Par Clémentine Goldszal
Ils sont coordinateurs d’intimité. Leur mission : planifier et encadrer les scènes de sexe pendant les tournages, en s’assurant que la dignité des actrices est respectée. Nombreux sont ceux qui, dans une industrie traumatisée par l’affaire Weinstein, ne veulent plus s’en passer.
Elles ne sont ni cascadeuses ni maquilleuses. Pas plus productrices, réalisatrices ou régisseuses plateaux. Mais depuis quelque temps, sur les tournages hollywoodiens, elles sont de plus en plus nombreuses. Les équipes techniques se sont habituées à leur présence à leurs côtés, à les voir vérifier que tout se passe comme prévu dans le script. « Lorsqu’un réalisateur dit : “Et là, il lui attrape les nichons”, je suis là pour lui rappeler que nous sommes au travail, explique l’une d’entre elles, Alicia Rodis. Quand j’entends : “Il la baise”, j’encourage l’équipe à reformuler et à préciser, pour que les acteurs sachent exactement où ils vont. »
Cette grande blonde originaire de l’Ohio a travaillé sur les séries The Deuce, Crashing, Watchmen et, plus récemment, sur le téléfilm Deadwood. Son métier ? Coordinatrice d’intimité. Une profession très en vogue à Hollywood, majoritairement féminine, dans une industrie traumatisée par l’affaire Weinstein. Le secteur s’est mis à relire l’histoire du cinéma, à l’exemple de la fameuse scène de sodomie subie par Maria Schneider sur le tournage du Dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci. Ce qui avait pu passer pour le coup de génie d’un réalisateur excentrique se révélait être du harcèlement sexuel, autorisé par la promesse d’une scène d’anthologie.
Le cinéma des années 1970 n’est pas le seul coupable. En novembre, l’une des stars de Games of Thrones, Emilia Clarke (alias Daenerys Targaryen), évoquait, dans le podcast « Armchair Expert » des acteurs Dax Shepard et Monica Padman, les pressions qu’elle avait subies sur le tournage de la première saison de la série. « Je me suis retrouvée complètement nue devant tous ces gens sans savoir ce que j’étais supposée faire », confiait-elle. Par la suite, l’actrice a appris à dire non, au prix de disputes avec la production qui lui glissait qu’elle risquait de « décevoir [s]es fans ». « Je leur ai dit d’aller se faire foutre », concluait-elle, bravache.
Malaise en coulisses
Même lorsque aucune menace n’est proférée, le tournage peut être un lieu de malaise. Gabrielle Carteris, comédienne connue pour son rôle d’Andrea Zuckerman dans la série Beverly Hills 90210, préside aujourd’hui le SAG-Aftra, le principal syndicat d’acteurs d’Hollywood, fort de 160 000 adhérents. Elle confirme avoir vécu ce genre de pression : « S’il est écrit “ils s’embrassent” dans le scénario et qu’en arrivant sur le plateau on s’aperçoit que la scène a été modifiée, il est très difficile de dire non devant toute l’équipe, explique-t-elle. Vous voulez être pro. En plus, on vous met la pression en vous disant : “Tout le monde le fait.” Or, être pro, c’est souvent faire le job sans poser de question. C’est donc formidable d’avoir quelqu’un sur place qui vous soutient et qui peut porter votre voix auprès du réalisateur si besoin. »
« QUAND L’AFFAIRE WEINSTEIN A ÉCLATÉ, TOUT LE MONDE S’EST RENDU COMPTE DE L’IMPORTANCE DE CRÉER UN CADRE SUR LES PLATEAUX. » CLAIRE WARDEN, COORDINATRICE D’INTIMITÉ
Le mouvement #metoo a contribué à favoriser l’émergence au cinéma de ces coordinateurs d’intimité, qui, depuis quelques années, exerçaient dans le monde du théâtre, où ils aidaient à chorégraphier les scènes dénudées pendant les répétitions. En juin 2017, quelques mois avant #metoo, un reportage du New York Times se penchait pour la première fois sur ce métier. On y découvrait le travail de Tonia Sina, cofondatrice, en 2016, de Intimacy Directors International (IDI), l’agence de coordinateurs d’intimité la plus en vue du moment.
Formée sur les planches, Tonia Sina a commencé à s’intéresser au sujet alors qu’elle rédigeait une thèse de pédagogie théâtrale (soutenue en 2006), intitulée « Rencontres intimes, mettre en scène l’intimité et la sensualité ». Après avoir exercé en tant que chorégraphe de scènes de combat, Tonia Sina a mis au point une méthode, « Intimacy for the stage », qui fait référence dans un métier encore complètement autorégulé.
L’Anglaise Claire Warden officie elle aussi sous la bannière IDI. Il y a deux ans, après avoir lu l’article du New York Times, elle a décidé de mettre à profit son expérience d’actrice et de chorégraphe de scènes d’action en devenant coordinatrice d’intimité. « Avant #metoo, sur les plateaux et en répétition, on me demandait souvent mon avis sur les scènes de sexe, mais il n’existait pas de protocole précis, raconte-t-elle. Et puis l’affaire Weinstein a éclaté, et tout le monde s’est rendu compte de l’importance de créer un cadre pour encourager des conversations claires. » Au cours de sa formation avec IDI, Claire Warden a assimilé des éléments de psychologie mais également acquis des connaissances techniques pour planifier et encadrer au mieux les scènes de sexe simulé.
Scénario décortiqué
Autour des cinq piliers de la méthode imaginée par Tania Sina (« consentement, contexte, communication, chorégraphie, conclusion »), les coordinateurs d’intimité entrent en contact, idéalement dès la préproduction, avec l’équipe de tournage. Avant toute chose, ils épluchent attentivement les contrats des comédiens, qui indiquent traditionnellement jusqu’où un acteur ou une actrice est prêt à aller. « Il y a en général un avenant au contrat, précise Claire Warden, qui spécifie si l’actrice consent, par exemple, à montrer ses seins mais pas ses tétons, ou à ce que sa poitrine soit filmée de côté mais pas de face… »
Les costumiers et accessoiristes sont sollicités pour fournir des sous-vêtements de couleur chair et des protections en silicone qui évitent le contact direct entre les parties génitales des acteurs. Le scénario est décortiqué afin que chaque scène, du baiser au tripotage en passant par les scènes de nu, soit pensée en amont. Engagés par la production à la demande des acteurs, et parfois du réalisateur, les coordinateurs sont payés au même tarif journalier que les cascadeurs et autres techniciens.
De son côté, le principal syndicat d’acteurs, SAG-Aftra, s’attelle à la rédaction d’un glossaire permettant aux comédiens de mieux comprendre leurs droits et les termes, souvent techniques, de leurs contrats. L’organisation propose également une relecture des avenants, et use de son influence pour que la présence d’un coordinateur d’intimité ne soit plus considérée comme un luxe.
En off, de nombreux décideurs de Los Angeles soupirent à l’évocation de cette nouvelle contrainte, dénonçant le politiquement correct et une entrave à la créativité. Mais officiellement, ils restent muets. Tout le monde suit le mouvement, même s’il se fait parfois à marche forcée. En octobre 2018, David Simon, l’un des showrunners les plus influents des dernières décennies, créateur de The Wire, Treme ou Show Me A Hero, a été l’un des premiers à s’exprimer sur le sujet, déclarant au magazine Rolling Stone qu’il ne travaillerait plus sans coordinateur d’intimité.
En pleine promotion de la seconde saison de sa série The Deuce, chronique ultraréaliste de l’industrie du cinéma pornographique à New York dans les années 1970, Simon vantait les mérites de la coordinatrice Alicia Rodis, dont il décrivait le rôle ainsi : « Son travail, c’est de faciliter le tournage des scènes de sexe simulé et d’intimité, de manière à protéger les émotions et la dignité des premiers concernés. »
Dans la foulée de ces déclarations, la chaîne du câble HBO, pionnière de l’inventivité télévisuelle depuis les années 1990 (et productrice de The Deuce), annonçait qu’elle ferait désormais appel à un coordinateur d’intimité sur tous ses tournages, et pour toutes les scènes allant du simple baiser à un acte sexuel simulé. Depuis, Netflix, FX, Amazon, Showtime, Hulu ou Disney+ et autres networks prolifiques lui ont emboîté le pas.
Le sexe sous haute surveillance
Impossible d’apparaître à la traîne sur un sujet aussi brûlant que le harcèlement sexuel des actrices face caméra. D’autant qu’Hollywood est pris dans une autre révolution, industrielle celle-ci : la guerre du streaming. Les géants se livrent une concurrence féroce, créant de plus en plus rapidement des milliers d’heures de contenus, ce qui implique des conditions de tournage plus tendues que celles des longs-métrages, et donc plus propices aux abus.
ENTRE LES PRISES, LA « COORDINATRICE D’INTIMITÉ » TENDAIT À L’ACTRICE UN SPRAY RAFRAÎCHISSANT POUR LA BOUCHE ET DU LUBRIFIANT AROMATISÉ.
Emily Meade expliquait ainsi à Rolling Stone en 2018 que, sur un film, les acteurs étaient souvent prévenus de la teneur des scènes de sexe des semaines à l’avance, ce qui leur donne le temps de se préparer psychologiquement, émotionnellement et physiquement. Mais les séries, disait-elle, étant produites beaucoup plus rapidement, il arrivait que les acteurs ne soient informés des spécificités d’une scène de sexe que la veille du tournage.
Dans un autre reportage que Rolling Stone consacrait à The Deuce étaient détaillées les conditions de tournage idylliques d’une scène de fellation simulée, au cours de laquelle la coordinatrice avait « glissé des coussinets sous les genoux de l’actrice Emily Meade », qui jouait une prostituée devenue star du porno. Entre les prises, elle lui tendait un spray rafraîchissant pour la bouche et du lubrifiant aromatisé.
Le reportage tombait à pic, au moment même où James Franco, acteur vedette de la série et réalisateur de certains épisodes, se retrouvait au cœur d’une polémique potentiellement dévastatrice, en pleine campagne des Oscars pour son film The Disaster Artist : sur Twitter, plusieurs femmes l’accusaient de comportement « inapproprié » lors de tournages et dans le cadre des cours qu’il donnait à Studio 4, son école de cinéma créée en 2014 et précipitamment fermée en 2017.
Outre ces accusations, il se murmurait qu’Emily Meade aurait exigé de la chaîne HBO un cadre strict et menacé de révéler publiquement les dessous du tournage mouvementé de la première saison, où le manque d’encadrement des scènes de sexe, notamment dans les épisodes réalisés par James Franco, l’avait mise éminemment mal à l’aise. In extremis, HBO se serait donc racheté une conduite.
La question de l’intimité sur les tournages est donc loin d’être close. En octobre, au festival du British Film Institute, à Londres, une table ronde était organisée pour débattre de la question. Un réalisateur, une réalisatrice et deux coordinatrices y ont échangé sur le thème « Coordonner l’intimité : comment sécuriser les scènes de sexe ». Ita O’Brien, qui s’est fait un nom en travaillant avec les adolescents de la série Sex Education sur Netflix, y a notamment soulevé le problème de la transmission de maladies lors de baisers « avec la langue », et a recommandé que les équipes de production se renseignent en amont sur le cycle menstruel des actrices, « afin de programmer le tournage des scènes intimes dans les semaines où elles n’ont pas leurs règles ».