La double explosion de Beyrouth touche un pays en pleine décomposition
Par Benjamin Barthe, Beyrouth, correspondant - Le Monde
La monnaie nationale est en chute libre, la classe moyenne en plein effondrement et les institutions étatiques à la dérive. C’est aujourd’hui tout le modèle libanais qui paraît imploser.
Le Liban n’est plus au bord du gouffre, il est tombé dedans. C’est l’impression que donne le pays du Cèdre au lendemain de la gigantesque déflagration qui a dévasté Beyrouth, mardi 4 août. L’explosion, qui a fait au moins 78 morts et a été ressentie une dizaine de kilomètres a la ronde, survient dans un contexte de crise sans précédent. La monnaie nationale est en chute libre, la classe moyenne en plein effondrement et les institutions étatiques à la dérive. L’énorme champignon de fumée noire qui s’est formé, mardi, vers 18 heures, au-dessus du port de Beyrouth, est le triste symbole d’un système qui implose. Il signale la faillite du modèle qui devait permettre la reconstruction du Liban après la guerre civile (1975-1990) et qui l’a conduit au contraire à sa perte.
Quelques heures avant la détonation, en milieu de matinée, des dizaines de manifestants avaient tenté de forcer l’entrée du ministère de l’énergie, pour protester contre les coupures de courant qui pourrissent le quotidien des Libanais. Trois, cinq, dix heures par jour, voire plus encore : la durée du black-out dépend du lieu ou l’on vit et de l’efficacité du « motor », le générateur de l’immeuble ou du quartier, censé pallier les mesures de rationnement de la compagnie nationale d’électricité. Cette institution, gouffre financier et temple du clientélisme, témoigne de la déliquescence croissante de l’appareil d’Etat. Tous les gouvernements qui se sont succédés ces trente dernières années ont promis de réformer le secteur électrique, à l’origine aujourd’hui de 40 % de la dette du pays. Et aucun n’y est parvenu.
Toujours ce même mardi, vers 17 h 30, soit quelques minutes avant le chaos total, le ministre de l’intérieur avait rappelé les dates et les horaires de la prochaine phase de reconfinement, entre le 6 et le 10 août. Très peu touché au printemps par l’épidémie de coronavirus, le Liban est confronté à une deuxième vague plus violente. Au rythme de contamination actuel (autour de 200 nouveaux cas par jour), le système de santé du pays promet d’être très rapidement submergé. Sur les 23 lits aménagés pour les malades du Covid-19 en situation critique au sein de l’hôpital public Rafik Hariri, 19 sont déjà occupés. Or, cet établissement est le seul véritablement engagé dans la lutte contre la pandémie. Les autres hôpitaux publics du pays, parents pauvres du budget de l’Etat, n’ont pas les moyens, ni en équipements, ni en personnel, pour y faire face. Quant aux centres de soin privés, qui sont les plus nombreux et les plus performants, la plupart répugnent à traiter des personnes infectées, de peur de perdre la clientèle hors-Covid-19.
Dysfonctionnements criants
Le modèle politique confessionnel qui régit le Liban a échoué a remédier à ces dysfonctionnements criants. Censé assurer la juste représentation de toutes les communautés religieuses du pays, ce système a été perverti par leurs responsables, souvent d’anciens chefs de milice, indéboulonnables depuis trente ans. Alors que l’accord de Taef, qui a mis fin a la guerre, prévoyait une transition vers un Etat civil, une forme de vétocratie s’est progressivement mise en place. Les oligarques au pouvoir ne cessent de se mettre des bâtons dans les roues de peur de perdre leur position dominante. Les membres de ce cartel n’arrivent à se mettre d’accord sur rien, sinon sur la préservation de leurs intérêts.
Cette attitude est aussi à l’origine de la catastrophe économique qui s’est abattue ce printemps sur le Liban. Parce qu’elle en profitait largement, notamment via ses participations dans le capital des banques, la classe politique n’a pas voulu réformer le système de financement de l’Etat, à base de dépôts a la banque centrale et de bons du Trésor rémunérés à des taux astronomiques. Cette pyramide de Ponzi a fini par s’effondrer, enclenchant une pénurie de billets verts, qui a fait perdre à la monnaie nationale, la livre libanaise, 80 % de sa valeur en quelques mois. En réaction, les prix des biens de consommation courante se sont envolés, avec une inflation mesuré à 90 % en glissement annuel en juin. Le contrôle des capitaux instauré de facto par les banques a achevé d’anéantir le pouvoir d’achat des Libanais. Le taux de pauvreté, estimé a 35 % de la population à l’automne, tutoie désormais la barre des 50 %.
La classe moyenne libanaise, considérée comme la plus riche et la mieux formée du Moyen-Orient, est la grande perdante de la crise. Le trentenaire, professeur à l’université, qui gagnait l’équivalent de 4 000 dollars par mois l’année dernière, n’en touche plus que 800 environ. Cette catégorie socioprofessionnelle gâtée, habituée à voyager plusieurs fois par an et à rouler dans des 4 x 4 rutilants, songe à retirer ses enfants des écoles privées qu’ils fréquentaient jusque-là et à les inscrire dans le public, un signe de déclassement cruel au Liban.
Un certain mode de vie à la Libanaise, jouisseur, dispendieux et insouciant, qui avait tant fait pour la réputation du pays du cèdre à l’étranger, est à l’agonie. Du fait de la dégringolade de la livre et des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus, des centaines de bars, de discothèques et de restaurant ont été obligés de fermer. Le tourisme, pilier de l’économie locale, est sinistré, tout comme le secteur bancaire, un autre point fort du pays. Celui-ci aura le plus grand mal à rebâtir sa crédibilité après les mesures de plafonnement des retraits et d’interdiction des transferts édictées ces derniers mois. Au-delà de son économie ou de son système politique, c’est la raison d’être du Liban, sa vocation régionale, comme pôle de services, trait d’union entre l’Europe et le monde arabe, qui est en crise et qui est à reconstruire.
C’est pour cela que le cataclysme du 4 août sera si douloureux. Il percute un édifice déjà chancelant. Il assomme une population à bout de forces. La capacité du Liban à encaisser ce genre de calamités touche à son terme.