Par Marc-Olivier Bherer, Anne Chemin, Séverine Kodjo-Grandvaux, Julia Pascual
Les notions de référence des collectifs politiques apparus dans les années 2000 et luttant contre les discriminations raciales ne sont plus celles des années 1990. Ces mouvements insistent sur le poids de l’héritage colonial et sur le caractère « systémique » des discriminations.
Depuis une vingtaine d’années, un nouveau lexique s’est imposé dans le monde de l’antiracisme. « Privilège blanc », « personne racisée », « pensée décoloniale », « racisme d’Etat » : ces termes couramment employés par les collectifs militants de l’antiracisme « politique » nés dans les quartiers populaires à partir des années 2000 ne cessent d’engendrer d’ardentes controverses. Au nom de l’universalisme républicain, nombre d’intellectuels dénoncent cette « racialisation » et cette « essentialisation » du débat public.
Le vocabulaire politique de ces nouveaux militants renvoie à une évolution de la conception du racisme. Les mouvements antiracistes « traditionnels », qu’il s’agisse de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ou de SOS Racisme, défendent une « conception individuelle et morale du racisme », rappellent les chercheurs Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud dans Du racisme d’Etat en France ? (Le Bord de l’eau, 200 p., 20 euros) : il serait le fait d’« acteurs déviants, isolés, adhérant à la doctrine raciste et/ou portés par une idéologie violente ». Pour les combattre, il faudrait donc sanctionner leurs débordements et changer leurs mentalités.
Tout autre est la vision des collectifs de l’antiracisme « politique » apparus il y a une vingtaine d’années. Pour le comité La Vérité pour Adama, comme pour nombre de mouvements nés en banlieue dans le sillage des émeutes de 2005, l’héritage colonial irrigue profondément, aujourd’hui encore, la société française et ses institutions.
Plutôt que de dénoncer les dérives individuelles de quelques militants nourris d’idéologie raciste, ces associations accusent l’Etat, sa police, son administration et son école de distribuer inégalement les places et les richesses – sans que ses agents affichent pour autant des convictions ouvertement « racistes ».
Cet antiracisme « politique » renoue avec la pensée de Frantz Fanon (1925-1961), qui récusait, en 1956, « l’habitude de considérer le racisme comme une disposition de l’esprit, comme une tare psychologique » : il s’agit plutôt, écrivait-il, d’« une disposition inscrite dans un système déterminé ». C’est ce que proclament, soixante ans plus tard, les collectifs de jeunes « racisés » : ils affirment subir, à l’école comme dans leurs relations avec la police, un racisme « systémique » diffus, souvent discret, dont les personnes « blanches » n’ont pas toujours conscience – c’est pour cette raison qu’ils plaident parfois pour des réunions « non mixtes ».
Quelle est l’histoire de ces termes contestés utilisés par ces nouveaux mouvements antiracistes ? Viennent-ils vraiment des Etats-Unis, comme l’affirment leurs adversaires ? Ont-ils les mêmes significations et les mêmes résonances dans le monde militant, le monde politique et le monde académique ? Parce que le vocabulaire de la sociologie du racisme est « complexe et non stabilisé », selon l’expression de Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud, il n’est pas toujours aisé de répondre à ces questions. Il n’est cependant pas interdit de tenter.
Le mot « racisé » n’a pas encore fait son entrée dans le dictionnaire, mais il est courant de l’entendre dans les débats actuels sur le racisme. Certains s’en réclament, d’autres le conspuent. « Il n’y a pas de race dans la police, pas plus que de racisés ou d’oppresseurs racistes », écrivait ainsi le préfet de police de Paris, Didier Lallement, dans un mail de soutien adressé le 2 juin aux 27 500 fonctionnaires de police de l’agglomération alors que les rassemblements contre les violences policières se multipliaient.
Avant d’être un objet de controverse politique, le terme racisé a été un outil au service des sciences sociales. Sa première occurrence apparaît, en France, sous la plume de la sociologue Colette Guillaumin : en 1972, dans L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel (Mouton, réédition Gallimard, « Folio essai », 2002), elle emploie le mot « racisation » pour désigner une assignation qui entraîne des discriminations, des préjugés et des inégalités. « Colette Guillaumin essayait de repérer des effets de domination au-delà des effets de classe », souligne Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
Contrairement au terme race, qui renvoie à des données prétendument naturelles et immuables, le terme « racisé » évoque une construction sociale et politique.
« Colette Guillaumin parle de racisation pour saisir le phénomène de production de groupes sociaux spécifiques, contextuels, relatifs les uns aux autres, hiérarchisés, poursuit Magali Bessone. Ces groupes sont repérés par deux caractéristiques : une apparence physique réelle ou fantasmée et une filiation ou une généalogie réelle ou fantasmée. » « Colette Guillaumin montre que, même si les races ont disparu, elles peuvent continuer à exister dans la tête des gens, appuie la politiste Nonna Mayer. Raciser, c’est réduire l’autre à ses traits, sa religion ou sa couleur de peau… »
D’abord outil du champ universitaire, le terme a été repris, au cours des vingt dernières années, par les milieux militants. « On a vu apparaître des mouvements antiracistes qui s’emparaient de leur assignation, explique la philosophe Magali Bessone. Dire qu’on est racisé, c’est dire qu’il y a un problème de discrimination et d’inégalité dans l’accès à certaines ressources comme le logement, l’université ou l’emploi. C’est dire aussi qu’il y a un problème de stigmatisation. Les militants antiracistes qui revendiquent leur appartenance à des groupes racisés revendiquent un positionnement social. »
Ce vocabulaire est repris en 2005 lors de la création de deux organisations : le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) et le Parti des indigènes de la République.
« Au moment de la révolte des banlieues, en 2005, la question raciale se cristallise, relate Eric Fassin, sociologue à l’université Paris-VIII (Vincennes - Saint-Denis). Ensuite, dans les années 2010, le mot “racisé” rencontre un succès social lié au durcissement de cette racialisation en France. Il permet la revendication d’une identité politique fondée sur une expérience partagée de la discrimination qui n’implique pas forcément une communauté d’origine, de culture ni même de couleur. »
Ce mouvement conteste l’antiracisme historique de la Licra ou de SOS Racisme qui « apparaît éloigné de l’expérience des jeunes victimes de racisme, parce qu’il est généralement porté par des militants blancs, plutôt vieillissants et assez rarement issus des classes populaires », observe Eric Fassin. Mais certains voient dans cette dynamique un renoncement à l’universalisme, voire une tentation « communautariste » ou « différentialiste ».
Dans l’Express du 18 juin, la philosophe Elisabeth Badinter fustige ainsi ce « crachat à la figure des hommes des Lumières ». « La race partout ! Je pense que c’est la naissance d’un nouveau racisme », affirme-t-elle.
De virulentes polémiques ont ainsi visé, en 2016, les groupes de réflexion en « non-mixité racisée » de Paris-VIII, ou le camp d’été « décolonial » réservé « aux personnes subissant le racisme » près de Reims (Marne). L’année suivante, les ateliers « en non-mixité raciale » du syndicat d’enseignants SUD-Education 93 ont provoqué l’ire du ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, de la Licra et de SOS-Racisme. « Ces nouveaux mouvements antiracistes n’ont pourtant pas renoncé à l’universalisme, croit au contraire Magali Bessone. Ils disent justement que l’universel est un idéal qui n’existe toujours pas et qui demeure à réaliser. »
Brandie par nombre de manifestants indignés par la mort d’Adama Traoré et de Georges Floyd, l’expression « racisme d’Etat » a connu son heure de gloire en 2017. Cette année-là, Jean-Michel Blanquer monte à la tribune de l’Assemblée nationale pour fustiger l’un des termes « les plus épouvantables du vocabulaire politique » : il est utilisé « au nom d’un prétendu antiracisme alors qu’il véhicule évidemment un racisme », affirme le ministre. Invoquant l’universalisme républicain, il vilipende SUD Education 93, qui propose à ses adhérents des stages consacrés au « racisme d’Etat » dans l’éducation nationale.
Citée en 1976 par Michel Foucault au Collège de France, l’expression « racisme d’Etat » s’impose dans le débat public, à la fin des années 2000, dans le sillage de l’antiracisme « politique ». L’heure est au développement des études postcoloniales et à la naissance d’un militantisme très critique envers les associations traditionnelles – ces « clubs d’intellos blancs, déconnectés du terrain et des quartiers populaires », selon le mot de Rokhaya Diallo. Le racisme d’Etat désigne, selon la sociologue Nacira Guénif, un racisme qui s’est installé « à tous les niveaux » de l’Etat – un racisme « puissant, structurel et systémique », ajoute le philosophe Pierre Tevanian.
Les tenants de ce concept n’en concluent pas pour autant que les régimes démocratiques occidentaux sont semblables aux Etats qui ont, au cours de l’histoire, inscrit la hiérarchie des races dans leurs textes fondateurs. Si la France ou les Etats-Unis sont accusés de tolérer, voire de diffuser un « racisme d’Etat », ils ne sont pas assimilés aux « Etats racistes » qu’étaient l’Afrique du Sud de l’apartheid ou l’Allemagne nazie. « Les formes de racisme qui impliquent aujourd’hui l’Etat français ne sont pas du même ordre que les lois de Vichy, le Code noir esclavagiste ou le code de l’indigénat », précise Pierre Tevanian, en 2017, dans L’Obs.
Qu’est-ce alors que le « racisme d’Etat » ? « Les usages politiques, médiatiques et académiques de cette notion sont très divers, constate la socioanthropologue Camille Gourdeau, coauteure, avec Fabrice Dhume, Xavier Dunezat et Aude Rabaud, de Du racisme d’Etat en France ? Une chose, cependant, est sûre : ce concept permet de souligner la responsabilité de l’Etat dans les pratiques racistes. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer des actes individuels accomplis volontairement par des individus affichant des convictions xénophobes mais de souligner que le racisme imprègne et structure en profondeur les institutions. »
Le « racisme d’Etat » se lirait ainsi dans les pratiques répétitives, routinières et surtout discriminatoires de la police. Comme l’a montré le chercheur Fabien Jobard, un Maghrébin a 9,9 fois plus de « chances » de se faire contrôler par la police qu’un Blanc, un Noir 5,2. A ces « contrôles au faciès » s’ajoutent le tutoiement, voire les insultes adressées par la police aux jeunes « racisés ». L’institution scolaire ne serait pas à l’abri de ce « racisme d’Etat. « Des enquêtes ont montré que les enseignants ont souvent une représentation hiérarchisée de la qualité “scolaire” des publics » en fonction de leur statut racial, constatent Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud.
En insistant sur les pratiques massives et discrètes des institutions, le « racisme d’Etat » bouleverse la définition même du racisme. « Il permet de nommer des mécanismes qui échappent à notre regard quand on se focalise sur les actes intentionnels de quelques brebis galeuses, précise le sociologue Xavier Dunezat. L’approche individuelle et psychologisante finit par dédouaner les institutions, alors que la notion de racisme d’Etat insiste, au contraire, sur les logiques institutionnelles, le plus souvent involontaires et légales, qui défavorisent ou excluent systématiquement certaines populations – parfois à l’insu même des agents de l’Etat. »
Ce concept est critiqué par certains intellectuels. « Le “racisme d’Etat” suppose que les institutions de l’Etat soient au service d’une politique raciste, ce qui n’est évidemment pas le cas en France, souligne l’historien Pap Ndiaye. L’Etat a ainsi été condamné par la justice à propos des contrôles au faciès et cette condamnation a été saluée par le Défenseur des droits, ce qui serait inconcevable s’il y avait un racisme d’Etat. En revanche, il existe bien un racisme structurel par lequel des institutions comme la police peuvent avoir des pratiques racistes. Il y a du racisme dans l’Etat, il n’y a pas de racisme d’Etat. »
Pour contourner cette ambiguïté, certains chercheurs préfèrent utiliser le terme de racisme « institutionnel ». Forgé dans les années 1960 par Stokely Carmichael et Charles Hamilton, deux militants des droits civiques américains, ce mot, note la philosophe Magali Bessone sur La Vie des idées, le site du Collège de France, désigne non pas des « occurrences de racisme individuel manifesté par des insultes ou des crimes racistes intentionnellement commis » mais des processus subtils « qui émanent du fonctionnement routinier des institutions sociales, sans intention discriminatoire des agents ». Cette expression permet d’insister sur le caractère systémique du racisme sans pour autant contenir la tonalité polémique et militante des termes « racisme d’Etat ».
Dans une tribune publiée le 4 juin sur le site de France Inter, l’écrivaine Virginie Despentes s’adresse à ses « amis blancs qui ne voient pas le problème » du racisme et rappelle ce qu’elle tient pour une évidence : le « privilège » que représente aujourd’hui en France le fait d’avoir la peau blanche. En employant ce terme, la romancière ne fait nullement référence aux droits féodaux de l’Ancien Régime que la Révolution a abolis la nuit du 4 août 1789, mais à tout autre chose : le traitement de faveur accordé aux personnes blanches par les sociétés occidentales.
Issue des sciences sociales américaines, la notion de privilège blanc est née aux Etats-Unis, au XIXe siècle. L’historien W.E.B. Du Bois (1868-1963) en jette les premières bases dans son livre Black Reconstruction in America, consacré au combat pour l’émancipation du peuple noir dans la période qui suit l’abolition de l’esclavage. Cette figure incontournable du combat pour les droits civiques explique que les travailleurs blancs, même s’ils vivent dans la pauvreté, perçoivent un « salaire psychologique » dont les Noirs sont exclus car la société a pour eux de la considération alors qu’elle méprise les descendants d’esclaves.
Dans les années 1960, l’historien marxiste Theodore Allen (1919-2005) s’inspire de cette idée pour analyser l’essor du racisme américain. L’avantage immérité accordé aux Blancs apparaît, selon lui, au début du XVIIIe siècle dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord. Après une révolte qui réunit travailleurs blancs et esclaves noirs, la Virginie décide d’adopter des lois qui soumettent pleinement les esclaves noirs à leurs maîtres. La claire séparation chromatique instaurée alors vise à empêcher l’essor de toute solidarité de classe.
Sous cette acception, le terme de « privilège blanc » se répand sur les campus universitaires et figure dans le vocabulaire employé par les militants de la nouvelle gauche des années 1960. L’expression s’invite même dans les colonnes du New York Times, en 1969, dans un article rendant compte de la volonté de l’une des principales organisations étudiantes de livrer « une lutte acharnée contre le privilège lié à la peau blanche ». Cette notion tombe malgré tout dans l’oubli au cours des années qui suivent.
Dans les années 1980, la notion de privilège blanc est réinventée par la sociologue féministe Peggy McIntosh, qui, sans faire référence aux recherches de Theodore Allen, remarque que les hommes ne se rendent généralement pas compte qu’ils ont droit à un traitement préférentiel par rapport aux femmes – comme les Blancs par rapport aux Noirs.
« En tant que personne blanche, j’ai pris conscience que l’on m’avait présenté le racisme comme quelque chose qui place les autres dans une situation désavantagée, mais que l’on ne m’avait jamais parlé de l’un des ses corollaires, le privilège blanc, qui me place, moi, dans une situation plus avantagée ».
Peggy McIntosh compare le privilège blanc au « sac à dos invisible » que toute personne blanche emmènerait partout avec elle, généralement de façon inconsciente. La sociologue fait l’inventaire des situations où elle estime profiter d’une forme d’inviolabilité. « Quand on me parle de notre patrimoine national ou de la “civilisation”, on me montre que ce sont des gens de ma couleur qui en ont fait ce qu’elle est » ; « on ne me demande jamais de parler pour l’ensemble des gens de mon groupe racial » ; « si un policier m’arrête ou si je suis visée par un contrôle fiscal, je sais que ce n’est pas à cause de ma race ». Après la publication de cet article, le privilège blanc s’installe comme un terme incontournable des études sur la « blanchité » consacrées à la condition blanche, à son histoire et à sa sociologie.
En France, ce champ de recherche émerge avec la publication, en 2013, de deux ouvrages : Dans le blanc des yeux (Amsterdam, 2013), du sociologue Maxime Cervulle, et De quelle couleur sont les Blancs ? (La Découverte, 2013), un livre collectif dirigé par l’historienne Sylvie Laurent et le journaliste Thierry Leclère. Ces travaux participent à la diffusion de la notion de « privilège blanc », qui est en outre popularisée par les militants de l’antiracisme politique comme Rokhaya Diallo. La controverse s’est dernièrement emparée de ce terme : dans une récente tribune (Le Monde, 9 juin), Corinne Narassiguin, secrétaire nationale à la coordination du Parti socialiste, rejette ce terme qui fait, selon elle, le jeu d’un essentialisme réduisant chacun à sa couleur de peau.
« Décolonisons la police ! » : le slogan qui a émaillé les manifestations contre les violences policières à l’appel du comité La vérité pour Adama Traoré témoigne de la prégnance du mouvement décolonial dans la lutte politique contre le racisme.
La pensée décoloniale est née, à la fin des années 1990, au sein du groupe latino-américain « Modernité/colonialité », constitué par des chercheurs latino-américains issus du marxisme et de la théologie de la libération – le sociologue péruvien Anibal Quijano, son collègue portoricain Ramon Grosfoguel, le sémioticien argentin Walter D. Mignolo et le philosophe argentin Enrique Dussel.
Selon eux, la « colonialité » est le type de pouvoir issu, à partir de 1492, des conquêtes. Cette manière d’être au monde et de penser le monde qu’Anibal Quijano appelle la « colonialité du pouvoir, de l’être et du savoir » est constitutive de la modernité et du capitalisme, ce système-monde né avec le commerce triangulaire et l’esclavage. Selon ces penseurs, elle a survécu à la colonisation à travers la mondialisation et les institutions comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale. La colonialité et le racisme qu’elle forge constituent, ajoutent-ils, la face obscure de la modernité. Critiques acerbes de l’universalisme des Lumières, ils n’abandonnent pas l’idée d’universel mais ils le conçoivent autrement – comme un « pluriversel » riche de tous les pluriels.
La proposition n’est pas nouvelle – elle était déjà présente chez Maurice Merleau-Ponty en 1953 –, mais depuis les années 2010, elle circule de Johannesburg à Dakar en passant par New York, Paris ou Berlin. Reprise par des intellectuels et des artistes africains ou afro-descendants qui font le lien entre les travaux des Africains et ceux des Latino-Américains, l’idée de « décolonisation épistémique » resitue dans leur contexte les savoirs occidentaux et appelle à revaloriser les pensées des mondes subalternisés.
En France, où cette pensée a été introduite au milieu des années 2000, le mot décolonial circule « moins dans les cercles universitaires que dans la société civile, et plus précisément dans des organisations et groupes militants liés à l’antiracisme politique » comme le Parti des Indigènes de la République, la Brigade antinégrophobie, les féministes du rassemblement Mwasi ou le collectif Décoloniser les arts, constate le philosophe Norman Ajari, dans La Dignité ou la mort. Ethique et politique de la race (La Découverte, 2019). Dans ces milieux militants, l’enjeu central du discours décolonial est l’élaboration d’un « sujet politique non blanc ».
A Paris, l’espace de Kader Attia La Colonie a permis de faire la jonction entre les militants et les universitaires en invitant la politiste Françoise Vergès, la commissaire d’exposition Pascale Obolo ou les philosophes Nadia Yala Kisukidi, Seloua Luste Boulbina et Norman Ajari. On y a vu également l’économiste sénégalais Felwine Sarr, auteur d’Afrotopia (Philippe Rey, 2016), un essai appelant l’Afrique à chercher ses propres solutions et à ne plus suivre le modèle occidental.
Dans un pays comme la France, où la remise en cause de l’universalisme est mal acceptée, la pensée décoloniale engendre de virulents débats, comme l’a montré le dialogue entre l’anthropologue français Jean-Loup Amselle et le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Albin Michel, 2018).
Les figures de la pensée décoloniale française veulent travailler à la décolonisation économique, culturelle, épistémologique de l’Afrique, mais aussi de l’Hexagone qui reste, selon eux, dans ses institutions et son imaginaire, largement colonial. Tous les secteurs de la société doivent, selon eux, être questionnés. Dans Un féminisme décolonial (La Fabrique, 2019), Françoise Vergès reproche ainsi au féminisme occidental de n’avoir pas pris en considération le rôle du racisme dans l’oppression des femmes : ce « féminisme civilisationnel » a, selon elle, cherché à imposer aux femmes du Sud un mode de vie occidental.
Selon Capucine Boidin, directrice de l’Institut des hautes études d’Amérique latine, l’un des premiers centres de recherche à avoir introduit ces idées en France, les études décoloniales ont été reçues, à tort, comme une variante des études postcoloniales. Leur approche est pourtant « radicalement différente » : né, dans les années 1980-1990, au sein des départements de littérature des pays anglophones de l’ex-Empire britannique, le postcolonialisme, qui s’intéresse à la manière dont l’héritage culturel de la colonisation façonne les imaginaires, suppose que, même si ses répercussions sont encore largement actives, la colonisation, depuis les indépendances, est derrière nous – d’où l’utilisation du préfixe « post ». Une conviction qui n’est pas partagée par les décoloniaux, pour qui la colonialité est un système de domination géopolitique qui perdure.