Par Raphaëlle Bacqué - Le Monde
« Catherine Deneuve, derrière l’écran » (6/6). En 2018, en pleine vague #metoo, la star du cinéma français figure parmi les signataires d’une tribune retentissante dans « Le Monde ». L’occasion de s’interroger sur la manière dont elle a toujours gardé ses distances avec le combat féministe, tout en affirmant sa totale liberté
Janvier 2018. La critique d’art Catherine Millet appelle le chef de service des pages Débats du Monde, Nicolas Truong : « Nous sommes plusieurs femmes à avoir écrit un texte, en réaction au climat idéologique qui s’est installé dans la mouvance de #metoo. » L’autrice de La Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil, 2001), récit clinique de ses multiples aventures, ne cache pas son agacement. Depuis la chute du producteur de cinéma américain Harvey Weinstein, quatre mois plus tôt, c’est un déferlement de témoignages de femmes racontant viols, attouchements et sexisme ordinaire. « Elles exagèrent très largement le harcèlement sexuel », juge cette libertine affirmée, issue de cette génération qui eut 20 ans en 1968.
Le texte proposé au Monde a déjà été paraphé, assure-t-elle, par quelques dizaines de femmes en vue, parmi lesquelles l’écrivaine Catherine Robbe-Grillet et l’actrice Ingrid Caven. Cependant il circule encore, et ses initiatrices attendent la signature de la plus célèbre de toutes : Catherine Deneuve.
Ecrit à plusieurs mains – Millet et Robbe-Grillet, donc, mais aussi la romancière Sarah Chiche, l’essayiste Peggy Sastre et la réalisatrice Abnousse Shalmani –, ce texte dénonce la « justice expéditive » et le « puritanisme » d’un néo-féminisme exprimant « la haine des hommes ».
« Une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme, sans être une “salope” ni une vile complice du patriarcat, affirme la tribune. Elle peut (…) ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, même si cela est considéré comme un délit. » D’ailleurs, soutiennent les signataires, « la liberté de dire non à une proposition sexuelle ne va pas sans la liberté d’importuner ».
Si le texte indique d’emblée que « le viol est un crime », il souligne aussi que « les accidents qui peuvent toucher le corps d’une femme n’atteignent pas nécessairement sa dignité et ne doivent pas, si durs soient-ils parfois, nécessairement faire d’elle une victime perpétuelle ». « Nous ne sommes pas réductibles à notre corps. Notre liberté intérieure est inviolable, conclut la tribune. Et cette liberté que nous chérissons ne va pas sans risques ni sans responsabilités. »
Un texte qui divise
Au sein même de la rédaction du Monde, le texte divise. Mais c’est la tradition des pages Débats de publier des points de vue contradictoires.
La veille de la publication, Catherine Millet rappelle le journal : « Ça y est, Catherine Deneuve a signé ! » Avec une caution aussi emblématique, la tribune promet d’avoir un impact dans le monde entier. Pour être certain du soutien de l’actrice, le quotidien prend tout de même la précaution de réclamer une confirmation : c’est vrai, affirme son agente Claire Blondel, Catherine Deneuve figure parmi les signataires. Mesure-t-elle bien l’effet qu’aura son nom au bas de cette charge anti-#metoo ?
Le 9 janvier, paraît donc la tribune, au milieu d’une double page où figurent d’autres textes critiques de cette nouvelle libération de la parole des femmes. Dans son édition papier, Le Monde a choisi une publication très sobre, sans photo de « une », annonçant seulement sur une colonne : « Un collectif de plus de cent femmes, dont Catherine Deneuve, s’inquiète du “puritanisme” apparu après l’affaire Weinstein ». Le site Internet du journal, de son côté, a titré le texte d’une phrase : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». En quelques heures, la tribune fait le tour du monde.
« Deneuve contre #metoo ». Des Etats-Unis au Brésil, de l’Europe à la Chine, partout le même émoi. La photo de l’actrice illustre des milliers d’articles. Le scandale Weinstein a ébranlé jusqu’aux fondations d’Hollywood. Qu’une star française aussi emblématique puisse s’afficher à contre-courant de bon nombre d’artistes stupéfie et, parfois, réjouit des groupes avec lesquels Deneuve n’a jamais voulu frayer.
« Il faut y voir une anomalie sociologique apparue dans d’obscurs cercles parisiens – ceux de femmes riches et cultivées qui voient la sexualité transgressive comme une source d’inspiration artistique », analyse le Financial Times, le 11 janvier 2018. Deneuve, c’est la France. Après l’affaire Strauss-Kahn, en 2015, la presse anglo-saxonne croit déceler dans cette séquence la nouvelle preuve d’une « complaisance typiquement hexagonale ».
Paratonnerre
C’est la rançon de la gloire internationale dont Catherine Deneuve peut se prévaloir : elle est la signataire la plus connue. La voici donc devenue le paratonnerre qui concentre toutes les foudres ainsi suscitées.En France aussi, le choc est profond. Il l’est d’autant plus que certaines des signataires en rajoutent sur les radios et les télés : « Si mon mari ne m’avait pas un peu harcelée, peut-être que je ne l’aurais pas épousé », s’amuse l’entrepreneuse Sophie de Menthon. « Le type qui fume un gros cigare à côté de moi peut m’importuner autant que celui qui met sa main sur mon genou », badine Catherine Millet sur France Inter. Quant à l’ex-actrice porno et animatrice radio Brigitte Lahaie, elle déclare, sur le plateau de BFM-TV, qu’« on peut jouir lors d’un viol ».
Catherine Deneuve ne s’attendait certainement pas à susciter pareil scandale. En mars 2017, sa défense de Roman Polanski, poursuivi aux Etats-Unis pour une accusation de viol remontant à 1977, avait pourtant déjà provoqué une avalanche de critiques. Pressenti pour présider la cérémonie des Césars, le réalisateur avait dû renoncer devant les protestations, et l’actrice s’en était émue : « Je trouve extrêmement choquant que, quarante ans après, des femmes puissent faire sortir cet homme de sa réserve. C’est une affaire qui a été jugée, il y a eu un accord entre Polanski et cette femme, elle a demandé à ce que l’on arrête d’en parler. »
Invitée de Yann Barthès sur le plateau de Quotidien, cette émission où elle aime être reçue comme une icône branchée de la jeunesse, elle avait maladroitement osé des arguments d’un autre âge : « J’aime beaucoup les femmes, mais je ne suis pas d’accord avec toutes les féministes. C’est vraiment abusif. C’était une jeune fille qui avait été amenée chez Roman par sa mère qui ne faisait pas son âge. Il a toujours aimé les jeunes femmes. J’ai toujours trouvé que le mot viol était excessif. »
« Elle est l’homme que j’aurais voulu être »
Peut-elle ignorer que l’époque a changé ? Depuis la parution de la tribune dans Le Monde, jamais ses proches ne l’ont vue si « furieuse » ni si « blessée » des commentaires à son encontre. Toujours, elle a incarné un modèle de femme libre et puissante. A la fois mère, amante, star, la réussite sur tous les tableaux. Un rêve de féministe… Sans l’être vraiment. « Féministe », du reste, est un mot qu’elle ne revendique pas. Elle juge « virile » sa façon tranchante de décider, prétend vivre « comme un homme ». Rien ne l’a plus enchantée que le mot de Gérard Depardieu : « Elle est l’homme que j’aurais voulu être. » Un autoportrait par Deneuve ressemble toujours à celui d’un garçon déguisé en idéal féminin.
Le 15 janvier, sa réponse dans Libération aux critiques suscitées par la fameuse « liberté d’importuner » se termine sur cette dualité : « Je suis une femme libre et je le demeurerai. Je salue fraternellement toutes les victimes d’actes odieux qui ont pu se sentir agressées par cette tribune parue dans Le Monde, c’est à elles et à elles seules que je présente mes excuses. » « Fraternellement », a-t-elle écrit. Cette fille élevée dans une famille de filles ignore volontairement la « sororité » des féministes.
Ce n’est pas seulement une question de génération. C’est aussi un choix qui s’est exprimé d’emblée, même lorsque autour d’elle des femmes s’engageaient pour les femmes. Deneuve n’est pas une militante. Elle craint que cela ne fige son image, alors qu’elle voudrait jouer tous les personnages. Toujours dans Libération, elle rappelle : « J’étais une des 343 salopes, avec Marguerite Duras et Françoise Sagan, qui ont signé le manifeste “Je me suis fait avorter” écrit par Simone de Beauvoir [en 1971]. L’avortement était passible de poursuites pénales et d’emprisonnement à l’époque. » C’est parfaitement vrai.
La réalisatrice Nadine Trintignant se souvient fort bien de ce soir du printemps 1971 où Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve étaient venus dîner dans l’appartement familial parisien. Quelques mois auparavant, c’est sur le tournage de Ça n’arrive qu’aux autres, le film le plus personnel de la cinéaste, que l’acteur italien et Catherine étaient tombés amoureux. Le film raconte le drame vécu par les Trintignant quelques années plus tôt : la détresse d’un couple face à la mort subite de son bébé.
Marcello y joue Jean-Louis Trintignant, Catherine interprète Nadine. « Un film de femmes », a dit la critique. « Indécent », ont affirmé sottement les plus sévères. Il a fallu que Catherine Deneuve monte au créneau pour ce beau film : « Il y a beaucoup de metteurs en scène qui parlent de choses très personnelles et parfois très indécentes et on ne dit rien. Nadine ne dit rien d’indécent, elle raconte quelque chose de très cruel, la chose la plus injuste qui puisse arriver. » Leur amitié s’est scellée là.
Autonome ou soumise ?
Ils sont donc ensemble ce soir-là, ces deux couples-phares du cinéma français, les Deneuve-Mastroianni et les Trintignant. « Je venais de signer la tribune en faveur du droit à l’avortement, écrite par Simone de Beauvoir, et je cherchais d’autres signataires », témoigne Nadine Trintignant. Parmi les actrices, Stéphane Audran, Françoise Fabian, Bernadette Lafont, Jeanne Moreau, Bulle Ogier, Marie-France Pisier, Micheline Presle, Delphine Seyrig ou Marina Vlady ont déjà apposé leur nom au bas de ce manifeste qui veut faire abolir l’interdiction d’avorter. Mais Catherine Deneuve hésite. Tenue par ce désir farouche de pas dévoiler sa vie privée, elle hésite à signer cette proclamation qui commence ainsi : « Un million de femmes se fait avorter chaque année en France (…) Je déclare que je suis l’une d’elles. » Echange d’arguments, puis, se remémore Nadine Trintignant, « elle s’est tournée vers Marcello et il a dit, avec son charmant accent italien : “Ma, si Nadine té dit dé signer, signe !” »
La voilà embarquée dans ce que Charlie Hebdo appellera, pour choquer le bourgeois, « le Manifeste des 343 salopes », premier coup d’éclat qui aboutira, quatre ans plus tard, à la loi Veil encadrant la dépénalisation de l’IVG.
Cela n’est pas sans conséquences. « Beaucoup de signataires qui n’étaient pas célèbres ont été convoquées au commissariat de police, interpellées dans des termes d’une très grande vulgarité », a souvent rappelé l’avocate Gisèle Halimi.
Les actrices en vue, elles, ne risquent pas d’être interpellées, mais certains producteurs n’aiment pas « les emmerdeuses », comme ils disent. « Catherine n’est pas du genre à regretter ses décisions, se remémore Nadine Trintignant, mais j’ai su plus tard par sa sœur, Sylvie Dorléac, qu’elle était furieuse parce que la liste des signataires avait été publiée dans Le Nouvel Observateur, ce qui lui avait ensuite valu des ennuis, lors d’un tournage aux Etats-Unis. »
Alors qu’elle vient de signer, Catherine expose d’ailleurs, comme par prudence, dans l’hebdomadaire Jours de France, l’ampleur de ses paradoxes. « J’ai une situation privilégiée : j’ai beau me sentir femme et très femme, je vis un peu comme un homme, dans la mesure où je travaille, où je me débrouille et où mon enfant dépend de moi seule. Pourtant, j’ai mes idées sur ces problèmes : je suis plutôt pour la femme soumise, déclare-t-elle à Léon Zitrone. Ceci posé, les femmes ont certaines aspirations qui m’intéressent, et que je trouve normales, d’autres puériles et dérisoires qui me mettent hors de moi, telles les revendications sur le plan de l’égalité. L’égalité entre un homme et une femme, c’est un mot vide de sens, qui ne veut rien dire ; en revanche, quand une femme veut toucher le même salaire qu’un homme pour le même travail, je trouve cela absolument normal. » Autonome ou soumise ? Egale pour le salaire mais pas pour le reste ? Que veut-elle dire, au fond ?
ELLE SE TIENT PRUDEMMENT ÉLOIGNÉE DES MILITANTES QUI AURAIENT RÊVÉ DE L’ENRÔLER
Catherine Deneuve ne tourne pas dans les films féministes de l’époque. Ne participe pas aux réunions enfumées où l’on débat des droits des femmes. Elle élève seule son fils, Christian Vadim, et sans doute cela compte-t-il dans sa réticence à militer. Mais elle est, quoi qu’il en soit, moins engagée que ses amis Agnès Varda et Jacques Demy, et bien moins encore que Delphine Seyrig, avec laquelle elle vient de tourner Peau d’âne (1970). Deneuve et Seyrig. La princesse et la fée sa marraine. L’héroïne de Buñuel et l’égérie de Marguerite Duras, toutes deux intelligentes et belles, voix chic pour l’une, phrasé poétique pour l’autre.
Seulement, Delphine Seyrig est très en pointe dans les mouvements féministes. En 1972, c’est dans son appartement que des militantes filment le premier avortement selon la méthode de Karman, qui s’imposera peu à peu. La même année, elle dépose en faveur de la défense, au tribunal de Bobigny, où Gisèle Halimi plaide avec succès en faveur de Marie-Claire, une jeune fille qui s’est fait avorter après un viol et se retrouve sur le banc des accusés avec quatre autres femmes, dont sa mère, qui l’ont aidée. Pendant ce temps, Deneuve tourne le provocant Liza, de Marco Ferreri : l’histoire d’une femme qui tue le chien de son amant et prend peu à peu sa place…
Deneuve est issue d’une famille de comédiens. Seyrig est une fille d’intellectuels bourgeois, père archéologue directeur des Antiquités de Beyrouth, mère navigatrice lettrée, spécialiste de Jean-Jacques Rousseau. « A partir du moment où mon bonheur dépend d’un homme, je suis une esclave et je ne suis pas libre, déclare-t-elle tout de go à la télévision. Mais à partir du moment où je m’en rends compte et où je le dis, je deviens quelqu’un de très antipathique pour les hommes. » Ce n’est pas Catherine qui prendrait le risque d’être « antipathique » aux yeux des hommes.
Delphine Seyrig a-t-elle raison lorsqu’elle se convainc peu à peu que le cinéma lui fait payer son militantisme, que les producteurs la bannissent de leurs projets ? « J’ai rejeté, je suis rejetée, c’est sans doute normal », soupire-t-elle. En 1981, elle signe avec Carole Roussopoulos un documentaire percutant, que l’on peut voir aujourd’hui sur le site La Cinetek, fondé par un groupe de réalisateurs. Sois belle et tais-toi rassemble les témoignages d’une vingtaine d’actrices françaises et américaines. Rôles stéréotypés, transformations physiques, dialogues mièvres, elles racontent la misogynie habituelle. Delphine Seyrig n’a pas songé à y faire figurer Catherine Deneuve. Mais le récit de l’intelligente Jane Fonda est édifiant. Fonda et Deneuve ont toutes deux connu la célébrité jeune, elles ont Roger Vadim en commun, ce pygmalion qui croyait les façonner comme des statues d’un introuvable idéal féminin, l’une est engagée, l’autre pas.
En somme, Catherine Deneuve peut bien mener sa vie en femme libre et indépendante, elle se tient prudemment éloignée des militantes qui auraient rêvé de l’enrôler. Jamais dans les manifestations, sûrement pas dans les partis et si peu dans les grands débats qui agitent – et parfois divisent – les hommes et les femmes de l’époque.
CINQUANTE ANS APRÈS L’ÉCLOSION DU MLF, CATHERINE DENEUVE JUGE AUSSI EXCESSIVES ET INCOMPRÉHENSIBLES LES FÉMINISTES RADICALES D’AUJOURD’HUI
Comment, dans ces conditions, la fondatrice du MLF Antoinette Fouque a-t-elle bien pu l’apprivoiser ? La psychanalyste semble avoir approché l’actrice dès la fin des années 1970. « Clouée dans un fauteuil roulant, toujours entourée de très belles femmes – elle qui était laide –, cette fille du Panier à Marseille déployait mille séductions pour amener vers elle les gens célèbres sur lesquels elle pratiquait parfois une sorte d’analyse sauvage », rappelle l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco.
Pour les Editions des femmes, fondées par Antoinette Fouque, Deneuve enregistre pendant une dizaine d’années une série de livres audio de romancières, Marguerite Duras, Françoise Sagan, Duong Thu Huong, dont elle contribuera à populariser l’œuvre. Bien sûr, au bout de quelque temps, la psychanalyste s’est mise à enregistrer en retour de longs entretiens avec Deneuve. Elle veut en faire un livre. Une sorte d’introspection inédite de la star. Contrat en bonne et due forme. Puis, recul de l’actrice : le livre ne verra jamais le jour…
Cinquante ans après l’éclosion du MLF, Catherine Deneuve juge aussi excessives et incompréhensibles les féministes radicales d’aujourd’hui. Puissante assez tôt, elle n’a pas vécu les violences que #metoo dénonce. Les humiliations et le sexisme ordinaire ? Elle les a balayés. Combien de fois a-t-elle dû répondre à ces questions posées uniquement aux femmes : « Etes-vous une bonne mère ? » ou « Avez-vous peur de vieillir ? »
Oh, des petits Weinstein, elle en a vu passer ! Des réalisateurs entreprenants, des acteurs persuadés d’être irrésistibles. Le succès très jeune lui a évité de dépendre d’eux. Sur le tournage du Sauvage (1975), de Jean-Paul Rappeneau, Yves Montand glissait chaque soir un petit mot sous sa porte. Puis, lorsqu’il vit qu’elle restait indifférente, raconte Rappeneau, fit une scène au réalisateur parce qu’il craignait qu’il ne la filme mieux que lui : « Je ne suis pas là pour servir la soupe à mademoiselle Deneuve ! » C’était elle, la plus forte.
Souvent, elle a dû lutter contre ce cliché qui veut que les actrices soient systématiquement des rivales. Comme si les acteurs ne l’étaient jamais entre eux… En 1994, le producteur Alain Terzian, membre du jury du Festival de Cannes qu’elle coprésidait avec Clint Eastwood, avait fait courir le bruit que Deneuve avait manœuvré afin que l’italienne Virna Lisi remporte le prix d’interprétation féminine pour sa composition de Catherine de Médicis dans La Reine Margot, tandis qu’Isabelle Adjani y tenait le rôle-titre. « Un fantasme pur et simple », assure aujourd’hui la journaliste Marie-Françoise Leclère, alors membre du jury. Tant que Terzian a présidé les Césars, Catherine Deneuve les a boudés.
Le cinéma, voilà son champ d’action. « J’ai pris des positions pour les femmes, mais c’est toujours très égoïste », a-t-elle reconnu un jour. Elle est l’une des rares actrices françaises, peut-être même la seule, à avoir si longtemps joué des patronnes, des chefs de famille, des amoureuses, surtout. Car c’est sur ce dernier terrain que se joue l’inégalité hommes-femmes au cinéma. Hollywood célèbre les victimes d’Harvey Weinstein une fois que celui-ci est tombé, mais continue de faire peser sur les actrices ses diktats esthétiques, qui ravagent leurs visages à coups de bistouri.
Combien d’acteurs sexagénaires distribués dans des rôles d’amants séduisants, quand les femmes du même âge ne jouent plus que des grands-mères sans sexualité possible ? « C’est un stéréotype terrible aussi dans le cinéma français, souligne avec humour l’actrice Emmanuelle Devos. Les rôles de femmes de plus de 60 ans sont soit des miséreuses, soit des désespérées ou encore des sorcières. A 30 ans, vous croquiez encore la pomme empoisonnée, ensuite les films ne vous proposent plus que de la fabriquer… »
Deneuve, elle, a préparé avec soin son entrée progressive dans cette autre période de sa vie. En 1992, Régis Wargnier l’a splendidement conduite vers la cinquantaine, avec Indochine, saga romanesque et politique sur fond de décolonisation. « J’avais dit aux scénaristes : concevons ce rôle comme si on l’écrivait pour un héros masculin. Elle n’est pas forcement sympathique, mais elle survit dans la tempête », se souvient le réalisateur. Ils ont bâti pour Deneuve ce personnage de patronne d’une plantation d’hévéas, qui fouette ses coolies, aime en vain un homme plus jeune qu’elle, et aide sa fille malgré son engagement pour les nationalistes vietnamiens.
Sa façon de défendre la liberté des femmes
C’est le début d’une longue série qui a amené Deneuve à jouer des femmes avec de jeunes amants (Le Vent de la nuit, de Philippe Garrel, 1999) – auparavant, elles n’existaient quasiment pas au cinéma –, des épouses d’industriels prêtes à reprendre avec succès l’entreprise de leur mari et à retrouver un amour de jeunesse (Potiche, de François Ozon, 2010), des grands-mères qui séduisent encore (Elle s’en va, d’Emmanuelle Bercot, 2013).
Marlène Dietrich s’était retirée du cinéma et vivait quasi cloîtrée dans son appartement de l’avenue Montaigne, à Paris, parlant à ses visiteurs cachée derrière une porte pour qu’ils ne la voient pas. Ce n’est pas Catherine Deneuve qui se retirerait ainsi de la vie et du cinéma. Sur les plateaux, elle arrive toujours avec son armada personnelle : coiffeur, maquilleur, costumières. Elle connaît les cadrages et les lumières qui lui conviennent, préfère ne plus tourner les matins où elle se croit moins à son avantage. Mais elle ne renonce à aucun rôle, accepte d’avoir les cheveux blancs (La Dernière Folie de Claire Darling, de Julie Bertuccelli, en 2020) ou d’évoquer face caméra son âge (comme dans La Vérité, de Hirokazu Kore-eda, en 2019).
C’est sa façon à elle de défendre la liberté des femmes. Et, paradoxalement, après avoir suscité tant de passions masculines, c’est à cet univers féminin qu’elle est restée fidèle. Au duo irrésistible et indissociable formé avec sa fille, Chiara Mastroianni. A ses souvenirs de fille parmi trois sœurs. Lorsqu’elle rêvait d’amour sans s’imaginer encore en divinité du cinéma.