Le sport, arme de séduction massive pour l’Arabie saoudite
Par Elisabeth Pineau
A l’image du Dakar, organisé pour la première fois dans le pays du 5 au 17 janvier, le royaume développe une stratégie sportive tous azimuts, après l’avoir longtemps négligée.
« Un défi pour ceux qui partent. Du rêve pour ceux qui restent. » Quarante-trois ans après, la devise imaginée par Thierry Sabine à la création du Paris-Dakar est plus que jamais d’actualité, à en croire ses nouveaux hôtes. Après avoir sillonné l’Afrique pendant vingt-neuf ans puis l’Amérique du Sud lors de onze éditions, le rallye-raid d’Amaury Sport Organisation (ASO) plante son décor dans le Golfe.
Du 5 au 17 janvier, la première édition en Arabie saoudite mènera les 351 engagés des rives de la mer Rouge aux terrains montagneux du nord, des rochers de la vallée d’Al-Ula au désert inhospitalier de l’Empty Quarter, dans le sud, l’une des plus grandes étendues de sable au monde. « Dans l’ADN du Dakar, il y a toujours eu la découverte de nouveaux territoires et de populations. C’est un terrain sportif inégalé », justifie Yann Le Moenner, directeur général d’ASO.
En signant un bail de cinq ans pour accueillir la course reine du rallye-raid sur son sol, Riyad s’achète une crédibilité sportive. Et met la gomme tous azimuts. Du 8 au 12 janvier, Djedda doit accueillir la Supercoupe d’Espagne de football (demi-finale et finale), avec le Real Madrid et le FC Barcelone notamment, après celle d’Italie, organisée trois semaines plus tôt. Viendront ensuite un tournoi de golf, le Saudi International (du 30 janvier au 2 février), puis le Saudi Tour (du 4 au 8 février), nouvelle épreuve cycliste lancée par ASO, et enfin, le 29 février, la Saudi Cup, course hippique.
A la fin de 2019, des bolides de Formule électrique avaient sillonné les rues de Diriyah, dans la banlieue de la capitale, théâtre de la revanche du boxeur britannique Anthony Joshua sur l’Américain Andy Ruiz Jr dans une enceinte éphémère qui a ensuite servi à une exhibition de tennis où se sont notamment pressés Stan Wawrinka, Daniil Medvedev, Lucas Pouille et Gaël Monfils.
« Donner à voir une vitrine plus positive »
A défaut de voir ses sportifs briller – 3 médailles aux Jeux olympiques en onze participations, aucune en or –, Riyad veut rattraper son retard sur les Emirats arabes unis et, surtout, le Qatar, le voisin honni avec lequel il a suspendu, en juin 2017, ses relations diplomatiques et commerciales, l’accusant de « soutenir le terrorisme ».
« S’il y a quelques années, le fait d’associer sport et Arabie saoudite était incongru, cet investissement est de plus en plus en train de s’ancrer, avec des “gros coups”, relève Carole Gomez, chercheuse en géopolitique du sport à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Derrière, il y a une volonté de diversification de l’économie, très liée à la manne énergétique. Et le souhait de donner à voir une vitrine plus positive à l’international. »
Ces ambitions s’inscrivent dans le plan de réformes « Vision 2030 » lancé en 2016 par le prince héritier Mohammed Ben Salman, dit « MBS », et destiné à préparer l’après-pétrole. Dernière illustration de l’opération séduction, depuis fin septembre 2019, Riyad délivre des visas aux touristes, jusque-là l’apanage des pèlerins de La Mecque, des expatriés et des hommes d’affaires.
En jouant la carte du soft power, la pétromonarchie tente de se racheter une image, entachée par la guerre au Yémen et l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, et plombée par la question des droits humains. « Quoi de mieux qu’un Dakar ou un tour cycliste pour montrer les richesses naturelles de son pays et développer une image de carte postale ? », résume Raphaël Le Magoariec, doctorant à l’université de Tours, qui prépare une thèse sur les politiques sportives des pays du Golfe.
Une stratégie de « sportwashing » qui détourne opportunément le regard, dénoncent les organisations des droits de l’homme. « Nous n’appelons pas au boycott, mais ces événements sportifs ne doivent pas cacher le bilan désastreux du Royaume en matière de droits humains, rappelle Katia Roux, d’Amnesty International France. Les autorités saoudiennes répriment de manière systématique toutes les voix critiques et procèdent à des arrestations arbitraires. Par ailleurs, ça reste l’un des pays où l’on exécute le plus au monde. »
A grands coups de pétrodollars
Pour rafler la mise et se muer en vaste terrain de sport, le Royaume n’est pas regardant au moment de sortir le carnet de chèque. A grands coups de pétrodollars, il convainc les organisateurs de revoir leurs plans pour délocaliser les compétitions.
Pour le Dakar, on parle d’une rente annuelle de 15 millions d’euros contre 1,8 à 4,5 millions selon les pays quand la course se disputait en Amérique du Sud. Pour s’offrir la Supercoupe d’Espagne pour trois ans à Djedda, il en aurait coûté 120 millions d’euros, selon le quotidien espagnol As.
Plus de 100 millions de dollars (environ 90 millions d’euros) auraient été mis sur la table pour accueillir le « clash des dunes » entre les boxeurs Joshua et Ruiz Jr le 7 décembre 2019. Quant à la Saudi Cup, elle est devenue la course d’équitation la plus richement dotée (20 millions de dollars, dont 10 millions pour le vainqueur), détrônant la Pegasus Cup aux Etats-Unis.
« Ils disposent d’une telle manne qu’ils investissent massivement dans de grandes compétitions, mais tout est fait de manière soudaine, ça manque de visibilité à long terme, constate Raphaël Le Magoariec. Au contraire du Qatar, qui a fait appel à tout un panel d’acteurs du sport pour développer sa stratégie sportive. »
Avec de tels cachets, rares sont les sportifs, comme le golfeur nord-irlandais Rory McIlroy, à boycotter les événements sur le sol saoudien. Fin 2018, un match exhibition prévu à Riyad entre Rafael Nadal et Novak Djokovic avait été annulé au dernier moment en raison d’une blessure providentielle de l’Espagnol. Loin d’abandonner l’idée, Riyad a convié huit autres stars du tennis trois jours à Dariya, mi-décembre 2019, avec à la clé 3 millions de dollars de dotation.
« Quand la proposition m’a été faite, je me suis posé la question [d’y aller ou pas] vu le contexte politique. Mais l’aspect sportif est passé au-dessus, j’ai plus vu ça comme une belle opportunité de préparer la saison », convient le joueur belge David Goffin. Mêmes éléments de langage chez Lucas Pouille. « De ce que je sais, le sport en Arabie saoudite a vraiment commencé à aider et inspirer les gens. Je reste un joueur de tennis, pas un politicien », déclare le Français.
Disneyland du sport
« On fait comme si c’était un territoire comme les autres, déplore Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’homme. C’est de la responsabilité des investisseurs sportifs de savoir s’ils peuvent accepter cet argent et, surtout, si l’esprit du sport qu’ils véhiculent peut être librement exprimé à ces moments-là. »
Les organisateurs du Dakar, eux, assurent ne pas avoir nourri de crainte de voir leur image pâtir. « Nous n’avons pas émis de réserves, mais nous leur avons posé des questions légitimes. Pour voir si on était en phase sur la partie sportive, mais aussi pour savoir si les femmes pouvaient participer à l’épreuve, rétorque Yann Le Moenner, le directeur général du Dakar. Toutes les réponses n’ont fait que renforcer notre volonté d’avancer avec eux dans ce projet, qui va au-delà du rayonnement du territoire. »
Le développement du sport répond aussi à des considérations sociales : satisfaire les attentes d’une population jeune – 70 % des 30 millions de Saoudiens ont moins de 30 ans – lassée des archaïsmes du royaume wahhabite. Mais aussi de santé publique. Le président de l’Autorité générale des sports, Abdulaziz bin Turki Al Saud, s’en ouvrait récemment à la BBC : « En 2015, seulement 13 % des Saoudiens pratiquaient une activité sportive une demi-heure ou plus par semaine. L’objectif est d’atteindre les 40 % d’ici à 2030. »
L’ancien pilote automobile espère faire sortir du sable un nouveau circuit de formule 1 à proximité d’Al-Qiddiya, région semi-désertique qui doit devenir d’ici trois ans le Disneyland saoudien du sport. Et songe déjà aux nouveaux terrains de jeu qui accompagneront la construction ex nihilo de Neom, mégapole futuriste de la taille de la Bretagne, projet estimé à 500 milliards de dollars.
« En matière d’accueil d’événements sportifs, le ciel est notre limite », se targue Abdulaziz bin Turki Al Saud. D’ici là, le Royaume brûle de voir dissipés les épais nuages qui assombrissent sa diplomatie.