Par Laurent Telo
Se faire plumer dans un bar à hôtesses, transpirer dans un sauna libertin, mater du cuir dans un club gay… A l’ère du sexe 2.0 et de la pornographie en VOD, les lieux chauds de la capitale n’ont pas tous disparu. Sans peur ni préjugés, « M » est parti à leur recherche.
Ils ont de drôles de commandes, quelquefois, les chefs, à M. Là, ils sont persuadés d’avoir déniché un sujet d’article puissant susceptible de faire vibrer les foules à la lecture du numéro spécial de fin d’année, en conciliant contre-programmation éditoriale, analyse sociétale audacieuse et, soyons fous, magie de Noël : « Existe-t-il encore des peep-shows à Paris ? » Déjà, il a fallu trouver une définition précise du peep-show : performance humaine pornographique que le client contemple, installé dans une cabine privative, en glissant régulièrement des pièces de monnaie dans une fente afin que la vitre sans tain placée devant lui ne s’obscurcisse pas au moment fatidique.
À l’heure de l’abolition théorique du concept de femme-objet, le peep-show est un truc complètement ancien monde, voire ancien monde englouti. En d’autres termes, à M, on s’est demandé : que reste-t-il de nos amours perverses d’antan ? Quels sont les vestiges du Paris coquin à l’heure où le sexe semble s’être réfugié exclusivement sur Internet, là où le plaisir se résume à l’envoi frénétique de cœurs virtuels vers un fantasme géolocalisé et à d’éventuelles rencontres en papier jetable ? Notre mission est simple et on l’a accepté : trouver un peep-show.
En cas d’échec, élargir le sujet – rassurez-vous cet article est garanti 100 % sans jeux de mots douteux – et identifier ses substituts selon un cahier des charges interdit aux mineurs : pas de sexe sans sortir de chez soi, pas de rencontres tarifées avec des professionnels. Tout cela à trouver, faire, assouvir en une seule soirée, avec un budget quasiment illimité. Mais ne nous emballons pas. Pour établir avec justesse notre hiérarchie des préoccupations sexuelles contemporaines, une flopée d’experts rencontrés lors de notre déambulation nocturne nous a conseillé ceci : « Faites gaffe, quand on débute, il vaut mieux y aller en douceur. »
Pigalle n’est plus que l’ombre de lui-même
On a donc commencé par les animaux. Le hasard, juré. On est juste entré dans le sex-shop qui nous paraissait le plus ancien de Pigalle, qui est lui-même le quartier historico-cliché du Paris sexy. Pour voir si tout ça tenait encore le coup. L’établissement, tenu par Lucien la-clope-au-bec, n’avait pas plus d’âge que de nom. Si la production d’œuvres cinématographiques zoophiles est interdite en France, la location de DVD réservés à une niche, si on peut dire, profite d’un vide juridique qui ravit « les bons pères de famille qui ne peuvent pas prendre le risque de regarder ça sur l’ordinateur familial. Donc, ils viennent ici pour mater leur film tranquillement ». Concernant ce secteur d’activité très précis, Lucien, le gérant, est formel : « Oui, ça marchera toujours. » C’est une histoire de pulsions inextinguibles.
Lucien est très fort, il arrive à soutenir toute une conversation, même zoophile, avec sa sèche au bec. Il y a très longtemps, il était artisan chapelier rue Chapon. Il est très méticuleux, il a installé des essuie-mains pour juste après le visionnage. Beaucoup de succès aussi pour ses magazines collectors en noir et blanc qui, selon lui, valent « très cher » et se vendent comme des petits pains, car ils sont introuvables sur Internet. Comme ce spécial travestis britanniques circa années 1980, dont la plupart des modèles sont coiffé(e)s et habillé(e)s comme Margaret Thatcher. Les textes sont en anglais, on n’a rien compris.
En fait, c’est plutôt les produits plus « tradis » qui piquent du nez. Il est 19 heures et Lucien n’a vendu que deux articles aujourd’hui. Un godemiché rose fluo au mécanisme multiforme compliqué et une panoplie de femme flic avec les menottes, la matraque, et tout. À côté d’affiches de films qui feraient passer une cabine de routier pour un roman Arlequin, il a punaisé un Vermeer, un Degas et une lithographie de Monsieur Hulot (« maintenant, on lui enlève la pipe dans ses films. Tout est aseptisé »). « Depuis qu’on peut pratiquement tout acheter sur la Toile, c’est un peu la misère… J’attends tranquillement la retraite. » Le sex-shop aussi, visiblement. On est très loin d’un âge d’or que Lucien situe au milieu des années 1980, quand un type pouvait acheter pour « mille balles de dentelles pour sa nana ou le dernier godemiché importé du Japon ».
« TU VOIS, LÀ ? À LA PLACE DU LCL, IL Y AVAIT UN BAR À STRIP-TEASE. ET LÀ, À LA PLACE DU BIO C’BON, EN DESCENDANT, C’ÉTAIT LE NARCISSE, UN BAR DE NUIT ET DE STRIP-TEASE. » PHILIPPE COCHINARD, « PIGALLIEN » HISTORIQUE
Après, on a beaucoup marché et tiré beaucoup de rideaux discrets entre Pigalle et Blanche. Aucun peep-show à l’horizon mais un embouteillage de sex-shops, une accumulation de sextoys en forme de tour Eiffel et d’autres aussi épais que la tour Montparnasse. A force, ça écœure un peu. On était un tantinet pessimiste quant à l’avenir de la profession. On a traversé le boulevard de Clichy. Il y avait un autre type d’attraction qui avait l’air de marcher du tonnerre et qui nous ouvrait les bras. On a été ébloui par la devanture de La Diva qui clignotait de mille feux. On ne savait pas trop ce que c’était, mais ça avait l’air terrible.
À la porte, le videur nous assure avec un clin d’œil très appuyé qu’il y a plein de monde à l’intérieur et qu’on allait bien s’amuser. Dedans : une salle archivide dont le papier peint pourrait concurrencer la salle des fêtes de Pithiviers en 1973. On a cru comprendre que c’était une boîte à strip-tease. Soixante euros, deux consommations, une chanson, trois minutes de show morose et une paire de seins qui s’agite péniblement. Ça ne raconte aucune histoire ou alors elle est très triste. Derrière le bar, les deux tauliers ressemblent à Michel Constantin dans un film noir. Pas trop la classe américaine. La danseuse en a fini, nous aussi. Possibilité surtarifée de danser en extra derrière un rideau. Indice d’excitation proche du néant, on a passé notre tour.
Pour être plus efficace, on a pris une bière avec Philippe Cochinard. Il allait nous raconter Pigalle. Car Philippe est un Pigallien historique. Et aussi un collapsologue des lieux. « Un peep-show ? ! ? Ouh ! là, mais c’est terminé, tout ça, mon pauvre ! Tout dégringole, ici. Tous les copains sont partis. » Avant d’être documentariste – il vient de réaliser un film sur la garde républicaine qui sort en janvier 2020 –, il fut directeur de la communication du Sexodrome, l’Ikea du gadget coquin. On était assis à une terrasse stratégique, en face du Moulin-Rouge, le pôle d’attraction ultime de Pigalle qui génère ses flots de touristes qui, selon un système de tuyauterie bien huilé, se déversent ensuite chez Lucien et compagnie.
Pigeonné par la dame au tricot
Pigalle sera toujours Pigalle. Sauf que : « Tiens ! Regarde. Tu vois, là ? À la place du LCL, il y avait un bar à strip-tease. Et là, à la place du Bio c’Bon, en descendant, c’était le Narcisse, un bar de nuit et de strip-tease. » Le dernier cinéma porno, L’Atlas, vient d’annoncer sa fermeture, « et il n’y a plus aucun théâtre porno, non plus. Le French Lover, le Love Théâtre, le Lolita Club… Le métier d’acteur et d’actrice de théâtre porno a complètement disparu. Avant, le désir de l’homme était prioritaire, exacerbé. Aujourd’hui, les acteurs de théâtre porno auraient toutes les associations féministes sur le dos ».
Philippe était un peu déboussolé à mesure qu’il comptait les cadavres. « Il y avait Le Sultana, aussi, rue Pigalle, un club échangiste, une institution. Il n’y a plus ce côté sulfureux ni la même magie festive. Comment dire… Ce n’est plus vraiment un lieu de perdition. » A cause des réseaux sociaux, « les gens ne veulent plus seulement voir. Ils veulent faire par eux-mêmes. Et Pigalle a dû se réinventer, encore. »
En haut, première photo à gauche, Philippe Cochinard, documentariste et « Pigallien » historique. Deuxième et troisième photo, Jean-Marc Grenet, patron du Cupidon. Les autres images ont été prises au Cupidon, au Dépôt et à Chochotte. | Frankie & Nikki pour M Le magazine du Monde
Justement, on a décidé de partir à la recherche d’une activité en forte voie d’extinction. Le bar à hôtesses. Une sorte de peep-show, mais moins virtuel. En faisant des tours dans le quartier, Philippe nous a expliqué toutes les arnaques possibles qui sévissent depuis la nuit des temps à Pigalle. On a bien rigolé, il fallait vraiment être bête pour se faire avoir. Mais, déjà, en trouver, c’était compliqué, il n’y avait que des bars bobos.
Philippe pestait et nous a conté : « C’est dans les années 2000 que le sexe s’est complètement démocratisé, qu’il est devenu porno chic et que le Pigalle d’antan a changé. Tout ça est arrivé avec les stars du X invitées sur les plateaux télé et un petit canard vibrant qui a remplacé le sextoy classique. À l’époque, le Sexodrome était superclasse, on avait dressé des rayons entiers de canards vibrants. On voyait moins de pervers pépères à imper et davantage de jeunes couples. » On a levé la tête : sur les quatre niveaux du Sexodrome, deux seulement sont ouverts.
On a beaucoup tourné et on a fini par tomber sur l’un des derniers bars à hôtesses du quartier. Le May Flower. Tout de suite, ça a mal commencé. Même Philippe n’a rien vu venir, c’est dire. On a été entraîné très vite à l’écart par une hôtesse qu’on a eu l’air de déranger, elle était en train de se tricoter un cache-col. Petite alcôve riquiqui, rideau tiré. Rien de plus marrant que de discuter des tarifs des différentes prestations avec la dame au tricot. Mais on a du mal comprendre. Après huit minutes top chrono de bla-bla sans un téton à l’horizon est arrivée la note qu’on n’avait pas demandée : 180 euros pour une « conversation privée ».
On a regardé les trois chiffres avec un air idiot. Mais il n’était plus l’heure de négocier. Des malabars n’étaient pas loin. On a quitté la demoiselle les poches vides qui s’est remise illico à ses aiguilles. Transformé en pigeon, on s’est posé une question : comment survivre à un schéma pareil quand l’arnaque est une absence de particularité ? Mais, après tout, le sexe est un objet de profit vieux comme le monde. Il y aura toujours des désirs irrépressibles de nuit finissante.
Réforme des retraites dans un sauna coquin
Pour nous remettre, voire nous refaire, Philippe nous a indiqué une institution du Pigalle new-look. Le Moon City, un sauna libertin inauguré en grande pompe en 2006. Ce soir-là, il y avait même Paul-Loup Sulitzer et son cigare. Là, on est confortablement installés au bar en compagnie de « jeunes couples » qui ont réinventé le sexe à Pigalle. Le Moon City, c’est un peu une oasis au milieu d’un désert de glauque. Ici, il fait chaud, on se croirait à Goa. Soixante euros l’entrée pour les couples, 130 pour les hommes seuls.
Léa et Franck portent tous les deux une serviette avec moins que rien au-dessous. Ils sont habillés comme s’ils étaient prêts à aller batifoler dans le sable. « J’aime bien prendre mon temps et me mettre dans l’ambiance, raconte Léa. Boire un verre, regarder les gens, repérer ceux qui peuvent m’attirer… » On a aussi parlé de la réforme des retraites avec Franck. C’était drôle parce que, tout autour de nous, des foules pécheresses jouaient au Jokari avec leur(s) partenaires(s). On voit aussi des corps qui prennent de la vitesse et des gens pleinement émancipés, on entend un « quand je commence, je ne peux plus m’arrêter » et des cris aussi aigus que des trompettes célestes.
Entre Léa et Franck, c’est l’amour fou depuis qu’ils se sont dragués sur une application de rencontre. Mais, désormais, c’est l’abstinence virtuelle. « Les réseaux sociaux, c’est la décadence de la société. Le symbole de la « tristitude ». Ici, on sait ce qui nous plaît, mais on ne vient pas avec un objectif précis. » Il faut dire qu’il y a le choix. Les saunas sont pleins, le Jacuzzi déborde. Le propriétaire a fini par décliner le concept. Il a ouvert un sauna bisexuel de l’autre côté du boulevard et un autre, L’Éclipse Sauna, près du quartier des Halles.
On y est allé, on a fini par tout confondre à force de voir des gens en serviettes arpenter des couloirs baignés de vapeur, mais on s’est persuadé que le business avait un sacré avenir devant lui. Léa, par exemple, a très envie de revenir. Cette idée la fait sourire. Elle a un credo : que la vie lui donne le maximum avant qu’elle ne puisse plus la retenir. Ce soir, d’un point de vue strictement mathématique, Léa a couché avec un homme et un couple. Elle a éprouvé des plaisirs fous et, après, elle était un peu à plat.
Libre échange
Ceci n’est pas un plug anal. On s’est même fait enguirlander par son propriétaire pour cette grossière erreur d’appréciation. « J’étais sûr que t’allais balancer une connerie. » Jean-Marc Grenet, 62 ans, parle comme un vrai titi parisien. Non, c’est le pommeau métallique – d’une forme quand même très suggestive, on insiste – de la descente du grand escalier de l’Hôtel George V. Grenet est parti avec après vingt-trois ans de bons et loyaux services comme barman de nuit du Palace. Il a servi Serge Gainsbourg, « qui faisait des bœufs », Yul Brynner, « beaucoup plus petit que prévu », John Wayne, « un colosse », et James Brown, qui « débarquait à l’hôtel en peignoir après son concert. » « Des mains célèbres ont touché ce pommeau. »
Aujourd’hui, il est patron du Cupidon, le club libertin « le plus chaud » de Paris. C’est dans une petite rue toute mignonne, entre Opéra et Palais-Royal. Pas très loin de Pigalle, mais, ici, c’est un autre monde. « Chaud », parce que « je n’organise pas de soirées qu’avec des couples. C’est trop figé. Il faut se plaire à quatre, c’est pas évident. J’accueille aussi des hommes et des femmes seules. C’est plus rentable (100 euros et deux consos gratuites pour un homme seul, entrée libre avec passage au bar obligatoire pour les couples et les femmes seules) et plus festif ». Le Cupidon est spécialisé dans le candaulisme. Une nouvelle définition à retenir : le candaulisme, c’est quand un homme ou une femme regarde son ou sa conjoint(e) avec un ou plusieurs autres partenaires.
Grenet est un fin connaisseur du monde libertin parisien. Il a tenu Le Sultana, Le Vice versa, Le Cléopâtre… Les années 2000 ont déluré Paris avec ses orgies élitistes aux Chandelles, le lieu préféré de DSK et de Thierry Ardisson, et beaucoup d’autres, plus popus. On compte alors plus d’une centaine de clubs. Mais le proxénétisme déguisé explose tout autant. La brigade mondaine se régale. « Aujourd’hui restent les irréductibles, sourit Jean-Marc. Ceux qui savent comment faire. Internet ne nous fait pas de mal. Les libertins ont connu trop de déboires avec des rencontres bidon. Ici, c’est du réel, encadré. »
« DESCENDEZ POUR VOIR. LE TRUC QUI MARCHE FORT, C’EST LE GLORY HOLE. » ÇA SE PRÉSENTE COMME UN BUNGALOW DE RIEN DU TOUT AVEC DES TROUS PRATIQUÉS DANS LES CLOISONS, À HAUTEUR DE LA TAILLE, VOUS SUIVEZ ?
Jean-Marc a mis au point une charte déontologique : « Je discute à l’entrée avec les gens qui viennent pour la première fois. Je ne veux pas que la femme soit forcée. Ça a changé sur ce plan-là. La clientèle n’est plus exactement la même. Par exemple, il y a de plus en plus de femmes seules qui ont des grosses responsabilités dans le civil. Qui se sont consacrées à leur carrière et n’ont pas eu le temps d’avoir d’expériences amoureuses… Et, là, elles ne viennent pas pour rencontrer juste un seul mec. Ça défile… »
Grenet est un commerçant, il essaye de trouver des idées sensass pour faire tourner la boutique. Hier soir, il a organisé une soirée kilt. Affichée complet. « J’ai fourni aux hommes des kilts et des chouchous de couleurs différentes à enrouler autour de leur sexe. La fille qui avait récupéré le plus de chouchous gagnait un super lot. » Ce soir, il n’y a aucun ministre ni dirigeant(e) du CAC 40. Rien de rien. « Descendez pour voir. Le truc qui marche fort, c’est le glory hole. » Qui n’est pas un cousin du peep-show, même éloigné. Ça se présente plutôt comme un bungalow de rien du tout avec des trous pratiqués dans les cloisons, à hauteur de la taille, vous suivez ? Il y a trois hommes plantés devant les orifices et, à l’intérieur du bungalow, une femme d’un certain âge qui ne sait plus où donner de la tête.
Il est 2 heures du matin, sur la minipiste de danse, il y a une fille sublime avec un des plus beaux corps qu’on puisse imaginer dans ce genre d’endroit. Luisant dans le clair-obscur. On ne sait pas comment on écrit candaulisme en ukrainien, mais elle voudrait faire plaisir à son mari qui a des idées sauvages à s’en faire éclater les yeux. Seulement, pour les hommes seuls en maraude, la rampe d’accès jusqu’à elle paraît impensable. Alentour, il y a aussi des gourmandises débridées, des incroyables talents et du maquillage barbouillé, des hommes fiers comme Artaban et des yeux pleins de gratitude.
Et puis, il y a Emma, qui a le regard doux d’une jeune étudiante en philosophie. Elle vient pour la première fois, par hasard et par curiosité. Jean-Marc la couve. C’est la relève, en quelque sorte. Elle a une toute petite voix quand elle dit : « Je préfère venir ici que chatter sur Tinder, où c’est trop engageant. » Peep-show ? Elle ne savait même pas que ça pouvait exister. En revanche, le glory hole l’a beaucoup intriguée. Pas forcément sur un plan philosophique.
Tout le cuir de Fès
Trois heures. Tout cela est assez confus, on n’y voit pas très clair ; juste derrière Michel, tandis qu’il nous met en garde sur la persistance rétinienne de la « soirée la plus chaude de l’année », on discerne, en lisière du dance floor pilonné par une musique brutale, beaucoup d’hommes harnachés de cuir et de métal lourd en fusion qui forent le puits intime d’autres hommes. Il y a tellement de cuir que tout le stock des tanneries de Fès a dû y passer. Il y a pas mal de fesses et de zizis à l’air, plus ou moins en forme, mais aussi un type vêtu d’une combinaison intégrale comme s’il venait de passer la ligne d’arrivée des 24 Heures du Mans moto.
Il essaye d’embrasser son compagnon, mais, avec son casque de moto, ce n’est pas très pratique. D’autant plus que son amoureux porte lui-même un masque de chien en latex. Il faut dire que la mode puppy fait fureur dans le milieu fétichiste gay. Et encore des hommes marteaux piqueurs, parce qu’on en revient, finalement, toujours un peu à la même chose. Nous, on revient à Michel, directeur artistique des lieux, Le Dépôt, le plus grand club gay d’Europe et peut-être du monde. Mythique depuis vingt et un ans. « Il y a même des filles qui se déguisent en hommes pour essayer d’accéder au sous-sol et voir comment ça se passe.
Michel porte aussi un harnais de cuir, mais au-dessus de sa chemise très cadre sup’, ce qui lui donne une apparence de gladiateur assez étrange. Michel rappelle que Le Dépôt, aussi mythique soit-il, avait une réputation abîmée. « On a relancé le lieu, notamment la partie clubbing, pour qu’il n’y ait pas que du sexe. On a voulu montrer que, si ce lieu devait rester pas politiquement correct, il était aussi sexy et propre. » Michel a un master en stratégie de marque et cite Chanel : « Il faut beaucoup de sérieux pour faire du frivole. »
Il a travaillé à l’Olympia et au Musée d’Orsay. Il anticipe les tendances, mais il parle aussi d’un monde gay qui pourrait être submergé si on n’y prend garde. Michel est président de l’association de réduction des risques Play Safe. « Depuis quelque temps, il y a une nouvelle libération sexuelle grâce à la PrEP [traitement médical préventif contre le sida]. Mais il y a aussi 600 drogues de synthèse différentes accessibles sur Internet. Avec la visibilité du chemsex [les relations sexuelles sous l’emprise de drogue] sur les applis de rencontre, les jeunes finissent par penser que c’est la normalité. Il y a eu de nombreux morts liés à cette pratique. »
Halte là ! Une goutte de poésie, SVP. Bon, tout est relatif, mais on va faire comme si. L’entrée du Théâtre Chochotte se situe à côté d’un vendeur de crêpes, dans la rue Saint-André-des-Arts, à deux pas de la fontaine Saint-Michel. Le show d’Eden, la danseuse du moment, est pro jusqu’au bout des poils pubiens qu’elle n’a plus. Le tout-lisse est toujours à la mode. Chorégraphie au cordeau. Formidable. Elle fait du touche à touche avec les trois clients présents dans la salle. Un tout jeune et un tout vieux. C’est jour de grève. Les retraites sapent le moral des libertins. Chochotte, c’est un show à l’ancienne. Cinquante-cinq euros l’entrée.
Ambiance tapisserie médiévale. La patronne, c’est Mademoiselle Anaïs. Une femme d’affaires redoutable qui balance ses jambes comme Cyd Charisse pendant qu’elle répond à nos questions. Le vintage intemporel de Mademoiselle Anaïs prospère, elle ouvrira prochainement un second établissement à Bruxelles. Elle raconte une jolie histoire à laquelle on voudrait croire : « J’embauche principalement des étudiantes que je forme. Je veux des filles qui veulent se découvrir, qui n’ont pas de revanche à prendre sur la vie. Je veux un état d’esprit positif. »
Chochotte existe depuis trente-cinq ans, Mademoiselle Anaïs a toujours été là. Elle ne dit pas son âge, mais elle est très belle. « On reste le dernier bastion. La clientèle, blasée par Internet, est de plus en plus exigeante. Elle cherche de l’émotion, quelque chose de vrai. Il y a une Américaine qui passe de temps en temps une semaine à Paris. Elle vient tous les jours. Elle adore toutes les filles. Elle discute avec elles. » Ben… le strip-tease masculin, alors ? « J’aimerais bien. Pas pour l’argent, juste pour l’idée. Mais c’est encore trop ambigu. Je crois que ce ne serait pas accepté. » Sur la fresque de l’entrée, on zyeute une Aliénor d’Aquitaine en tenue très légère et pas toute seule. Ça donne envie de lire Georges Duby dans « La Pléiade ».
Gang bang féministe
Il est 4 h 55, Paris ne va pas tarder à s’éveiller. Avant de rentrer à la maison, on a traversé la rue Saint-Denis et la rue de la Gaîté à toute allure. Rien à y voir, c’était presque devenu des villes fantômes. Lucien en aurait lâché son clope. Puis, on a passé un coup de fil à Jane Melusine pour avoir des nouvelles. Elle rentrait d’une soirée BDSM (bondage, discipline et sadomasochisme) dans un club privé du 19e arrondissement. La nuit des reines. Vingt-cinq dominatrices triées sur le volet, venues spécialement de New York ou de Tokyo, toutes avec leur(s) soumis. Personne n’était là pour rigoler.
Jane, elle, est venue de Thionville après avoir longuement traversé les nuits du Paris coquin. Avant de devenir dominatrice, Jane Melusine n’a jamais réussi à descendre dans les backrooms du Dépôt, « pourtant, j’ai tout essayé pour aller voir ». Elle a commencé à la Chochotte au début des années 2000. Un an sous les ordres de Mademoiselle Anaïs. « Je suis fière d’y avoir découvert mon corps. » Un vrai gourou, cette Mademoiselle Anaïs. Jane fut actrice de théâtre porno, strip-teaseuse dans à peu près tous les lieux parisiens chics qui s’y prêtent. Et aussi une habituée des après-midi en club libertin pour son plaisir.
« PRENEZ LES GANG BANG, CONTRAIREMENT À L’IDÉE VÉHICULÉE, C’EST MOI QUI DOMINE. JE FAIS MON CHOIX DE PARTENAIRES QUI SONT À MA DISPOSITION. S’IL Y EN A UN QUI DÉBANDE, IL DÉGAGE. » JANE MELUSINE, DOMINATRICE
« Je suis une hurluberlue dans ce milieu. J’ai fait des études, je dévore la littérature érotique. Le sexe a une fonction cathartique. J’ai fait du strip hard, avec des godes même, mais avec une démarche intello derrière. Et j’ai découvert le BDSM. » Elle nous a raconté sa soirée et on a attaché notre ceinture. Il y a eu des piétinements – avec ou sans talons hauts –, des attachements que même Houdini… des étouffements, et même des jeux étincelants à base d’électricité. Son soumis, un jeune homme de 22 ans, a visiblement beaucoup apprécié.
« Aujourd’hui, le sexe s’est tellement démocratisé que c’est devenu vraiment du bas de gamme genre Jacquie et Michel. Il n’y a plus vraiment ce libertinage à la française, cette tradition qui remonte au XVIIe siècle. Il n’y a même plus de côté tabou à surpasser. Heureusement, avec le BDSM, on est à l’abri d’une mode grand public, car il faut du temps pour maîtriser les pratiques. C’est une histoire de passion où on peut descendre au fond de soi-même. J’ai l’impression de retrouver le milieu du libertinage que j’ai connu au début. »
Jane est même devenue une figure du milieu BDSM. « Depuis cinq ou six ans, de plus en plus d’hommes se féminisent et rampent à nos pieds. Ce sont des chefs d’entreprise ou des hommes politiques qui veulent renverser la vapeur. Je suis citée dans le livre Toutes des salopes. Comment faire d’une insulte un étendard féministe, d’Adeline Anfray (éd. La Musardine). Je revendique de consommer les mecs comme ils peuvent nous consommer. Prenez les gang bang [comptez une bonne dizaine d’hommes qui font l’amour à une seule femme], contrairement à l’idée véhiculée, c’est moi qui domine. Je fais mon choix de partenaires qui sont à ma disposition et je leur dis ce que je veux. Ni émotion ni sentiment. S’il y en a un qui débande, il dégage. »
Pour les copains de Jane, il n’y avait plus de doutes, la femme est bien l’avenir de l’homme. On était content d’avoir pensé à ça, Jane Melusine aurait été fière de nous, et elle nous aurait sûrement récompensé. Malgré une persistance rétinienne tenace, le peep-show n’était plus qu’un rêve lointain et il était enfin l’heure de s’allonger. Dans le grand sourire d’une nuit héroïque, on s’est endormi comme un bébé.