Enquête - « Aujourd’hui, bien dormir, c’est être en haut de la pyramide sociale »
Par Vincent Cocquebert
Longtemps envisagé dans notre société de la performance comme une activité improductive, le sommeil est devenu le nouveau totem du développement personnel.
A l’instar d’un Français sur deux, Lila entretient avec ses nuits une relation un brin tourmentée. « C’est les montagnes russes au niveau de mon sommeil », résume cette trentenaire free-lance dans la communication digitale. « Autant je peux extrêmement bien dormir, autant je peux avoir des périodes où je vais me réveiller entre quatre et huit fois par nuit. » Résultat, lorsqu’elle n’a pas pu faire sa nuit idéale, soit sept heures réglementaires, « c’est une catastrophe et je ne suis pas bien pendant toute la journée ».
Heureusement, Lila peut compter sur Namatata, une application de méditation qu’elle dégaine sur son téléphone dès que les soucis de la journée viennent l’assaillir dans son lit. Elle peut aussi se reposer sur sa montre connectée qu’elle consulte une ou deux fois par semaine pour s’informer de la durée et de la nature (léger ou profond) de son sommeil, ainsi que de ses phases de réveil.
Un impératif de bien-être
Cette quête quotidienne et appliquée d’un repos rédempteur, Lila est loin d’être la seule à la poursuivre. C’est aussi le cas de l’héroïne du dernier roman d’Ottessa Moshfegh, Mon année de repos et de détente (Fayard, 2019), qui décide, elle, d’hiberner durant une année entière. « Le sommeil me semblait productif. (…) En mon for intérieur je savais (…) qu’une fois que j’aurais assez dormi, j’irais bien. Je serais renouvelée, ressuscitée. » Jusqu’alors relégué au rang d’activité passive qui, pensait-on, nous faisait perdre du temps, et de l’argent, le sommeil a récemment intégré le spectre du développement personnel. Au point de devenir un nouvel impératif de bien-être.
Un bon sommeil serait en effet le secret pour optimiser ses séances à la salle de sport (afin que l’organisme soit au top de ses capacités physiologiques) ou perdre du poids (en aidant à bien réguler les différentes hormones, notamment la ghréline, qui stimule l’appétit). Pour d’autres, c’est même devenu une routine beauté (le fameux beauty sleep, avec massage du visage, méditation, huile essentielle sur l’oreiller et suppression du sucre au dîner) permettant d’éviter les couches de cosmétiques. Différentes études ont en effet démontré que les personnes présentant des signes de fatigue étaient jugées nettement moins attirantes.
D’APRÈS UN SONDAGE IPSOS DE 2018, DORMIR SERAIT POUR 88 % DES FRANÇAIS UN MOMENT DE PLAISIR ET POUR 78 %, UN MOMENT DE LIBERTÉ.
« L’image culturelle négative du sommeil relié à la paresse, héritée de Thomas Edison (l’inventeur de l’ampoule électrique pour qui “le sommeil [était] une absurdité”), est largement remise en question. Aujourd’hui, bien dormir, c’est être en haut de la pyramide sociale », explique Hugo Mercier, entrepreneur de 26 ans et auteur de l’ouvrage A la conquête du sommeil (Stock, 2019). Après l’amour, c’est donc désormais le sommeil qu’il faudrait trouver à tout prix, au point d’en faire une sorte de nouveau personal branding (« marketing de soi-même »).
D’après un sondage Ipsos de 2018, dormir serait pour 88 % des Français un moment de plaisir et pour 78 %, un moment de liberté. Surtout, 92 % se disent intimement persuadés que leur sommeil est « unique et différent » de celui des autres. Je dors, donc je suis, en somme. « Alors qu’il était un espace-temps non questionnable qui allait de soi, le bon sommeil est devenu un objectif de la sagesse contemporaine », confirme le sociologue Jean-Claude Kaufmann.
Une ardoise de 371 milliards d’euros
Les apôtres du dicton « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt », à l’instar de l’écrivain Hal Elrod (Miracle Morning, First, 2016) ou de l’entrepreneur Filipe Castro Matos qui martèle dans ses conférences TedX que le secret de la réussite serait de se réveiller quotidiennement à 4 h 30, subiraient-ils un violent retour de bâton ? On le dirait bien. On se souvient qu’en août 2018, au bord du burn-out, l’ex-président de Tesla, Elon Musk, avait confié au New York Times carburer à l’Ambien, un puissant somnifère, afin de réussir à dormir quelques heures. Censées témoigner de son investissement sans limite, ses déclarations avaient produit l’effet inverse, inquiétant les investisseurs sur sa capacité à mener à bien les affaires du groupe.
Derrière le cas Elon Musk, toute une mystique des nuits trop courtes semble s’écrouler. De fait, si l’on en croit une étude réalisée en 2016 par le think tank Rand Corporation, le manque de sommeil serait moins synonyme de travail acharné que de baisse de productivité. Soit, dans le détail, pas moins de 411 milliards de dollars (371 milliards d’euros) de perte annuelle pour les seuls Etats-Unis.
Des salariés rémunérés pour dormir
Mais le message a beau avoir changé, la logique de rentabilité sous-jacente, elle, reste la même. Et si les dangers liés aux nuits trop courtes sont désormais largement médiatisés (obésité, maladies cardiovasculaires, accidents, cancers, troubles du comportement, etc.), ces effets délétères sont bien souvent envisagés d’un simple point de vue productiviste. Des entreprises comme Casper, aux Etats-Unis, ou Crazy Inc., au Japon, vont jusqu’à rémunérer leurs salariés qui acceptent de comptabiliser leurs heures de sommeil et dorment au moins six heures par nuit. Car le paradoxe de cette nouvelle injonction de valorisation sociale du dodo, c’est qu’elle survient précisément alors même que nous n’avons jamais si peu dormi. En mars 2019, l’agence Santé publique France révélait dans son baromètre que nous avions perdu, en cinquante ans, une heure trente de sommeil.
Pire : cette injonction au bien-dormir générerait ironiquement son lot d’insomnies. A force de vouloir à tout prix optimiser leur sommeil pour briller à la machine à café, certains développeraient un syndrome dit « d’orthosomnie ». « J’ai désormais régulièrement des patients qui n’avaient à l’origine aucun problème d’insomnie et qui viennent me voir en me disant : “Ma montre me dit que je dors mal, qu’est-ce que je peux faire ?” Le problème, c’est que, plus on veut maîtriser son sommeil, moins on dort, car pour ça il faut savoir lâcher prise », confirme le docteur José Haba-Rubio, auteur de Je rêve de dormir (Favre, 2016). D’un côté, un besoin de rentabilisation existentielle et, de l’autre, une obsession sanitaire permanente tiraillent le potentiel dormeur.
Valorisation des nuits blanches
Conscients de cette insoluble contradiction, certains préfèrent jouer le contre-pied, et optent pour une valorisation intime et poétique de leurs nuits blanches. « Je me trouve des occupations diverses et variées : découper le bas d’un jean pour en faire un short, découper les manches d’une vieille chemise, laver les carreaux, écrire, toute activité impliquant un processus de métamorphose, traduisant sans doute un rapport assez païen à la nuit », confie Carmen, une jeune conceptrice-rédactrice de 24 ans dont les heures de sommeil se comptent généralement sur les doigts d’une main.
Après avoir sans succès tenté de s’assoupir avec des infusions de valériane et une application de méditation, Margaux a elle aussi conclu que le credo « qui dort, win » n’était pas pour elle et en a profité pour lancer « 4 h12 », un podcast où des insomniaques viennent raconter leur quotidien nocturne parallèle. « Comme la plupart des gens que j’interroge, je vis une dualité, admet la jeune femme. Ne pas dormir est un moment à la fois terrible et précieux mais où je ne suis connectée qu’à moi-même, où le temps m’appartient, où je peux en faire absolument ce que je veux. » Et si Margaux ne peut toujours pas vraiment se vanter de ses heures de sommeil, au moins elle vit sa vie rêvée. La nuit.