Portrait - Emma Becker : « J’ai écrit “La Maison” pour faire des putes des héroïnes »
Par Thomas Wieder, Berlin, correspondant
Dans « La Maison », paru cet été et succès critique et public, Emma Becker décrit deux années passées par choix dans des bordels de Berlin. Attaquée par des féministes, l’écrivaine revendique y avoir trouvé une forme d’émancipation.
Comme souvent, c’est une fois le micro coupé, pile au moment de prendre congé, que les trois phrases-clés de l’entretien ont été prononcées. « Un écrivain ne choisit pas ses lecteurs. Ces quatre derniers mois, j’ai souvent eu l’impression qu’on projetait sur mon livre un discours très éloigné du mien. C’est comme ça, il faut l’accepter, même si ce n’est pas toujours facile. » En quelques mots, Emma Becker venait de résumer ce qu’elle nous avait dit pendant deux heures sans jamais le formuler de façon aussi claire. La Maison (Flammarion), ce récit où la Française raconte les deux ans qu’elle a passés dans des bordels berlinois, lui a largement échappé depuis sa parution, le 21 août.
Après 40 000 exemplaires vendus, une couverture médiatique maximale et trois distinctions (prix Blù Jean-Marc Roberts et prix RomanNews, mi-septembre ; prix Roman des étudiants France Culture-Télérama, le 11 décembre), ce n’est pas étonnant. Mais on devine que ça la travaille. Difficile de se sentir « mise dans des cases » quand on a un rejet viscéral des « assignations » et qu’on revendique pour soi-même, à 31 ans, « une liberté totale », à commencer par celle de « refuser les étiquettes qu’on veut vous coller ».
Texte au vitriol
L’écrivaine pense notamment à la réaction de l’association Osez le féminisme !, ou plus exactement de son antenne iséroise qui, mi-novembre, a publié un communiqué intitulé « Non à la venue d’Emma Becker à l’université Grenoble-Alpes ». Un texte au vitriol contre « un ouvrage qui glamourise et banalise l’achat des femmes et qui légitime les violences masculines », un livre qui « encens[e] la prostitution et le système prostitueur auprès du jeune public », un « récit alarmant relaté à destination des 18-26 ans et qui invisibilise à dessein la réalité du système prostitutionnel ».
Trois semaines plus tard, dans le café où nous la rencontrons, à deux pas du canal près duquel elle habite, dans le quartier de Kreuzberg, à Berlin, la jeune femme n’a toujours pas digéré l’attaque. Pas plus qu’elle n’a compris la tribune d’une page que l’écrivaine Ariane Fornia a publiée le 21 octobre dans le quotidien Libération, qui dénonce « la romantisation des escort-girls berlinoises, devenues de mythiques hétaïres s’offrant de leur plein gré à la convoitise masculine ». Titré « Pute n’est pas un métier d’avenir », l’article s’en prenait également aux « journalistes culturels français, bien souvent des hommes », qui, « charmés, (…) s’arrachent cette superbe jeune femme blanche, bourgeoise et éloquente, qui construit l’image d’Épinal d’une prostitution choisie et vécue dans l’allégresse ».
Un « petit bordel à l’ancienne »
Aucun nom n’était cité, mais Ariane Fornia pensait sans doute à Jérôme Garcin qui, dans L’Obs, était tombé en extase devant un « putain de grand livre » permettant de faire « tomber tous les tabous, préjugés, médisances, hiérarchies, qui, des deux côtés du Rhin, s’attachent à ce très vieux métier » qu’est la prostitution. Ou à Frédéric Beigbeder, qui, dans Le Figaro magazine, avait célébré un « témoignage narquois, un pied de nez au puritanisme et à l’hypocrisie », allant jusqu’à affirmer : « Le principal scandale de ce livre, c’est qu’il est une réussite littéraire complète. »
À vrai dire, Emma Becker est aussi embarrassée par celles qui l’ont fustigée que par ceux qui l’ont encensée. Certes, elle reconnaît garder un souvenir « globalement très positif » de « la Maison », ce « bordel bourgeois » du vieux Berlin-Ouest, où elle a travaillé de 2015 à 2017 et qui a donné son titre à ce récit de près de 400 pages. Mais elle raconte aussi « le mois horrible » qu’elle a passé au « Manège », le premier établissement qu’elle a trouvé « en tapant “bordel Berlin” sur Google ». Un « endroit hyper glauque » dont elle décrit dans le livre les « alcôves (…) où se dissolvent les effluves de sueur rance, de bite sale, de langue paralysée par le mauvais champagne, [qui resurgissent] au beau milieu des cauchemars et des instants de solitude où aucune pensée heureuse ne parvient à filtrer ».
Pour Emma Becker, le choix de raconter « ces deux expériences radicalement opposées » est la preuve qu’elle n’a « pas voulu faire l’apologie de la prostitution en général ». En cela, son livre « n’est en rien un manifeste », assure-t-elle. C’est « un certain type de prostitution » qu’elle a « aimée », celle pratiquée légalement dans un « petit bordel à l’ancienne » où les filles pouvaient choisir de venir travailler quand elles voulaient et où elle-même a plutôt bien gagné sa vie – autour de 3 000 euros par mois. Surtout pas la prostitution des « grands bordels froids et sinistres » où « les putes sont forcées d’être là même quand ça ne va pas car sinon elles se font virer ». Et pas non plus « l’esclavage des filles souvent mineures et étrangères qu’on fout sur les boulevards extérieurs et qui sont exposées à toutes les horreurs ».
« Empowerment »
Cette distinction est « absolument essentielle » pour Emma Becker. Aux yeux des « abolitionnistes », qui considèrent la prostitution comme une violence intrinsèque et la définissent comme du viol tarifé, sa tentative de sortir de l’opprobre une certaine forme de prostitution ne tient pas la route et fait au contraire le jeu des pires défenseurs du patriarcat. À ces accusations, l’écrivaine répond que la prostitution, dès lors qu’elle est pratiquée dans de « bonnes conditions », peut être une expérience « enrichissante », voire « épanouissante ». Elle va même plus loin, en parlant d’« empowerment » – elle utilise le terme anglais – pour qualifier l’« impression qu’elle a personnellement ressentie d’être souvent beaucoup plus en possession de [son] corps et de [sa] sexualité en faisant la pute que dans [sa] vie réelle ».
« J’AI PLUS SOUVENT EU L’IMPRESSION D’ÊTRE TRAITÉE COMME UNE PUTE PAR DES SALAUDS QUE J’AVAIS RENCONTRÉS DANS MA VIE D’AVANT QU’AVEC LA PLUPART DES TYPES AVEC QUI J’AI BAISÉ À LA MAISON. » EMMA BECKER
Car, pour elle, l’essentiel est bien là. Au lieu de considérer le fait d’être payée comme un acte de soumission de la prostituée, elle y a trouvé, au contraire, un moyen de « reprendre le pouvoir » sur le client. « En te donnant du pognon, le mec t’installe sur un piédestal. Dans ces moments-là, je sentais la puissance de mon sexe sur les hommes. J’avais l’impression que c’était moi qui les gouvernais et pas eux qui me possédaient », dit-elle. Quant à ceux qui affirment que le sexe tarifé place nécessairement la prostituée dans un rapport d’infériorité, elle estime que c’est une façon de fermer les yeux à bon compte sur tout ce que les femmes peuvent subir d’humiliant dans leur vie sexuelle quotidienne sans même qu’il soit question d’argent.
« Paradoxalement, j’ai plus souvent eu l’impression d’être traitée comme une pute par des salauds que j’avais rencontrés dans ma vie d’avant qu’avec la plupart des types avec qui j’ai baisé à la Maison », raconte-t-elle. Des clients dont elle assure que la plupart « cherchent autant une oreille à qui parler qu’une chatte pour s’amuser ». Ce qu’elle résume d’une formule : « Généralement, les mecs profitent de la putain pendant les dix premières minutes. Le temps qui reste, ils le passent avec la maman. »
Nymphette dévouée
Il y a encore une autre raison pour laquelle Emma Becker assume l’adjectif « libérateur » pour qualifier ses deux années à « la Maison ». Pour la saisir, il faut comprendre à quel moment précis de sa vie elle a fait cette expérience. Fille d’une psy et d’un chef d’entreprise spécialisé dans l’événementiel, elle raconte que le sexe la « passionne » depuis qu’elle est toute petite. Que c’est vers 6 ou 7 ans, en tombant sur des BD érotiques chez son oncle, qu’elle a commencé à « sentir ce truc en bas du ventre qui s’appelle l’excitation ». Qu’elle a « très vite compris » que les hommes allaient être « la grande affaire de sa vie ».
En l’écoutant parler ainsi, on est d’abord tenté de voir en elle une femme bravache, grisée par le plaisir de raconter une vie sexuelle frénétique à rendre jaloux n’importe qui. On ne tarde pas à comprendre que la réalité fut souvent moins glorieuse, voire douloureuse. Longtemps, la jeune femme a vu dans le sexe le moyen de tester son « irrésistible besoin de plaire ». Au risque de se perdre dans un rôle de nymphette dévouée, ainsi qu’elle le raconte dans Mr (Denoël, 2011), son premier livre, publié quand elle avait 22 ans et où elle décrit sa relation avec un « vieux » chirurgien de vingt ans son aîné qui lui fit lire quelques classiques devenus pour elle des références, comme La Mécanique des femmes, de Louis Calaferte (Gallimard, 1992).
Une autre façon de vivre sa sexualité
Emma Becker évoque ensuite une relation de trois ans avec un homme d’une jalousie extrême, qu’elle n’arrivait pas à quitter et dont elle s’est « libérée » en quittant Antony (Hauts-de-Seine) pour Berlin, où elle s’est installée avec ses deux sœurs, en 2013. Là, elle découvre une autre façon de vivre sa sexualité, en particulier au KitKatClub, une institution de la nuit berlinoise fondée au milieu des années 1990 par le réalisateur autrichien de films pornos Simon Thaur et sa compagne Kirsten Krüger. Un endroit « où tout le monde baise avec tout le monde, des beaux, des moches, des petits, des gros, des jeunes, des vieux, des handicapés ». Le genre d’expérience qui « aide à te rendre beaucoup plus cool avec ton propre corps ».
Son goût pour les clubs s’émousse vite. Et, parallèlement, un « vieux fantasme » se met à l’obséder de plus en plus : faire commerce de son corps, ce qu’elle avait gardé dans un coin de sa tête depuis qu’elle avait lu La Maison Tellier et Boule de suif, de Maupassant, et Nana, de Zola. « Pouvoir faire d’un passe-temps son métier, j’en avais toujours rêvé. J’étais loin de mes parents. J’étais dans un pays où la prostitution est légale. Je me suis dit que c’était le moment d’essayer. »
Sur le moment, la jeune femme se pose des questions. Elle se demande ce que deviendra sa « goinfrerie des hommes » après en avoir fait son métier. Elle explique aujourd’hui que son rapport au corps et au désir a bel et bien évolué, mais dans un sens qu’elle n’avait pas imaginé. « Quand tu baises trois ou quatre fois par jour, tu ne te poses plus la question de savoir si tu es désirable : tu constates juste que tu l’es. Au fond, ça m’a remise en paix avec moi-même », explique-t-elle. Et puis il y a cette distance affective qui existe nécessairement avec le client. Une distance qui l’a aidée à se « reconnecter avec son corps », dit-elle. « Avant, j’avais tendance à d’abord penser au plaisir de l’autre. Au bordel, j’étais moins préoccupée par l’idée de plaire. Ça m’a reconcentrée sur mon désir. J’ai même découvert que mon plaisir pouvait naître de l’indifférence ou de la répulsion que m’inspirait un mec. »
L’expérience ultime – dans tous les sens du terme – aura lieu début 2017. Cinq mois après la naissance de son fils, qu’elle a eu avec le meilleur ami du copain d’une de ses sœurs, rencontré à Berlin, Emma Becker se décide à retourner à « la Maison ». Elle explique que ce retour l’a « remise dans la vie », en la rassurant sur le fait qu’elle était « encore capable de susciter le désir » malgré son « corps fatigué ». Elle commence toutefois à prendre conscience que « tout cela finit par tourner en rond », est tentée d’arrêter mais a du mal à se décider. La fermeture de l’établissement, trois mois plus tard, ne lui laisse pas le choix. L’expérience tourne court. Le travail d’écriture peut débuter. Depuis, la jeune femme gagne sa vie en travaillant comme serveuse dans un café du quartier de Mitte, à Berlin.
« Relations de subordination »
Avec le recul, Emma Becker dit avoir écrit La Maison « pour faire des putes des héroïnes ». D’où le désarroi qu’elle a ressenti quand, à sa sortie, quelques prostituées ont commencé à l’attaquer, sur Twitter. À l’instar de Cybèle Lespérance, qui se présente sur le réseau social comme « accompagnante sexuelle H/F, courtisane, féministe & sexperte » à Chambéry. Contactée par M, cette femme de 38 ans reconnaît que la médiatisation de l’ouvrage lui a d’abord inspiré la plus grande méfiance : « Le bouquin était présenté comme celui d’une écrivaine qui avait testé la prostitution pour en faire un livre, un peu comme si elle était allée au zoo. Ça nous a beaucoup agacées. »
« CEUX QUI DISENT QUE [“LA MAISON”] EST UN ÉLOGE BÉAT DE LA PROSTITUTION SE TROMPENT. ELLE MONTRE BIEN COMMENT UN LIEU MAL GÉRÉ PEUT ÊTRE UN VÉRITABLE ENFER. » CYBÈLE LESPÉRANCE, RÉFÉRENTE DU SYNDICAT DU TRAVAIL SEXUEL
Emma Becker les prend au mot et leur envoie un exemplaire du livre. « En le lisant, on a constaté que ce qu’elle racontait était crédible, notamment sur certains aspects misérables des clients ou les ambivalences qu’on peut ressentir en faisant ce métier, explique Cybèle Lespérance. Quant à ceux qui disent que c’est un éloge béat de la prostitution, ils se trompent. Elle montre bien comment un lieu mal géré peut être un véritable enfer. » Référente pour le Syndicat du travail sexuel (Strass) dans la région Auvergne-Rhône-Alpes et membre de l’association de lutte contre le sida Aides, Cybèle Lespérance n’en porte pas moins un regard critique sur la situation allemande décrite par Emma Becker.
Légalisée en 2002 sous le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder après un vif débat marqué notamment par l’opposition de l’Union chrétienne-démocrate d’Angela Merkel, la prostitution « à l’allemande » a pour inconvénient, selon elle, de prévoir des règles spécifiques pour les travailleuses du sexe, indépendantes ou employées, qui peuvent se transformer en contraintes.
Plutôt que d’ouvrir la voie à une « légalisation », elle estime qu’une solution raisonnable serait une « décriminalisation » qui permettrait aux prostituées d’exercer leur activité en profession libérale. Elle est en revanche assez sceptique quant à l’idée d’importer en France des bordels comme ceux décrits par la romancière, dans un pays où les maisons closes ont été abolies en 1946. « Ce sont des structures qui créent des relations de subordination entre les prostituées et leur patron. Si celui-ci est correct, tant mieux, mais si ça n’est pas le cas, ça peut très vite mal se passer. »
« Débat houleux » et pétition
La Maison doit paraître en Allemagne en septembre 2020. Emma Becker reconnaît qu’elle n’a pas l’esprit tout à fait tranquille. D’abord parce qu’elle espère que ses ex-collègues, auxquelles elle consacre de longs passages pleins de tendresse, se reconnaîtront dans ce qu’elle a écrit. Mais aussi parce qu’elle s’attend à un « débat houleux » avec certaines féministes. Loin d’avoir clos le débat sur la prostitution, la loi de 2002 a eu tendance à durcir les positions. Notamment depuis le livre Prostitution, Ein deutscher Skandal (« prostitution, un scandale allemand », non traduit), publié en 2013 par Alice Schwarzer, la figure de proue du féminisme en Allemagne.
Un pamphlet dont la sortie a été accompagnée d’une pétition réclamant l’interdiction « à long terme » de la prostitution. Parmi les signataires figuraient notamment Annegret Kramp-Karrenbauer, alors ministre-présidente de la Sarre, aujourd’hui présidente de la CDU et ministre de la défense, et à ce titre probable future candidate à la succession d’Angela Merkel à la chancellerie.
Depuis, une loi de 2016 a tenté de corriger certaines dérives observées dans les quelque 3 500 bordels enregistrés en Allemagne. L’objectif est d’améliorer l’état de santé des prostituées en les obligeant à déclarer leur activité auprès des autorités sanitaires et en rendant obligatoire l’utilisation du préservatif. Les conditions d’ouverture des établissements ont également été rendues plus contraignantes dans un pays où il était devenu « plus facile d’ouvrir un bordel qu’une baraque à frites », selon l’expression de la ministre de la famille de l’époque, la sociale-démocrate Manuela Schwesig.
Emma Becker se prépare déjà à des « discussions tendues », d’autant plus que la loi de 2016 n’a aucunement conduit les « abolitionnistes » à baisser la garde, comme en témoigne la manifestation organisée par l’association Terres des femmes pour réclamer l’interdiction de la prostitution, le 25 novembre, à Berlin. L’écrivaine, qui n’avait pas voulu produire un « ouvrage militant », a dû se résoudre à admettre que son livre soit « parfois moins vu comme un objet littéraire que comme un acte politique ». Elle en a pris son parti. Elle caresse simplement un espoir : « avoir les putes de [son] côté » quand sortira la traduction allemande de La Maison. Et contribuer à changer le regard qui est porté sur elles, afin qu’« on cesse de les voir comme des cinglées ou des pauvres filles, pour les considérer comme des femmes normales malgré leur boulot pas comme les autres ».