premier coup d’œil Tim Martin devant le bar, avec sa crinière argentée et son 1,95 mètre. En jeans et polo, il plaisante avec une serveuse légèrement crispée, qui se demande si elle doit vraiment facturer son café au président et fondateur de la chaîne. “Vous n’avez même pas droit à la remise employé ?” le taquine-t-elle. “Même pas, réplique-t-il sèchement. Il n’y a aucune justice dans cette boîte !”
Un logo Wetherspoon indique la présence d’un pub de la chaîne, dans le centre de Londres. REUTERS/Toby MelvilleUn logo Wetherspoon indique la présence d’un pub de la chaîne, dans le centre de Londres. REUTERS/Toby Melville
L’enseigne Wetherspoon est une présence familière dans les centres-villes britanniques depuis déjà un certain temps, mais ces dernières années ses pubs ont acquis une nouvelle dimension, bâtie autant sur la renommée que sur la polémique. Ce qui s’explique à la fois par les prix défiant toute concurrence des consommations que par la personnalité de Tim Martin, l’un des hommes d’affaires les plus célèbres de Grande-Bretagne, archétype du patron de pub revêche, incarnant à lui seul une armée de Brexiters. À l’heure où les villes se gentrifient irrésistiblement et où les pubs ferment les uns après les autres, sa chaîne est un peu devenue le dernier bastion de la sociabilité ouvrière et en même temps un rendez-vous culte des étudiants et de la jeunesse branchée. Elle ne fait certes pas l’unanimité, mais elle n’en est pas loin, en ceci qu’elle fédère des individus extrêmement divers dont les chemins n’auraient jamais dû se croiser.
Plus à son aise au pub qu’à la bibliothèque
Il est désormais banal d’entendre dire que la Grande-Bretagne est en proie à de déplorables guerres d’usure culturelles qui déchirent le pays. Le Brexit aurait achevé de briser une nation déjà divisée par des décennies de thatchérisme, d’austérité et d’inégalités. Ces gens-là ne sont pas censés fouler les mêmes tapis. Or la cohue bigarrée qui se retrouve dans un pub Wetherspoon reflète une tout autre réalité. Comment une chaîne de pubs a-t-elle pu réussir pareil exploit ?
Pour Tim Martin, l’aventure a commencé en 1979 dans un pub et un pays totalement différents. Margaret Thatcher venait d’être élue et Martin, qui avait alors 24 ans, révisait sans grand enthousiasme ses partiels de droit. Ayant passé toute son enfance à voyager pour suivre son père, représentant pour Guinness, il se sentait plus à son aise dans un pub qu’à la bibliothèque de la fac de droit. Il en découvrit un qui brassait une vraie bière tout à fait honorable, le Marler’s, à Londres, et y prit ses habitudes. Quelques mois plus tard, le patron vendit l’établissement au jeune entrepreneur en herbe et, le 9 décembre 1979, le Martin’s Free House ouvrit ses portes, pour être rebaptisé quelques mois plus tard Wetherspoon.
Un personnage volontiers exubérant
En treize ans, Martin racheta 43 autres pubs. Il en possédait cinq cents en 2001, et une centaine de plus l’année suivante. Alors que, depuis vingt ans, de plus en plus de pubs mettent la clé sous la porte au Royaume-Uni, Wetherspoon n’a cessé de se développer. Quarante ans après l’achat du Marler’s, la chaîne possède 875 pubs, 50 hôtels, et compte 42 000 employés.
Elle envisage par ailleurs d’investir 7 millions de livres [8,2 millions d’euros] pour créer un musée Wetherspoon. Chaque établissement est décoré de photos historiques du quartier dans lequel il est implanté et de toute une panoplie d’objets locaux. Le personnage public de Martin, volontiers exubérant, contribue à démentir l’image de Wetherspoon, perçue par ses détracteurs comme une chaîne sans âme qui uniformise les centres-villes, dans un secteur d’activité où cette qualité insaisissable qu’est le “cachet” est essentielle.
“Les pubs doivent avoir une personnalité marquée, une authenticité, une âme, m’explique Martin autour d’un café au Shakespeare’s Head. La grande majorité des locaux que nous avons repris n’étaient pas des pubs, et nous nous efforçons donc de nous insérer dans le tissu du quartier, de trouver un lien avec le bâtiment, ou avec les gens du quartier.”
Le groupe rachète et restaure de pretigieux bâtiments
Pour ce faire, le groupe s’attache également à racheter, à restaurer et à transformer de prestigieux bâtiments historiques – dont beaucoup sont inscrits au patrimoine : de magnifiques salles de cinéma et de théâtre Art déco, l’ancienne salle des coffres d’une banque à Glasgow, un entrepôt (classé monument historique) des docks de Canary Wharf, plusieurs banques dans la City de Londres, une piscine victorienne et une ancienne station de pompage à Sheffield, et une église du XIXe siècle à Ayr, en Écosse.
Martin est le genre de patron pour le moins impliqué : le Shakespeare’s Head est le troisième pub qu’il vient visiter aujourd’hui. Il s’est donné pour objectif d’en inspecter au moins une dizaine par semaine – sans jamais se faire annoncer –, préparant ses tournées depuis chez lui, à Exeter, dans le sud-ouest de l’Angleterre, sur une carte présentant tous ses établissements.
Sur les murs de son bureau, Martin a placardé une série de maximes, tirées de livres de management ou de son invention. Sa préférée est celle de Rose Blumkin, une émigrée sans le sou qui, à la fin des années 1930, a fondé [la chaîne nord-américaine d’ameublement] Nebraska Furniture Mart : “Vendre bon marché et dire la vérité.” Force est d’admettre que la première partie de cette devise a plutôt réussi à Wetherspoon, mais qu’en est-il de la vérité ?
Tournée des pubs pour promouvoir le Brexit
L’entreprise est à n’en pas douter fidèle à la vérité de son PDG : presque personne n’ignore que la chaîne est dirigée par un farouche partisan du Brexit dur – outre ses passages réguliers dans les médias, Martin est monté à la tribune aux côtés de Nigel Farage, est intervenu dans les meetings du Parti du Brexit, a posé devant les objectifs avec Boris Johnson, et a donné 200 000 livres [243 000 euros] pour financer la campagne du “Leave” avant le référendum de 2016. Mais il se peut que seuls ses clients soient conscients de l’ampleur de la propagande antieuropéenne qu’il orchestre dans ses pubs. Même après le référendum, il martelait sur tous les supports son message en faveur d’une sortie de l’Europe : dans ses éditoriaux du Weatherspoon News, et sur des tracts et cartes plastifiés déposés sur toutes les tables de ses établissements, avec l’avertissement suivant : “Voici l’augmentation que subiront vos consommations si nous ne quittons pas correctement l’UE.”
Pendant l’hiver enfiévré de 2018, il s’est lancé dans une tournée de ses pubs, enchaînant cent dates pour défendre directement auprès de ses clients un Brexit sans accord. C’était, de son propre aveu, ce qu’il a fait de plus difficile dans sa vie. “J’étais hanté par cette impression qu’en allant parler dans un pub où tout le monde ne serait pas nécessairement d’accord avec moi, j’empiétais sur la sphère privée des gens.” Cette inquiétude l’a poussé à s’entourer d’agents de sécurité pour ses trente dernières réunions, mais dans l’ensemble la clientèle, qu’elle fût favorable ou non à la sortie de l’UE, a plutôt apprécié. “Je pense que les bonnes décisions sont fondées sur le débat – et c’est d’ailleurs ce qui fait le succès des démocraties. Les démocraties ont l’air bien mouvementées, me diriez-vous, mais regardez ce qu’il se passe ici : malgré tous ses défauts, le Royaume-Uni est un pays sacrément prospère.”
Les milennials mal payés séduits par les petits prix
Avec un patron aussi notoirement pro-Brexit que Martin, ou pourrait s’étonner que les Wetherspoon soient aussi courus des milléniaux et des jeunes de la génération Z, nés à partir de 1997. L’explication évidente tient aux prix défiant toute concurrence. Mais l’attrait qu’exercent ces pubs sur la jeunesse britannique va bien au-delà des prix et des menus : il y a quelque chose dans leur apparente authenticité – cette version universelle et uniformisée de l’authenticité au rabais – qui tranche avec le côté artisanal des restaurants éphémères et les bars alternatifs branchés qui ont saturé le secteur de la restauration dans les grandes villes et les villes universitaires. Cela étant, on ne saurait ignorer l’argument économique : les bobos de la génération Y [nés entre les années 1980 et le milieu des années 1990] ont beau avoir fait des études supérieures, être de gauche et plaider pour le maintien dans l’Europe, comme la “clientèle ouvrière traditionnelle” de la chaîne, ils sont mal payés et louent de minuscules appartements.
La portée politique des blagues de la jeunesse de gauche appelant à “nationaliser Weatherspoon” a trouvé une expression plus concrète en octobre 2018, quand les employés de deux pubs de Brighton ont voté la grève pour protester contre les bas salaires. Un mois plus tard, ils brandissaient en trophée une augmentation du salaire horaire – qui n’atteignait toutefois pas les 10 livres [11,75 euros] qu’ils revendiquaient. Martin, qui avait alors accusé les grévistes de pratiquer la “diplomatie de la canonnière”, est aujourd’hui plus conciliant. “Les pubs étaient peut-être confrontés à des problèmes qui n’avaient pas été identifiés, concède-t-il. Les gens sont libres de faire grève s’ils le souhaitent – je ne pourrai légitimement pas trouver grand-chose à y redire. Mais je pense que tout ce qui oblige une entreprise à se regarder dans la glace ne peut lui faire que du bien.”
Un fossoyeur des petits pubs ?
L’un de ces grévistes, Alex McIntyre, 20 ans, assure que les conditions de travail sont maintenant meilleures et que la direction est plus attentive aux problèmes, comme les pannes de climatisation qui ont provoqué des malaises chez plusieurs employés lors de la canicule de l’été dernier. Mais son salaire ne lui permet toujours pas de joindre les deux bouts, ajoute-t-il : dans une ville aussi chère que Brighton, il dépense les deux tiers de sa paie en loyer, comme beaucoup de ses collègues. “Ce n’est pas tenable, d’autant moins que l’entreprise engrange de coquets bénéfices.” Il reste néanmoins attaché à son pub et à son travail. “C’est un lieu de rencontre pour la communauté, pour toutes sortes de gens qui travaillent. Tous mes amis de gauche se retrouvent tous les jours au Whetherspoon”, s’amuse-t-il.
Selon un rapport de 2018 du Bureau britannique de la statistique (ONS) intitulé Les Économies de la bière, le nombre de bars et de pubs au Royaume-Uni est passé de 52 500 en 2001 à 38 815 l’an dernier. Un pub mettrait la clé sous la porte toutes les douze heures. Wetherspoon a inversé cette tendance. Par sa politique de prix modiques, elle a certainement accru la pression sur les petits pubs indépendants, mais Martin nie catégoriquement que sa chaîne soit en train de les tuer. Selon lui, c’est surtout dans les banlieues et les petits villages que les pubs ferment, alors que Wetherspoon axe son marché sur les centres-villes. La réalité est un peu plus compliquée. Dans toutes les grandes villes, sous l’effet conjugué de la gentrification et de l’interdiction de fumer, on voit de plus en plus de pubs ouvriers traditionnels où se réunissaient les “vieux du quartier” transformés en gastropubs exorbitants, lorsqu’ils ne sont pas tout bonnement fermés pour être reconvertis en logements.
Une diversité réjouissante
Dans la mythologie officielle de Wetherspoon, Martin se serait inspiré du pub idéal tel que l’avait imaginé George Orwell, le fameux “Moon Under Water” – nom que se sont approprié plus d’une douzaine d’établissements de l’écurie Wetherspoon. Bien sûr, l’article romantique d’Orwell publié en février 1946 dans l’Evening Standard a un peu vieilli. De nos jours, un pub n’est plus tenu d’aménager des espaces distincts pour “le bar public, le bar de salon, le bar pour dames, la salle à manger à l’étage et une bouteille et une cruche pour ceux qui sont trop timides pour acheter leur bière en public.” Mais à ce détail près, Martin a repris à son compte les grands principes d’Orwell – à commencer par l’absence de musique – et l’idée selon laquelle le pub de quartier est un bien commun.
On pourrait aisément accuser Wetherspoon de dénaturer une institution culturelle éminemment britannique qui se meurt. Aisément reprocher à Martin, aussi, de mener sa propagande acharnée pour un Brexit sans accord à chaque table de chacun de ses 900 établissements. Et tout aussi aisément rappeler que les employés de Wetherspoon devraient pouvoir payer leur loyer, le dîner et le coiffeur.
Au-delà de ces critiques, force est de reconnaître que, depuis quelques années, quelque chose de singulier est apparu – par hasard ou à dessein – au sein de cette chaîne de pubs. Si l’on part du principe que l’espace du pub reflète la société qui l’entoure, la diversité réjouissante et de plus en plus rare de la clientèle de Wetherspoon est un point positif. Une simple virée dans n’importe quel pub de la chaîne suffirait à nous convaincre que les guerres culturelles dont on nous dit qu’elles déchirent la Grande-Bretagne ne sont que superficielles. À moins que ce ne soit la bière bon marché qui me monte à la tête.
Dan Hancox
Source
Prospect
LONDRES http://www.prospect-magazine.co.uk/
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